Il y a 10 ans les Français rejetaient à 55% par référendum le projet de traité constitutionnel européen. Une large majorité des électeurs de gauche, dont 56% des électeurs socialistes, avaient constitué le premier des contingents du NON, bien loin des caricatures sur les motivations xénophobes et nationalistes prêtées aux partisans du NON.
La direction du Parti Socialiste, qui avait organisé une campagne caricaturale pour le référendum interne quelques mois plus tôt et une fraude massive pour obtenir l'accord de 58% des militants socialistes, était désavouée par son électorat. De nombreux militants, qui avaient été contraints de voter OUI dans le parti, avaient voté NON dans les urnes républicaines. Si la majorité des cadres et dirigeants socialistes qui avaient milité en interne pour le NON s'étaient astreints au silence durant la campagne référendaire, les médias avaient retenu les prises de positions publiques de Laurent Fabius et la campagne militante organisée par Henri Emmanuelli et Jean-Luc Mélenchon contre la position officielle du PS. Certains militants socialistes du OUI, toujours amers, le rappellent régulièrement pour psalmodier qu'il faut respecter le vote des militants, sans jamais se soucier que le vote militant est régulièrement contourné voire nié pour servir des intérêts et des positions qui vont dans leur sens... La mémoire et l'éthique sont évidemment sélectives.
Pourtant, ce ne sont pas les interventions publiques du trio Fabius, Emmanuelli et Mélenchon, qui avait fait basculer l'électorat de gauche, traversé par un courant profond d'hositilité à un traité mal écrit. Le choix avait été longuement mûri au regard des graves dérives contenues dans le texte :
- Dans la partie III du texte, une sancturation de l'orientation libérale et antisociale des politiques européennes, multipliant dans le même sens les contraintes imposées aux Etats pour les empêcher de mener une "autre politique". Cette partie avait été rajouter d'autorité par Valéry Giscard d'Estaing, président de la convention européenne, sans consulter la convention à ce sujet ;
- Un renforcement de l'autonomie de la BCE, restreignant son rôle à la lutte contre l'inflation pour assurer la seule stabilité de l'euro ;
- la référence à la "concurrence libre et non faussée" comme règle économique indépassable dans l'Union ;
- Une partie IV, qui fixait les règles de révision des traités, rendant quasiment impossible tout changement ultérieur ;
- quelques pépites dans les parties I et II, comme l'affirmation que l'OTAN était l'alliance militaire de référence de l'Union européenne.
On sait depuis ce qui est advenu : rejeté par les Français et les Néerlandais, le traité fut à nouveau présenter sans grande modification sous le titre de Traité de Lisbonne, pour être ratifié par le Parlement avec le soutien de l'immense majorité des parlementaires socialistes et UMP. Le Parlement et les appareils politiques mettaient le peuple en minorité.
Puis Angela Merkel et Nicolas Sarkozy rédigeait le traité pour la stabilité, la coordination et gouvernance, instaurant la "règle d'Or budgétaire" aggravant les critères de convergences du traité de Maastricht ; en juin 2012, François Hollande acceptait la ratification du traité Merkozy sans chercher à le renégocier alors qu'il s'y était engagé devant les électeurs. Le TSCG était finalement ratifié par les parlementaires français. Une fois de plus le message populaire et républicain du 29 mai 2005 était contourné et même ignoré.
Nous étions pourtant dans le vrai à l'époque et les faits nous ont donné raison à de multiples reprises.
L'Union Européenne ne disposait pas des outils politiques pour affronter la crise financière de 2007-2008 et les gouvernements européens ont dû faire en catastrophe ; les traités étaient contradictoires avec la nécessité de mener des politiques contra-cycliques face à la crise économique qui suivit. Passés les premiers moments d'urgence, la Commission et une majorité du Conseil ont rapidement exigé un retour à la normale, imposant de fait des politiques d'austérité violentes aux Etats membres les plus frappés par la crise, empêchant les Etats - comme la France - de mener une politique de relance même limitée. La croissance économique a été anémiée dans toute l'Europe et nous ne sommes toujours pas sortis d'affaire.
La Banque Centrale Européenne était pieds et poings liés face à la crise économique et monétaire : pour l'affronter, trop tardivement d'ailleurs, elle a dû agir, et agi toujours d'ailleurs, hors du cadre des traités existants, donc en parfaite illégalité, comme le prouve toutes les mesures prises par Mario Draghi depuis qu'il en a pris la présidence, jusqu'aux fameux quantitative easing... Toutes évolutions désormais revendiquées par le gouvernement français, alors que son abdication devant les conditions de la Commission européenne a plutôt retardé les choix salutaires pris par la BCE version Draghi. Voilà une démonstration évidente de l'absurdité des règles contenues dans le TCE, le traité de Lisbonne ou le TSCG.
Dans le même temps, les citoyens européens peu associés à la vie politique européenne se sont détachés de plus en plus de l'idéal européen ; leurs choix démocratiques et la souveraineté populaire étaient niés, illustrant qu'il n'y a pas d'autre politique possible dans l'UE ; la crise financière, économique et sociale, rendue plus longue et dure par les choix de l'UE et de ses Etats membres, induits par les obligations inscrites dans les traités, ont alimenté un ressentiment social croissant vis-à-vis de l'Europe qui se traduit trop souvent par la montée de l'euroscepticisme, des formations populistes, nationalistes et xénophobes. Rare sont les pays, comme la Grèce, l'Espagne, l'Irlande ou le Portugal (pourtant les plus touchés par les logiques austéritaires), où c'est la gauche critique, mais restant attaché à une forme de construction européenne, qui tire profit des fautes des conservateurs, des libéraux et des sociaux-libéraux.
Pire encore, ces traités ont fermé la porte à la perspective si ce n'est fédérale, tout du moins d'une démocratie européenne, qui permettrait de rétablir une souveraineté populaire à l'échelle européenne alors qu'elle a été rognée à l'échelle des nations et des Etats-membres. Les institutions les plus fédérales de l'Union sont toutes soumises à des règles technocratiques inspirées par un ordolibéralisme qui a pour objectif de tenir les citoyens à l'écart des "choses sérieuses".
Le sursaut démocratique paraît dans le cadre des institutions actuelles improbable, car les règles de révision des traités sont particulièrement contraignantes, ce qui relativise tout à la fois les espoirs de réformes eurosceptiques de David Cameron, d'un côté, et surtout anéantit l'espérance d'une démocratie européenne, de l'autre.
10 ans après l'idée de l'unité européenne est plus mal en point que jamais. Nous ne pourrons en sortir que par un lent processus de refondation des gauches européennes qui devra permettre le dépassement de l'actuelle social-démocratie agenouillée devant l'ordo-libéralisme. Il faudra vraissemblablement passé par des moments d'affrontements et de catharsis pour avancer réellement et sortir de l'ornière dans laquelle la construction européenne s'est enlisée.
Le chemin va être long, il risque d'être terrible pour beaucoup d'Européens.
Frédéric FARAVEL