L’Europe compte depuis samedi dernier un leader «radical» de plus : Jeremy Corbyn, qui a été élu chef du Parti Travailliste britannique par 60% de ses adhérents. Ce vote donne une autre dimension à ce qui (pour certains) avait commencé comme une mauvaise blague : les 23,5% de voix du Mouvement Cinq étoiles aux élections législatives italiennes de 2013. Cette surprise, qui a été unanimement portée au compte du «populisme», s’est transformée en fait politique avec la victoire du SNP en Ecosse, puis avec celle de Syriza en Grèce et les succès de Podemos en Espagne. Bien sûr, chacun de ces cas est différent : création d’un nouveau parti en Italie et en Espagne ; alliance inédite de partis de gauche en Grèce ; changement au sein d’un parti traditionnel en Angleterre et en Ecosse. Ils sont pourtant tous l’indice d’un mouvement qui gagne les pays démocratiques : la volonté des électeurs de reprendre en main la définition de l’orientation politique des partis pour lesquels ils votent au lieu d’attendre que des dirigeants leur présentent un programme qui, pour drainer large, ne répond aux préoccupations de plus grand monde. Ce qui vaut pour la gauche comme pour la droite (Tea Party aux Etats-Unis, UKIP en Grande Bretagne, Alternativ für Deutschland en Allemagne ou l’extrême-droite dans les pays nordiques).

Ce qui apparente l’élection de Corbyn à la tête du Parti travailliste à ce qui se passe ailleurs en Europe, c’est le fait qu’elle résulte d’une réforme du mode de scrutin. En effet, à un système de collèges électoraux qui réservait la désignation du leader à une négociation entre syndicats et parlementaires (les adhérents et militants disposant d’1/3 des voix), la direction sortante du parti a substitué un système égalitaire (une voix un vote) et, en fixant le coût de l’adhésion à 3£, a permis le triplement du nombre des votants. Et le triomphe de celui qui a fait entendre les revendications portées par ces nouveaux inscrits – jeunes, activistes et laissés pour compte des politiques de privatisation et de paupérisation – que l’establishment politique (conservateur comme travailliste) continue à tenir pour dépassées ou ringardes.

De façon attendue, la victoire de Corbyn a été présentée comme celle du populisme. Or qu’y-a-t-il de populiste dans le projet qui a été adopté ? Vouloir orienter la politique économique vers les classes populaires en faisant émettre de la monnaie par la Banque d’Angleterre ; taxer les riches et l’activité financière ; renationaliser les lignes de chemin de fer ; rendre les études abordables à tous ; arrêter le dépeçage du service public de l’éducation ou de la santé ? L’accusation de populisme tient en un argument : soutenir des idées qui vont à l’encontre de celles défendues par les députés du Parti. Et pour ses caciques, il ne fait pas de doute que les propositions farfelues de Corbyn vont le priver de toute représentation parlementaire pour de longues années. Mais si tel est le prix qu’il faut payer pour entendre enfin un discours qui plaide en faveur du rétablissement d’un peu de justice sociale et s’oppose frontalement à l’affirmation de la rationalité ou de l’inéluctabilité des recettes du libéralisme, il vaut sans doute la peine d’être payé ont pensé les nouveaux «occupants» du Parti travailliste. Est-ce vraiment là faire acte de populisme ?

Les Anglais viennent donc de réaliser une première : des citoyens ordinaires ont repris le contrôle d’un parti en portant à sa tête une personne qui prône un programme qui remplit les attentes et les espoirs qu’ils sont fondés à mettre en lui. Ce résultat est un nouvel indice du fait que le modèle pyramidal de parti qui date du début du XXème est aujourd’hui à l’agonie. Si la professionnalisation de l’activité politique a consacré la puissance de ces machines à sélectionner les élus et à faire voter les citoyens, elle a fini par ruiner la croyance dans l’alternance et à rendre particulièrement pénibles «l’encartement» et l’instrumentalisation des militants. L’élection de Corbyn confirme donc que le temps est à l’autonomie de jugement de citoyens informés qui entendent décider par eux-mêmes de ce qu’est le bien commun et des moyens qu’il s’agit de mettre en œuvre pour le réaliser.

Une nouvelle «offre politique» est en train d’apparaître. Elle n’est pas liée à l’ambition personnelle d’un postulant leader mais vise à pallier le renoncement des partis traditionnels à formuler les problèmes publics qui préoccupent les citoyens. C’est ce qui arrive actuellement en Europe, où les questions de la monnaie, de la souveraineté, de l’austérité, de la croissance, de la démocratie ou du droit des étrangers, trop longtemps tenues sous le boisseau au prétexte qu’elles étaient trop complexes, sont à nouveau portées dans le débat public. Cette nouvelle offre s’accompagne parfois d’un pari : agir autrement en politique, en mettant en place une structure qui soumet le parti et ses mandants au contrôle direct et permanent de ses adhérents, c’est-à-dire faire que la forme donnée à l’activité politique soit partie intégrante du projet qu’elle promeut. Faire vivre la démocratie directe à l’intérieur d’un système représentatif : telle est l’ambition affichée par les «partis mouvementistes» (M5S, Syriza, Podemos, et tant d’autres) qui se présentent comme les héritiers de la vague d’occupations de places de l’année 2011.

Pour juger la nouvelle direction du Parti travailliste, il va donc falloir observer le type d’organisation qu’elle va installer afin de permettre l’expression des revendications anti-capitalistes en son sein et dans la société et de développer les formes d’action susceptibles de les satisfaire. La mue du Parti travailliste ne fait sans doute que commencer (à moins que les pronostics sur le rejet de ce programme et de son porte-parole ne se réalisent ou que des manœuvres d’appareil ne l’écartent). L’avenir de la démocratie radicale est en train de s’écrire, en Grande Bretagne comme en Grèce ou en Espagne. Pendant ce temps, en France, on s’écharpe déjà au sujet des candidatures aux Présidentielles de 2017. Cherchez l’erreur !