La tribune du professeur de philosophie Claude Obadia dans Le Monde que je reproduis ci-dessous est éclairante à plus d'un titre.
Ces derniers mois, le dernier livre de Régis Debray, Le nouveau pouvoir, a lancé un débat sur les fondements philosophiques, culturels et donc confessionnels de la « révolution » néolibérale qui s'impose à travers le monde, alliance de la globalisation financière, de la technocratie et des intérêts des multinationales, nous faisant basculer (définitivement ?) dans une post-démocratie. Le philosophe, dont les réflexions doivent nous interpeler, fait d'Emmanuel Macron l'incarnation d'un néo-protestantisme qui s'accommode bien de cette alliance des technocrates et des milieux d'affaires, qui non seulement se satisfont mais organisent l'impuissance de la souveraineté populaire. Ce n'est pas forcément faux, tant le protestantisme est pluriel et certaines dérives « évangéliques » ou pentecôtistes, s'éloignent des intuitions essentielles de la Réformation. Mais Debray – qui a reçu la contradiction argumentée et sérieuse d'Olivier Abel, rappelant la différence fondamentale entre le Protestantisme européen et ses évolutions américaines, ou celle de Mireille Delmas-Marty, soulignant que la filiation entre Macron et Paul Ricœur est particulièrement sujette à caution tant le premier a revisité à sa sauce le second – systématise l'erreur d'analyse fondamentale de Max Weber sur L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Est-ce le protestantisme qui s'est développé dans des régions et cultures déjà largement gagnés aux évolutions sociales et économiques qui préfigurent notre société ou est-ce le protestantisme qui a facilité la transformation de la société européenne vers le stade capitaliste ? Sommes-nous devant une nouvelle version du dilemme de l'œuf et de la poule ? Une observation attentive des faits historiques et sociaux me fait pencher pour une résolution tranquille de cette interrogation qui n'en est pas une. Dans les sociétés avancées qui voient tout à la fois s'épanouir la Réforme alors que se construit le capitalisme, il existe également les conditions essentielles de sa critique dès l'origine.
C'est l'intuition de Jean Jaurès bien avant même qu'il ne devienne socialiste dans sa thèse sur les Origines du socialisme allemand. Vous verrez à bien des égards qu'il n'était pas seul à porter cette intuition.
Ainsi, quand Emmanuel Macron devant la Fédération protestante de France, pour les 500 ans de la Réformation appelle les protestants français à rester les vigies de la République, il serait bon qu'on lui rappelle les inspirations qui viennent de cette culture pour une République non seulement laïque mais sociale !
Frédéric FARAVEL
Cinq cents ans après avoir diffusé ses quatre-vingt-quinze thèses au sujet des « Indulgences », Martin Luther est toujours d’actualité. Dans une tribune au Monde, le philosophe Claude Obadia remarque qu’il fut peut-être le premier à critiquer le capitalisme et son héritier, le néolibéralisme.
LE MONDE | 27.10.2017 à 18h33 | Par Claude Obadia (Professeur de philosophie à l’université de Cergy-Pontoise, à l’ISC Paris et dans le second degré)
Le 22 septembre, Emmanuel Macron, dans le cadre du colloque organisé par la Fédération protestante de France à l’occasion du 500e anniversaire de la Réforme, appelait l’Eglise protestante à « rester la vigie et l’avant-garde de la République » dans les veines de laquelle, précisait-il, coule le sang du protestantisme.
D’aucuns pourraient penser que le président surestime l’influence de « l’esprit de la Réforme sur notre société ». Mais ce serait ignorer que les forgerons de la République laïque et sociale n’ont cessé de frapper leur ouvrage au coin de la critique protestante de la perversion catholique de la vérité du christianisme.
C’est le cas du philosophe Pierre Leroux (1797-1871), soulignant en 1848 que l’histoire du catholicisme est celle de la dénaturation de l’essence du christianisme. C’est celui d’Edgar Quinet (1803-1875) déclarant, en 1859, que si la Révolution n’avait pas confondu tous les cultes, elle serait sans doute parvenue, en s’appuyant sur le levier du protestantisme, à montrer que l’Eglise catholique est l’ennemie de la « liberté moderne ».
Et c’est encore celui de Jean Jaurès (1859-1914), pourtant catholique de confession, convaincu que c’est le despotisme de l’Eglise qui a non seulement poussé les militants socialistes à se tourner vers le matérialisme, mais a détourné le peuple de la religion, et consacrant à Martin Luther (1483-1546) le premier chapitre de sa thèse complémentaire consacrée aux Origines du socialisme allemand (lien PDF). Que doit au juste l’idéal républicain de justice et de fraternité au fondateur du protestantisme ? Et Luther peut-il encore, aujourd’hui, être actuel ?
Les pensées de Luther
Il y a exactement cinq siècles, le 31 octobre 1517, le moine de Wittenberg affichait ses 95 thèses au sujet des Indulgences, démarche qui le conduisit quelques années plus tard à faire du pape Léon X (1475-1521) la figure de Satan dans l’Eglise. Or, qui veut saisir l’insolence de la pensée de Luther doit précisément revenir à cette fameuse affaire des « Indulgences » qui virent le Clergé vendre des terrains au Paradis.
En effet, comment un chrétien peut-il croire qu’il est possible d’acheter son salut, demande Luther ? Et comment un tel commerce, faisant l’avantage des riches, ne serait-il pas source d’injustices ? La pensée du moine augustin sera ici aussi claire que radicale, notamment dans son Discours à la noblesse chrétienne de 1520. L’argent aliène et corrompt l’homme. Il déshumanise le monde et interdit aux hommes de faire authentiquement société.
Car pour le moine de Wittenberg, la société est une communauté ou n’est pas. On ne peut donc faire société qu’à la condition de pouvoir vivre ensemble sans que les uns soient dominés ou aliénés par les autres. Il en découle que le lien social authentique exclut forcément la domination par l’argent et qu’il n’y a de communauté, et donc de société, que là où la seule monnaie qui vaille est celle de la charité, c’est-à-dire de l’amour désintéressé.
De là, bien sûr, l’acuité du problème politique tel qu’il peut se poser aujourd’hui encore. Car Luther ne croit guère en la bonté naturelle de l’homme. C’est donc une révolution intérieure, possible seulement au prix d’une lutte sans merci, qui pourra venir à bout du mal dont le premier visage est celui de la courbure qui tord l’homme vers lui-même et l’abaisse. Or, cette courbure a un nom : l’égoïsme. Et cet égoïsme, pétri d’orgueil, est la source principale de la cupidité qui, ruinant tout espoir de solidarité, fait obstacle à la société.
Le contraire d’Adam Smith et la main invisible
Ce constat conduit à trois observations. Premièrement, que si l’égoïsme menace la société, seul le partage peut la sauver.
Deuxièmement, que si l’idée socialiste de la société est l’idée d’une « communauté solidaire », alors l’influence de Luther, comme l’a souligné Jaurès dans Les origines du socialisme allemand, ne peut plus faire l’ombre d’un doute.
Troisièmement, que si nous avons l’ambition, aujourd’hui, d’une société authentique, et a fortiori, d’une République en ordre de marche, il est plus que jamais opportun de tirer parti de la leçon de Luther ! Car à la soif du profit comme à l’égoïsme destructeur du lien social, le moine de Wittenberg opposa une vertu qui définit en propre l’idéal républicain.
Cette vertu est celle de l’amour fraternel synonyme de générosité et d’humilité. Et elle est l’exercice même de la vie sociale lorsque en sa réciprocité elle rend possible le don qui n’attend pas de retour et qui, à l’inverse de Satan qui reprend ce qu’il donne, s’oppose ainsi au commerce.
L’idée luthérienne de la société, on l’aura donc compris, exclut par avance la société de la « main invisible » d’Adam Smith. La raison en est simple. Une société dans laquelle on ne donne que pour recevoir n’est pas une véritable société. Car il ne suffit nullement d’accorder entre eux les égoïsmes individuels pour les abolir ! La société de marché n’existe donc pas ! Or, n’est-ce pas cette illusion que Marx et Jaurès n’auront de cesse de dénoncer ?
Marx d’abord, qui dans ses Manuscrits de 1844 affirme que l’argent est « la puissance aliénée de l’humanité ». C’est d’ailleurs pour cela que, très sérieusement, il imagine une société dans laquelle les échanges seraient bien monétaires mais la monnaie d’un type inouï, qui exclut l’argent : l’amour. Jaurès ensuite, convaincu, dans La question religieuse et le socialisme, que c’est bien une « société sans société » qui définit les termes du défi que les socialistes républicains ont pour vocation de relever. Par où l’on voit, en fin de compte, deux choses.
Premièrement, que l’idée de la société comme communauté solidaire, idée qui définit la critique socialiste du capitalisme, est peut-être bien née avec Luther qu’il convient de méditer afin d’instruire, aujourd’hui, une théorie critique du néolibéralisme qui ne peut, à lui seul, constituer un projet de société pour le monde qui vient.
Deuxièmement, que si Emmanuel Macron a raison d’affirmer que le sang du protestantisme coule dans les veines de la France, il faut ajouter qu’il le peut parce qu’il a d’abord coulé dans celles du socialisme républicain. Puisse la France se libérer de l’illusion que le marché fonde la société et s’ingénier à concilier les impératifs de la croissance et la responsabilité solidaire chère à Paul Ricœur. Alors elle pourra faire couler le sang de Luther dans les veines de la République elle-même.
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