texte initialement publié le 20 janvier 2018 sur le site de "Nos Causes Communes" : https://bit.ly/2umm7Jl
Le constat est répété à l’envie depuis de longue année, la construction européenne se fait sans associer les peuples, qui s’en détournent peu à peu, comme le démontre à chaque élection du Parlement européen le taux d’abstention ou la progression (inégale il est vrai selon les pays) des forces politiques europhobes, populistes ou national-populistes.
Les traités européens qui se sont succédé depuis la chute du mur de Berlin ont en effet multiplié les transferts de compétences et de souveraineté des États-Nations vers des institutions supra-nationales, qui n’ont pour la plupart aucun compte à rendre devant les citoyens. Ainsi une partie de la gauche et des socialistes dénoncent depuis plus de vingt ans désormais l’indépendance de la Banque Centrale Européenne et l’insuffisance de pouvoirs réels du Parlement européen, devenu le symbole d’une perte de souveraineté populaire à l’échelle nationale jamais regagné à l’échelle européenne, tandis que l’autre partie a clairement abdiqué devant la logique ordo-libérale.
La loi du plus fort et la loi du chacun pour soi se sont introduites dans la logique du projet européen, dont l’inspiration d’origine est pourtant que l’Union fait la force. Une somme règles communes n’a jamais bâti de conscience commune ; et même, une somme de valeurs partagées n’a jamais suffi à faire émerger un intérêt commun. Réduite à ses règles ou à ses valeurs, l’Europe est statique, elle stagne dans son économie, plonge dans ses inégalités, et se paralyse dans l’ordre international.
Lorsque les failles de l’architecture économique et monétaire de l’union européenne et de la zone euro furent mises au jour par la crise financière de 2008-2009, la réponse des gouvernements européens conservateurs et libéraux fut de graver dans le marbre les politiques d’austérité au travers du TSCG, baptisé traité Merkozy, et depuis complété au parlement européen par les directives Six-pack et Two-pack. C’est sur ce dossier même que l’orientation du quinquennat de François Hollande s’est sans doute jouée dès les premières semaines, le Président de la République nouvellement élu refusant de renégocier ce traité, comme il s’y était engagé devant les Français, pour négocier des délais supplémentaires afin de se conformer aux mécanismes de contraintes budgétaires que nous avions dénoncé durant la campagne électorale.
Les différents développements de la crise grecque depuis 2009 ont démontré à l’extrême la perversion de la dérive ordo-libérale de la construction européenne : des cures d’austérité sans précédent qui aggravaient les difficultés du pays et saignait à blanc le peuple grec. Lorsque Syriza a remporté les élections de janvier 2015, nous espérions dans une évolution du rapport de force, d’abord pour mettre un terme aux supplices infligés aux Grecs et ensuite et à plus long terme pour réorienter l’Union européenne. Mais six mois plus tard, le gouvernement Tsípras était contraint par l’eurogroupe d’accepter une nouvelle cure d’austérité enfermant la Grèce dans une logique de récession.
Le gouvernement grec n’a pas reçu le soutien qu’il aurait pu espérer des gouvernements de gauche en Europe. La position de la France n’a consisté qu’à maintenir le lien et les négociations quand les pressions pour un Grexit brutal étaient trop fortes, mais son message peut se résumer à ceci : accepter les « règles du jeu » de la zone euro et abdiquer finalement toute prétention à mener une politique économique alternative.
Alors que la crise grecque n’a pas trouvé d’issue réelle, la question qui se pose est la suivante : est-ce qu’on peut concevoir aujourd’hui une politique alternative dans le cadre européen tel qu’il est ? À la fois une alternative au niveau national, alors qu’on est pris dans un réseau de contraintes liées à notre appartenance à l’Union ; et à la fois une alternative au niveau européen, si plusieurs États membres se coordonnent pour infléchir la construction européenne, est-ce que le cadre actuel le permet ? C’est à cette question majeure que la gauche et les socialistes doivent aujourd’hui apporter une réponse car elle détermine la question de la souveraineté populaire, au moment où l’orientation ordo-libérale de la construction européenne semble impliquer un passage durable dans une période post-démocratique.
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Pour renouer avec l’idée européenne originelle, celle qui faisait sa dynamique et sa plus-value, il y a un ADN à retrouver : celui d’une gauche volontariste pour une France volontariste dans une Europe volontariste. Une Europe indépendante dans sa politique étrangère, protectrice économiquement, socialement solidaire. L’Europe des règles a fait long feu, c’est à une Europe de l’intervention, en somme, une Europe des projets, qu’il faut désormais s’atteler.
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Dans toute démocratie, la question de la souveraineté populaire est première ; sa garantie doit être la priorité des socialistes ; répondre au sentiment de dépossession démocratique de nos concitoyens français et européens est un impératif vital. Le fait que la construction européenne soit aujourd’hui vécue comme une perte de maîtrise collective de nos destins joue un rôle prépondérant ; les transferts massifs de compétences et de souveraineté des États membres vers des institutions supranationales, sans réelle reconstitution de souveraineté populaire et de contrôle démocratique à l’échelle européenne, est l’un des nœuds du problème. Mais l’indépendance totale de la BCE ou de la CJUE n’est pas seule en cause ; les règles budgétaires et financières, définies dans le traité de Lisbonne, le TSCG, le 6-pack ou le 2-pack entre autres, condamnent les États membres aussi bien que l’union à une logique ordo-libérale et austéritaire, qui rend les alternances électorales le plus souvent illusoires.
François Mitterrand avait fait le pari avec le Traité de Maastricht qu’une fois les concessions faites à l’Allemagne réunifiée pour l’arrimer à la construction européenne (indépendance de la BCE, critères de convergence et non de gestion pour parvenir à l’UEM), ses successeurs français et européens compléterait le dispositif politique : cela n’a pas été fait par paresse ou par acculturation volontaire. Il faut reprendre l’ambition de départ : En lieu et place de la mise en œuvre de la « règle d’or » et de sanctions automatiques, il fallait la création d’un conseil macro-économique de l’euro, compétent pour fixer tous les trois ou cinq ans la feuille de route à suivre. Cela demeure indispensable. Un tel conseil pourrait définir le cadre des déficits à ne pas dépasser pour chaque État, en tenant compte et de la situation mondiale, et des différences nationales. Il aurait vocation à organiser un soutien substantiel à la croissance en répartissant la charge et fixant à chacun des objectifs atteignables. Dans ce cadre, les parlements nationaux devraient être consultés et voteraient une loi pluriannuelle de mise en œuvre. C’est l’idée du « gouvernement économique », tout le contraire de la règle dogmatique aveugle.
Ne pas ouvrir ce chantier condamne l’Union à subir l’aggravation des déséquilibres financiers et commerciaux internes entre l’Allemagne et les autres États membres, donc à un risque grave d’implosion de l’euro et de la construction européenne, sans que les conséquences catastrophiques de cet aveuglement soient aujourd’hui quantifiables au plan politique, économique et social. Cela impose de réviser les traités et les directives budgétaires ; tout autre proposition visant à créer un parlement de la zone euro sans toucher au cadre rigide qui l’enserrerait ne serait que poudre de perlimpimpin. Ici la restauration de la souveraineté populaire et l’intérêt macro- économique des Européens se rejoignent.
Être protecteur n’est pas être protectionniste. Les objectifs plus larges du gouvernement économique de l’Europe doivent accorder la priorité à la protection des industries et PME européennes. Deux obstacles majeurs empêchent aujourd’hui de poursuivre cette ambition : un commerce extérieur inadapté, et une fiscalité inadaptée. Comment se fait-il que nos tous partenaires/concurrents économiques soient capables du rapport de force avec la Chine à l’OMC pour qu’elle n’obtienne pas de statut d’économie de marché, quand l’Europe se signale par une docilité coupable ? De l’aveu de la Commission elle-même, son objectif à travers les grands accords commerciaux négociés en série est d’harmoniser les normes. Ce n’est pas un objectif de nature économique ; ce qui les inspire est une crainte de ne plus pouvoir commercer… Le commerce extérieur devient ainsi un instrument pour rabaisser nos normes, limiter la capacité de régulation future de nos États, et commercer sur cette base avec d’autres pays. Quel est le sens de cette braderie ? Si le commerce extérieur de l’Europe, à travers les accords, doit devenir un véhicule, qu’il soit le véhicule de nos ambitions : clause de réduction d’émissions carbones, clause de respect des conventions internationales sur le travail, clause de conditionnalité fiscale ! Ce sont celles-ci qui aideront nos entreprises, qui les respectent déjà massivement, dans le commerce international.
Sans politique industrielle, l’Europe est désarmée. L’évocation d’Airbus et d’Arianespace suscite l’orgueil des européens. Malheureusement ces exemples ne cachent pas que la coopération industrielle est au point mort en Europe, car les ingrédients qui ont fait le succès de ces entreprises ne sont plus là. Les élites ne croient plus au patriotisme industriel et n’imaginent pas un patriotisme européen. Pendant ce temps, un nombre croissant d’États européens s’emploient à ne devenir que des plateformes d’atterrissage de multinationales américaines et chinoises. Les ingrédients indispensables à une politique industrielle européenne doivent être fournis : une augmentation conséquente des budgets des programmes dédiés à la recherche (Horizon 2020), des fonds d’investissement avec garantie de prêts spécifique à des filières, et l’action résolue de quelques grands États pour des fusions stratégiques entre européens.
Lutter contre l’austérité n’est pas un « marqueur » ou une valeur culturelle, c’est une nécessité économique et sociale. Politique également, car dès lors qu’un gouvernement assumera clairement un rapport de force pour exiger une Europe protectrice des travailleurs, protectrice des consommateurs, protectrice de la sécurité physique, sociale et sanitaire des populations, les raisons de voter pour des partis aux contours mal définis, souvent d’extrême-droite, seront bien moindre. Qu’est-ce que l’austérité ? En somme, il s’agit d’un gigantesque transfert, à toutes échelles : transferts des travailleurs vers les détenteurs de capitaux, du public vers le privé ; mais aussi un transfert du risque : pour garantir le risque financier pris par les marchés et projets privés, on fait absorber ou garantir ce risque par l’État, et par les populations, en les privant de droits et garanties : travail, logement, santé.
Après la paix, c’est l’amélioration de la condition matérielle des peuples qui est à l’origine de la coopération des États ; en un mot, le progrès humain. Or, qu’observe-t-on aujourd’hui ? Cette condition se dégrade pour la grande majorité des européens, et s’améliore substantiellement pour une infime minorité. Notre coopération doit être réorientée vers ces objectifs, sans prétendre qu’il y ait une seule voie pour y parvenir. C’est sur la base de ces seuls objectifs, l’amélioration de l’accès au logement, l’amélioration des soins, l’amélioration du pouvoir d’achat par l’augmentation des salaires et la baisse des dépenses contraintes d’énergies, de transport et d’alimentation, que les pays doivent être jugés. S’il doit y avoir un « pacte budgétaire » en Europe, ce n’est que pour juger de l’avancement des États sur ces sujets fondamentaux.
Depuis près de 30 ans, les inégalités sont reparties à la hausse en Europe, entre les rémunérations du capital et du travail, mais également entre les revenus des travailleurs. Depuis la crise financière de 2008 et la crise des dettes souveraines, ce rythme d’accroissement des inégalités s’accélère. Cette évolution a été démontrée et documentée à l’envi par les économistes. Aujourd’hui près de 24% des citoyens, soit près d’un européen sur quatre, est en dessous du seuil de risque de pauvreté (60% du revenu médian de son pays). Et la jeunesse, même quand elle travaille, est frappée la première : plus de 12% des jeunes travailleurs européen est en dessous de ce seuil. L’avenir est hypothéqué.
L’invocation stérile de « l’Europe sociale » depuis 30 ans n’a pas dépassé le stade des vœux pieux, car ce label peut servir à ne désigner que de vagues chartes des droits sociaux ou des « socles » divers sans portée concrète. La gauche doit mettre en branle une dynamique intransigeante et ne céder rien à la poursuite de résultats concrets pour réduire la pauvreté, les inégalités, et mettre en œuvre les mécanismes d’une solidarité concrète. Ils s’appuieront nécessairement sur une politique fiscale refondée pour assurer l’équité dans l’impôt effectivement payé entre les contribuables, sur la cessation immédiate des politiques de déflation salariale et des projets de dérégulation financière comme l’Union des marchés des capitaux. Enfin les États doivent être prêts, selon des modalités à travers lesquels ils conservent leur souveraineté, à accepter librement des transferts nets entre pays membres, ce vieux tabou européen qui handicape la solidarité.
En matière de « projet européen », le réalisme souvent cède le pas aux bonnes intentions, l’idéal à l’idéologie, et la vigilance, à l’abandon. L’Europe demeure, et demeurera dans le court et le moyen terme, une coopération de nations. Les partis nationalistes n’ont pourtant rien à proposer qu’une nostalgie en matière de nations. Il n’y a pas d’« égoïsmes nationaux » mais des intérêts nationaux : le rôle de l’Union n’est pas de les contrecarrer, mais de favoriser et sublimer ceux qui sont convergents.
Or l’Europe, peut-être bercée par une illusion de « fin de l’histoire » depuis l’effondrement soviétique, voit revenir le germe de la guerre : à ses portes, au Sud d’abord, à l’Est ensuite ; et sur son sol, avec l’importation du djihaddisme. La paix dont nous nous enorgueillissons est bien plus la cause que la conséquence de la construction européenne. Alors que notre continent n’appartient plus aux intérêts géostratégiques premiers des États-Unis et donc de l’OTAN, nous nous apercevons que cette Paix doit peu, trop peu, à notre propre capacité d’assurer la défense de notre intégrité. La plus urgente nécessité est donc celle de notre indépendance : c’est un intérêt que les nations européennes partagent.
Une Europe indépendante est un continent qui dispose des capacités stratégiques suffisant à assurer sa défense. La mise en commun pure et simple de l’outil militaire est une chimère, mais une coopération beaucoup plus étroite, un commandement et des exercices conjoints, une doctrine partagée, enfin des efforts financiers d’au moins 2% du PIB pour tous les pays européens, sont à coup sûr une contribution essentielle à notre indépendance commune.
Une Europe indépendante est une union soudée qui ne laisse pas de prise aux influences extérieures incompatibles avec nos objectifs. Un long alignement a conduit les européens à négliger l’Afrique et la Méditerranée, qui sont à long terme les clefs de notre équilibre régional.
Une Europe indépendante est une terre d’asile sûre de ses moyens. La Haute Représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères a témoigné de l’impression de faiblesse que nous avons laissée aux autres grandes puissances, comme la Russie ou la Chine, en nous montrant divisés, effrayés, désorganisés, devant l’accueil de réfugiés, qui, en outre, fuient la guerre ou la persécution.
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Les socialistes français ont fait l’erreur de considérer l’engagement européen comme un succédané à un internationalisme jamais pensé ; mais que reste-t-il de cette posture lorsque l’idée européenne a été détournée de son sens initial ?… Le PS avait appelé à l’été 2011 à assumer le nécessaire affrontement politique avec les conservateurs allemands. Il paraît aujourd’hui absolument nécessaire d’assumer la confrontation politique avec eux et leurs alliés.
Si les socialistes européens, et parmi eux en premier les socialistes français, veulent sortir de l’impasse politique, il est urgent d’engager un dialogue structurel avec des forces nouvelles à gauche. Nous devons mettre fin au compromis historique avec les anciens démocrates-chrétiens, devenus conservateurs. Il ne s’agit plus simplement d’assurer la co-gestion du Parlement européen, pour un bon fonctionnement des institutions communautaires. Cela mine durablement la lisibilité et la cohérence de nos options politiques, et nous rend plus inaudible encore auprès des électeurs européens. Nous devons lui substituer un rapprochement avec le Parti de la Gauche européenne et les Écologistes. Seule cette option nous permet de rendre crédible la perspective d’une alternative politique sur les enjeux de la construction européenne.
Les débats qui traversent la social-démocratie sur la construction européenne et la possibilité de la réorienter sont également posés chez nos partenaires écologistes, de la gauche radicale ou (post-) communiste : c’est une culture politique dominante dans la gauche radicale européenne, qui craint que toute déconstruction ou la crise durable d’un cadre international ne finisse par profiter à la droite radicale xénophobe. Ainsi l’idéal européen est finalement confondu avec sa traduction institutionnelle existante, alors même que l’écart entre les deux est régulièrement dénoncé.
Évidemment, le temps qu’une alternative européenne de gauche soit suffisamment forte et coordonnée pour imposer une véritable réorientation de la construction européenne et donc un bouleversement profond des traités actuels s’inscrit forcément sur le temps long. Et il n’est pas dit que les peuples européens soient disposés à attendre jusque là. C’est dire l’urgence de la reconstruction d’une gauche socialiste et républicaine puissante en France, capable de reprendre le pouvoir, de développer un discours européen cohérent et d’en tirer toutes les conséquences lorsque le temps de l’action sera venu.
Frédéric Faravel