L'affaire est entendue dans la presse française depuis quelques jours : du fait de la large diffusion d'une fakenews selon laquelle (suite à un raccourci assez ridicule d'un élu du parti de Nicolas Dupont-Aignan) la France par ce traité vendrait l'Alsace-Moselle à l'Allemagne, tout opposant au traité qui sera signé à Aix-la-Chapelle mardi 22 janvier 2019 par la Chancelière allemande Angela Merkel et le Président de la République française Emmanuel Macron serait désormais un dangereux complotiste.
Tout juste a-t-on entendu vendredi 18 janvier Pierre Haski, qui a succédé sur la même ligne à Bernard Guetta dans la chronique de la matinale de France Inter intitulée "Géopolitique", que les deux gouvernements étaient condamnables pour n'avoir toujours pas officiellement publié le texte du traité d'Aix-la-Chapelle, nourrissant ainsi (c'est vrai par ailleurs) les pires théories du complot. Or ne pas publier pose problème non seulement parce que les manipulateurs peuvent s'emparer du vide pour raconter n'importe quoi, mais parce que c'est le symptôme final de la méthode non transparente et non démocratique qui a présidé à l'élaboration dudit projet de traité.
En effet, avez-vous lu le traité ? Savez-vous même seulement où vous pouvez le trouver ? parce que ce texte qui va être signé mardi à Aix-la-Chapelle et que les parlementaires seront amenés à ratifier ou non, sans pouvoir l'amender, ces derniers jusqu'ici n'en ont eu connaissance (y compris les présidents des assemblées) que lorsque des journalistes voulaient bien leur transmettre le texte. Pour les besoins de mon activité professionnelle, j'ai fini par l'obtenir et ça donne l'impression d'un truc caché qu'on se passe sous le manteau. Donc je suis sympathique je vous le joins à la fin de cet article. Lorsque la presse s'énervait contre la fakenews sur la vente de l'Alsace, il n'était pas toujours publié sur le site du ministère des affaires étrangères, du premier ministre ou de la présidence de la République. Nous en sommes arrivés à un point où un traité important sera signé mardi en grande pompe, annoncé à plusieurs reprises depuis la commémoration du cinquantième anniversaire du traité de l'Elysée, sans que les citoyens français ou leurs représentants n'aient été informés officiellement de son contenu [Le site de l'Elysée induit en erreur le visiteur car il indique que l'article sur le traité a été publié le 8 janvier ; or ce traité n'a été mis en ligne sur cette même page que vendredi 18 janvier avec actualisation de la page du 8 janvier].
Alors soyons relativement détendus, personne ne considère qu'il faille remettre en cause l'amitié franco-allemande. Mais ce n'est pas le propos du traité qui ambitionne désormais de franchir une étape décisive dans l'intégration des politiques économiques, sociales, diplomatiques et militaires de la France et de l'Allemagne. Or autant le traité de 1963 signé par Konrad Adenauer et Charles de Gaulle permettait de mettre un terme symbolique à la confrontation entre nos pays et de mettre l'Allemagne sur un pied d'égalité avec la France ce qui était sans doute nécessaire pour entamer la construction européenne, l'ambition du nouveau traité pose de nombreuses questions car le contexte et le rapport de force a changé. En effet, il n'est pas sûr aujourd'hui qu'il soit opportun d'approfondir la fable du couple franco-allemand, quand celui-ci fonctionne depuis plus de quinze ans à sens unique. La France et l'Allemagne ont beau être des voisins pacifiques et aimables dont les liens sont nombreux, il n'est pas possible de dire qu'aujourd'hui les deux pays aient les mêmes intérêts [sur le malentendu du "couple franco-allemand, lire le début de l'excellent article d'Emmanuel Maurel publié le lundi 21 janvier 2019].
Du traité d'Amsterdam au TSCG c'est essentiellement aux exigences allemandes que les "avancées" de la construction européenne ont répondu, sans jamais répondre aux attentes (bien peu défendues par nos gouvernements successifs au demeurant) d'un renforcement des logiques démocratiques et d'arbitrages politiques (lire l'entretien de David Cayla dans Le Figaro sur l'incapacité de l'Union européenne à négocier). N'oublions pas non plus le rapport de force économique et politique qui s'est depuis 1963 largement renversé en faveur de l'Allemagne : le commissaire européen (allemand) Gunther Oettinger a voici quelques semaines à nouveau exigé que des procédures de sanction à l'encontre de la République française pour déficit excessif, après que le gouvernement Macron-Philippe a fait mine de lâcher quelques 10 milliards d'euros pour calmer les "gilets jaunes" quand l'Allemagne enfreint les règles européennes depuis de nombreuses années sans jamais rien craindre (lire l'article de Marie-Noëlle Lienemann) ; la nouvelle présidente de la CDU qui a succédé à ce poste à Angela Merkel et qui lui succédera sans doute à la Chancellerie s'est permis de faire la leçon aux citoyens français (Lire son entretien au journal Le Monde). Il y a donc quelques raisons sérieuses de s'interroger sur l'opportunité d'un tel traité aujourd'hui et surtout sur la pertinence de son contenu.
Dans les faits, l'intégration européenne dans le cadre des directives et traités actuels a aggravé - contrairement à ce qui était "imaginé" - les divergences structurelles des économies européennes, dont l'un des symptômes les plus évidents est la divergence des balances commerciales entre les pays du sud de l'UE et les pays du nord et du centre de l'UE (au premier chef l'Allemagne). De fait, la France et l'Allemagne n'ont pas les mêmes intérêts économiques, notre pays étant à ce titre plus proches structurellement des préoccupations de l'Espagne et de l'Italie. La ratification du traité d'Aix se ferait donc dans une situation durable si ce n'est pérenne de rapport de force défavorable à la France, qui aurait sans doute plus intérêt à coordonner sa position avec l'Espagne et l'Italie qu'avec l'Allemagne. Cette ratification impliquerait que la France renforcerait au sein de l'UE la position déjà hégémonique de la RFA, voire finirait au même titre que les Pays-Bas, le Danemark ou la République tchèque dans son hinterland économique.
texte du projet de traité d'Aix-la-Chapelle, tel qu'il m'a été transmis mercredi 16 janvier 2019
Ce Traité vise à faire converger les économies et modèles sociaux de la France et de l’Allemagne : « Ils s’efforcent de mener à bien l’achèvement du Marché unique et s’emploient à bâtir une Union compétitive (…) promouvant la convergence économique, fiscale et sociale » (art.1). La priorité franco-allemande au sein de l'Union européenne est-elle l'achèvement du marché unique ? La priorité française au demeurant doit-elle seulement l'être quand on voit à quel point le résultat des logiques de la construction européenne fondée sur le marché unique ont conduit à une surdomination allemande ? Au regard du rapport de force politique actuelle, la convergence des normes se fera vers le bas : c'est la logique allemande entamée avec Hartz IV et qui a entraîné une logique de descente des droits sociaux et économiques pour tenter de reconquérir en vain un peu de compétitivité. C'est en tout cas le prétexte choisi pour porter les lois Macron et El Khomri puis les ordonnances travail. Austérité budgétaire et lois Hartz définissent le modèle économique et social allemand : il n’est pas souhaitable que la France se rapproche de ce modèle. Est-ce donc une convergence vers les lois anti-sociales de l’Allemagne qui nous attend : jobs à 1€, lois Hartz (durcir l’accompagnement des chômeurs afin de les forcer à accepter un emploi, même sous-qualifié, encourager l’usage des « minijobs », ces emplois à temps partiels précaires plafonnés à 450€, sans cotisation sociales ni retraites)…
L’accord vise à ce que les deux Etats établissent des positions communes en matière de politique européenne et « se coordonnent sur la transposition du droit européen dans leur droit national » (art.2). C'est un évident déni souveraineté et d’édiction de notre politique européenne, ainsi qu'un affaiblissement du pouvoir législatif de chaque pays.
Les articles 4 et 8 imposent des rapprochements sans doute excessifs à ce stade entre la France et l'Allemagne, alors que nos conceptions diplomatiques sont régulièrement assez nuancées l'une par rapport à l'autre, au sein de l'OTAN ou encore à l'ONU. C'est là que l'engagement de faire de l'attribution à l'Allemagne d'un siège permanent au conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies la priorité diplomatique de la France créerait évidemment un précédent caractérisé par l'absence de la plus élémentaire des règles de prudence : tout le monde sait qu'il n'existe pas de rapport de force politique le permettant. On peut considérer que l'existence de cinq membres permanents issus des rapports de force de la seconde guerre mondiale est anachronique, mais si l'Allemagne pouvait avoir des arguments pour y accéder en 2019, combien d'autres Etats pourraient faire valoir 1- qu'il n'est pas tolérable que trois pays européens siègent de manière permanente au Conseil de Sécurité ; 2- qu'ils ont autant d'arguments ou plus que l'Allemagne pour y siéger (ex. si on prenait le critère de la propriété d'un arsenal nucléaire, il faudrait tenir compte de l'Inde, du Pakistan, d'Israël, de la Corée du Nord, mais vraisemblablement pas de l'Allemagne). On voit bien que de cette priorité diplomatique qui ne rencontrera que frustration ne fera que débouché sur une autre : le partage du siège permanent de la France avec l'Allemagne (qui décide ensuite, qui définit, etc. ?) puis sa confiscation par une Europe diplomatique qui n'existe pas.
Ce Traité vise à resserrer les liens entre les citoyens et les entreprises de part et d’autre de la frontière, ainsi, « les deux Etats dotent les collectivités territoriales des territoires frontaliers et les entités transfrontalières comme les eurodistricts de compétences appropriées » (art.13). Or le projet d’accord parlementaire franco-allemand (en pièce jointe plus bas, nous en reparlerons) impose à l’Assemblée nationale et au Bundestag de favoriser le développement de la coopération transfrontalière en harmonisant et en simplifiant le droit en vigueur « Lorsqu’il n’est pas possible de surmonter autrement les obstacles juridiques entravant la réalisation de projets transfrontaliers communs, l'Assemblée nationale et le Bundestag promeuvent l’adoption de dispositions permettant de déroger aux règles du droit national » (art.14).
Le chapitre 6 précise l’organisation que cette coopération renforcée prendra : Des réunions entre les gouvernements des deux Etats ont lieu au moins deux fois par an ; adoption par le Conseil des ministres franco-allemand d’un programme pluriannuel de projets de coopération franco-allemand ; un membre du gouvernement d’un des deux Etats prend part une fois par trimestre au moins et en alternance au conseil des ministres de l’autre Etat (art.24) ; désignation de secrétaires généraux pour la coopération franco-allemande s’assurent du suivi et des progrès accomplis (art.25). En prévoyant que le droit français et un droit étranger doivent s’élaborer ensemble, ce Traité envisage des limitations de souveraineté inquiétantes. Ce Traité, qui propose une quasi union politique et juridique avec l’Allemagne, représente une limitation historique du rôle du Parlement et de la souveraineté nationale plus largement. Ce Traité est marqué par une absence totale de remise en question des règles qui régissent l’UE à l’heure actuelle, ce Traité s’inscrit docilement dans le cadre des Traités européens actuels. Pourquoi pas une coopération avec d'autres Etats que l'Allemagne (Italie, Espagne, Portugal, Grèce) ?! Cette façon de penser l’Europe comme devant être dominée par les oligarchies germano-françaises est extrêmement problématique.
Or lorsque je parle ici de souveraineté nationale, ce n'est pas par un attachement romantique à la Nation française qui serait plus "aimable" à mes yeux qu'un autre nation, c'est la souveraineté nationale est le cadre de la souveraineté populaire : c'est-à-dire le seul endroit où les citoyens prennent par le vote des décisions démocratiques en élisant leurs président de la République, en vivant sous une constitution qui a été sanctionnée par le peuple français, en élisant leurs représentants chargés de voter les lois et contrôler le gouvernement. Jusqu'à preuve du contraire, les citoyens français ne peuvent trouver comme citoyens européens aucune disposition équivalente à l'échelle européenne, on peut d'ailleurs le regretter, quelles que soient les regrettables limitations de leur souveraineté démocratique qu'impliquent à la fois le parlementarisme rationalisé et les transferts de compétences et de souveraineté qu'ils ont concédés à l'Union européenne.
L'accord parlementaire hors traité entre l'Assemblée Nationale et le Bundestag vise à mettre en place une assemblée parlementaire franco-allemande hors traité d'Aix-la-Chapelle qui aurait pour "rôle de veiller à la bonne exécution des décisions du conseil des ministres franco-allemand et de porter dans les Parlements nationaux les lois utiles à une meilleure coopération entre les deux pays". On pourrait considérer que c'est donc un outil aussi nécessaire qu'utile une fois que le traité d'Aix-la-Chapelle aura été signé. Or cette assemblée pose deux principaux problèmes : elle est uniquement consultative et propositionnelle ; en partie chargée d'une mission de contrôle de l'exécutif qui est celle du Parlement dans son ensemble, elle prétend donc remplir cette mission sans tenir compte en aucun cas du Sénat, ce qui contrevient à la réalité institutionnelle française. Certains considéreront que le Sénat est anachronique, cependant conjoncturellement on a pu constater son utilité du fait du contrepoids qu'il représente par rapport à l'Assemblée Nationale et de sa diversité politique interne. Il faut dénoncer le déséquilibre institutionnel et l'accroc au bicamérisme que cela représente. L'argument de l'impossibilité d'associer le Bundesrat en miroir si le Sénat rentrait dans le jeu n'est pas pertinent car cette assemblée n'est pas considérée comme strictement parlementaire...
Il y a un déséquilibre institutionnel de fait entre la France et l'Allemagne tenant aux prérogatives énormes de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. En l'état, l'adoption du traité d'Aix impliquerait pour aboutir à la systématisation de positions communes au sein de l'UE et d'évolutions législatives dans nos deux pays d'être de fait soumis aux arbitrages de la Cour constitutionnelle allemande sans qu'il y ait possibilité de réciprocité du côté français. Il y a donc ici peut-être (je ne suis pas suffisamment compétent en la matière) un biais pour suggérer que la ratification du traité nécessiterait éventuellement une révision de la constitution française, donc un Projet de loi constitutionnelle impliquant un vote conforme des deux assemblées et une majorité des trois cinquièmes du parlement.
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En l'état, ce traité ne peut être ratifié et nous devons engager une campagne contre lui et pour qu'il soit soumis à référendum. Ce doit être un engagement qui doit pouvoir rassembler la gauche qui pourrait enfin se dégager des derniers restes d'euronaïveté. Au regard de la défiance diffuse des citoyens avec la construction européenne, et plus particulièrement du sentiment de déni démocratique qu'a représenté le contournement du vote référendaire sur le projet de traité constitutionnel européen, il semble illusoire de penser que l'on puisse au demeurant aujourd'hui ne pas rechercher l'aval du suffrage universel pour ratifier des traités dans le cadre européen, qu'ils concernent les affaires de l'Union proprement dite ou qu'ils aient été négociés par l'UE (c'est le cas du CETA ou du JEFTA). Le traité d'Aix-la-Chapelle propose à la France de fuir en avant en s'alignant sur l'Allemagne pour approfondir l'Union européenne, cela revient donc à proposer d'aggraver encore la logique ordo-libérale qui avait été exigée par la RFA et à renforcer encore sa mainmise économique donc politique sur l'Union. Un tel choix ne peut plus se faire sans le peuple.
texte de l'accord parlementaire entre l'Assemblée nationale et le Bundestag, tel qu'il m'a été transmis mercredi 16 janvier 2019