un exercice de marketing politique vide de sens pour que rien ne change vraiment
Le Prince Président Emmanuel Macron, après avoir donné un entretien exclusif à une chaîne TV italienne, vient comme c'était annoncé de publier une tribune dans la plupart des quotidiens nationaux européens et une bonne partie de la PQR française. On pourrait déjà s'étonner que le Chef de l’État français s'institue ainsi comme directeur de campagne de son parti politique et des Libéraux européens : il y a ici évidemment un dévoiement de la fonction et un conflit d'intérêt majeur, déjà visible dans cette campagne électorale déguisée qu'est le "Grand Débat National", il faudra donc demander que les dépenses effectuées par l’Élysée soient intégrées aux compte de campagne de LREM et du MODEM... mais nous passerons sur la forme pour nous consacrer au fond de cette tribune qui est également publiée sur le site de la présidence de la République.
Dénoncer le repli nationaliste quand les politiques libérales qu'il a soutenues voire inspirées et conduites dès 2012 (ou même avant avec la commission Attali) ont créé les conditions de son émergence serait risible, si cela ne représentait pas une stratégie cherchant à valoriser le pire pour nous vendre le moindre mal : on connaît déjà le résultat que nous obtiendrons avec ce chemin ; à la fin, ce sont les nationalistes, les xénophobes, les fascistes qui triompheront et l'idée européenne qui se sera effondrée.
Reprenons donc le plan qu'il nous donne.
« Défendre notre liberté »... Il est surprenant qu'Emmanuel Macron nous parle de sujets périphériques concernant les libertés publiques. S'inquiéter des cyberattaques qui pourraient mettre en cause nos processus électoraux est sans doute louable - au demeurant le projet de loi anti fake news présenté par son gouvernement n'était qu'une manœuvre visant à contrôler l'information - pourrait être louable, si les attaques contre les libertés publiques et individuelles ne venaient pas du cœur de l'Union européenne : les menaces sur les droits des citoyens (liberté d'opinion et de manifestation), la liberté de la presse ou les politiques visant à restreindre les droits des femmes sont l'effet de décisions prises par des gouvernements européens en Roumanie, Bulgarie, Pologne, Hongrie ou en Slovaquie, sans qu'il en soit désormais question dans les propos du Président. Limiter la lutte contre les discours de violence et de haine à l'internet revient également à réduire le champ de la lutte plus large contre le racisme et l'antisémitisme – au moment où semble ressurgir un révisionnisme d’État – qui nécessiterait un travail européen concret en terme d'éducation et de législations communes ; il est vrai que le gouvernement Macron y voit en France plus un prétexte à instrumentalisation pour stigmatiser ses opposants politiques qu'un chantier concret.
Qui peut considérer sincèrement que le Prince Président et ses alliés ont encore une quelconque crédibilité dans ce domaine ? Emmanuel Macron et LREM ont fait entrer dans le droit commun l'état d'urgence, entérinant ainsi une grave réduction des libertés publiques, sans même que cela apporte de l'efficacité dans la lutte contre le terrorisme. Quelle crédibilité encore lorsqu'Emmanuel Macron propose toujours une réforme constitutionnelle qui vise à abaisser le Parlement français et à renforcer le pouvoir de l'exécutif. Qui peut croire encore que le sujet soit sérieux sous la plume du Prince Président quand celui-ci est enferré avec tout le staff de l'Elysée dans un scandale d’État avec l'Affaire Benalla et que son conseiller le plus impliqué vient de quitter les services du Président pour s'occuper des élections européennes ? Depuis près de 4 mois, l'exécutif français démontre chaque jour dans la crise des "Gilets Jaunes" une volonté de répression qu'on n'avait rarement vu depuis la fin de la Guerre d'Algérie : violences policières organisées – notre pays vient d'être rappelé à l'ordre par le Conseil de l'Europe sur l'utilisation des flash balls –, justice expéditive et politiquement orientée, et adoption d'une loi ad hoc (reprise à la frange la plus radicale de la droite, qui n'en croyait sans doute pas ses yeux) pour restreindre la liberté de manifestation.
La saillie sur les financements étrangers des partis politiques européens est savoureuse quand on peut commencer à se demander si les 2,3 millions d'euros de contrats russes passés par l'ancien membre de la chefferie de cabinet de l'Elysée n'ont pas un lien quelconque avec le financement du parti de la majorité présidentielle. Plus sérieusement, quand on constate à quel point les partis politiques ont aujourd'hui des difficultés pour ouvrir des comptes bancaires et se faire accorder des prêts pour financer leurs campagnes électorales, il serait donc souhaitable d'offrir aux partis politiques (dont le rôle est inscrit dans la constitution) les moyens d'assumer leurs tâches en s'assurant d'un financement démocratique et transparent, sujet qui pourrait intéresser l'ensemble des partis européens, pour ensuite s'assurer que les financements auquel certains pourraient avoir recours par défaut ne les exposent pas à une tutelle de "puissances étrangères".
« Protéger notre continent »... La proposition de remettre à plat les accord de Schengen se limite à une déclaration de principes inopérante : on n'y trouve aucune orientation concrète pour rendre effectifs des dispositifs qui existent déjà comme Frontex ; aucun contenu et aucune stratégie nouvelle, car chacun sait qu'aucun pays de l'Union – pas même la France – n'a l'intention de transférer à l'UE une souveraineté majeure, le contrôle de ses frontières. Des politiques européennes coopératives seraient ici à la fois plus solidaires et plus efficaces.
La formulation sur l'enjeu des « migrations » est ambiguë : on ne comprend pas bien ici ce qui mettrait en cause les « valeurs » européennes – la façon dont l'Europe (et la France) maltraite aujourd'hui les migrants ou si, plus pernicieusement, dans son esprit l'immigration mettrait en difficultés nos « valeurs ».
Lors du débat sur la loi « asile-immigration » du gouvernement Macron-Philippe, l'exécutif a refusé les amendements qui auraient donné à la France la capacité de résoudre un certain nombre d'imbroglios administratifs et policiers dans sa gestion des flux migratoires : aujourd'hui les accords de Dublin transforment les migrants en clandestins quand arrivant dans un État membre, ils rejoignent ensuite par leurs propres moyens celui des États dans lequel ils veulent réellement faire leur demande d'asile. La gauche avait proposé en juin 2018 de revenir au bon sens en permettant à toute personne qui le souhaite (hors territoire national, ou présente en France même si elle est arrivée en Europe par un autre pays) de pouvoir déposer sa demande d’asile en France, cette demande devant être examinée à l’aune des critères habituels de l’octroi du statut de réfugié, sans qu’il soit jamais question d’attribution automatique. L'autre enjeu pour la France ne dépend pas de l'Union européenne : il tient dans le fait que notre pays s'est soumis volontairement par les accords du Touquet aux desiderata sécuritaires et migratoires de la Grande Bretagne conservatrice. Ce n'est pas à la République française de servir de garde frontière du Royaume-Uni et d'empêcher les migrants qui veulent le rejoindre de le faire : il faudra dénoncer ces accords.
Comment croire son plaidoyer pour une « juste concurrence », quand l'Union Européenne poursuit avec son aval une politique dogmatique de libre-échange totalement délétère pour l'agriculture, l'industrie et les travailleurs européens ? Depuis qu'il a été élu Président de la République, Emmanuel Macron a maintenu son soutien au CETA, le traité de libre échange entre l'Union européenne et le Canada signé le 30 novembre 2016. Pourtant en septembre 2017, le rapport de la commission d’experts indépendants en charge de l’évaluation de l’impact attendu de l’entrée en vigueur du CETA sur l’environnement, le climat et la santé a été remis au gouvernement Philippe. Ce rapport relayait les inquiétudes des agriculteurs et ONG européens, qui savent que la libéralisation des échanges agricoles va donner la primeur au moins-disant canadien en matière de normes sanitaires et environnementales : les « exigences moindres » du Canada sur les pesticides, les OGM ou encore les hormones et antibiotiques. Malgré ce rapport, le gouvernement Macron-Philippe n'a rien fait ; pire depuis le 21 septembre 2017, le CETA s’applique donc provisoirement dans l'attente des ratifications parlementaires et le gouvernement n’a toujours pas soumis sa ratification au Parlement français. La Commission européenne avec le soutien du gouvernement français continue depuis sur la même trajectoire ; elle a signé plusieurs autres accords de libre-échange tout aussi inquiétants et poursuit les négociations sur d'autres (JEFTA, accords avec le Mercosur, avec l'Australie, avec la Nouvelle-Zélande ou encore Singapour), qui là – au nom des traités actuels – n’ont pas besoin du vote des assemblées des différents pays. Il est donc nécessaire de modifier les traités européens : rien de cela dans cette tribune.
« Retrouver l'esprit de progrès »... Alors que la politique d'Emmanuel Macron consiste à mettre à mal les fondements de la sécurité sociale en France, son invocation à l'échelle européenne pourrait prêter à sourire. C'est la même conclusion que nous pourrions tirer de sa prétention à revendiquer un « bouclier social », quand il a abandonné toute évolution sérieuse de la directive européenne « travailleurs détachés » dont le nombre a explosé en France ces dernières années : En 2017, le nombre de salariés détachés était de 516.101 (hors transport routier) contre 354.151 en 2016, soit une hausse de 46%, selon des chiffres confirmés par le ministère du Travail (après +24% en 2016 et +25% en 2015). L'accord européen dont il se prévaut ne s’attaque pas à la racine du problème. Si le principe de l’égalité de salaires au sein du même secteur d’activités est rappelé, il n’en est rien pour les cotisations sociales qui demeurent – théoriquement – payées dans le pays d’origine. Théoriquement, car contrôler ce versement en Pologne, en Hongrie ou n’importe où dans les autres pays de l’Union Européenne est quasiment impossible. Et de toute façon, elles sont nettement inférieures dans ces pays en comparaison de la France... la protection sociale aussi. En conséquence, le recours à ces travailleurs détachés reste moins coûteux. Souvent ces travailleurs détachés travaillent bien au-delà du temps de travail légal, le dimanche, etc. Il est extrêmement difficile de vérifier que leurs conditions de travail respectent la loi. Inutile de dire que le nombre actuel d’inspecteurs du travail ne permet absolument pas de faire les contrôles qui s’imposent. Sans compter la rotation des équipes sur les grands chantiers ou dans leurs missions qui complique ces surveillances et la possibilité d’établir des sanctions. Sans un accroissement important du nombre d’inspecteurs du travail, ces dérives avec les travailleurs détachés ne seront pas conjurées. Il est plus que jamais nécessaire que la France oppose à ses partenaires européens une décision unilatérale de suspension de la directive sur les travailleurs détachés, au motif de l’intérêt national.
Les logiques de dumping économique et social ne sont pas remises en cause, pas plus que les logiques ordo-libérales qui contraignent chaque État membre à conduire des politiques d'austérité, des réformes structurelles, que la majorité présidentielle met en œuvre sagement en France, et à ne pas se doter des moyens nécessaires pour respecter les objectifs impérieux de transition écologique. Ne nous leurrons pas sur l'invocation d'un « salaire minimum européen » ; celui-ci est vidé de sens dès le moment où il précise « adapté à chaque pays », car cela signifie l'acceptation d'un maintien d'écart de salaires qui perpétueront un dumping majeur.
Que valent les affirmations sur la lutte contre le réchauffement climatique et la sécurité sanitaire alimentaire quand la France ne respecte pas ses propres engagements dans la mise en œuvre de l'accord de Paris ? La démission de Nicolas Hulot du gouvernement en septembre 2018 a sanctionné de manière rédhibitoire ce qu'il faut penser des engagements écologiques d'Emmanuel Macron : une soumission complète d'un exécutif à une pensée libérale et capitaliste qui ne permettra aucune transformation des modes de production et d'échange, en parfaite cohérence avec le choix idéologique du libre échange dont les conséquences sont également désastreuses pour l'environnement. L'ancien ministre de l'environnement a clairement confirmé la présence et le poids des lobbies au cœur du pouvoir – dont on a pu constater les conséquences au moment de l'adoption de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, promulguée un mois après cette démission. À nouveau, le slogan macroniste #MakeOurPlanetGreatAgain sonne comme un exercice de marketing politique à mille lieues des impératifs d'une écologie populaire.
La tarte à la crème sur la supervision des GAFAM n'est pas plus crédible quand on se réfère à la pusillanimité du gouvernement français face aux exigences allemandes de ne surtout pas déplaire aux géants américains du numérique : le projet de loi sur la taxation des GAFAM en France n'est que la transposition d'un projet de directive en échec au conseil européen dont le contenu avait été profondément expurgé à la demande de la chancellerie allemande.
Enfin que dire du « pacte d'avenir » dont on ne saurait pas même deviner de le contenu dans cette tribune, alors que le gouvernement Macron n'a jamais rien fait pour que l'UE révise les accords de libre-échange totalement inégaux (Partenariat Économique UE/Afrique-Caraïbes-Pacifique) dont l’impact a été terrible sur les économies locales, tout particulièrement l’agriculture.
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N'ayons aucune illusion sur les élections à venir : les députés européens de gauche qu'il faut élire seront au premier rang du combat indispensable contre l'ordo-libéralisme mais ce n'est pas le Parlement européen qui pourra prendre l'initiative de bouleversements en profondeur d'une construction européenne qui pourrait bien crever de leur absence. Ce pouvoir revient au conseil européen donc aux gouvernements des Etats membres, donc potentiellement au gouvernement français. Aujourd'hui, en disant tout et son contraire, en utilisant des mots qu'il vide de sens, Emmanuel Macron fait mine de découvrir que l'Union européenne telle qu'elle est dysfonctionne. Notons que depuis 20 mois qu'il est au pouvoir il n'a pris aucune initiative pour corriger ces dysfonctionnements, qu'au contraire il s'est érigé en élève modèle de la structure technopolitique européenne dont il est l'incarnation française la plus aboutie, et qu'il ne propose rien dans sa lettre aujourd'hui qui permette d'y remédier. Rien que ce constat invalide en soi l'intérêt de sa "démarche épistolaire".
La tribune d'Emmanuel Macron est un texte étrange qui le positionne comme un candidat aux élections européennes ou un directeur de campagne de son parti et de ses alliés européens de l'ALDE. On attendait au contraire d'un Président de la République qu'il adresse avec hauteur de vue les propositions de la France aux autres États membres : Ce serait en effet le rôle de la France de proposer la réorientation radicale de la construction européenne, l'abandon des politiques austéritaires et des principes de la « concurrence libre et non faussée » qui aggravent les inégalités et déséquilibres économiques, et proposer de nouvelles politiques communes. Tel n'est pas le cas : la presse européenne et régionale et le site de l’Élysée diffusent depuis ce matin le programme électoral de LREM et de l'Alliance Libérale dans laquelle s'insère Emmanuel Macron : il n'est pas tolérable que les institutions de la République servent à financer la campagne des amis du Président.