Je reproduis ci-dessous l'entretien donné au Figaro par Arnaud Montebourg. C'est de loin l'analyse politique et pratique (du point de vue de cet art quelque peu oublié depuis quelques temps qu'est "l'exercice de l'Etat") la plus intelligente que j'aie lue depuis plusieurs semaines.
Frédéric Faravel
LA FRANCE D’APRÈS - Tous les jours, Le Figaro interroge une personnalité sur la façon dont elle envisage l'après coronavirus. Pour l'ancien ministre du Redressement productif, la France va devoir retrouver son indépendance économique.
Arnaud Montebourg, 57 ans, est aujourd'hui entrepreneur et fondateur de «Bleu Blanc Ruche», «La Mémère» et «La Compagnie des Amandes», trois entreprises équitables dans l'alimentation. Il a été ministre de l'Économie et du Redressement productif de François Hollande, de mai 2012 à août 2014.
LE FIGARO. - Le premier ministre, Édouard Philippe, a expliqué que la crise actuelle allait «révéler ce que l'humanité a de plus beau et aussi ce qu'elle a de plus sombre». Qu'avez-vous vu pour l’heure ?
Arnaud Montebourg. - La catastrophe que nous traversons est surtout révélatrice de la faillite de la technostructure financière et médicale qui a pris le pouvoir ces dernières années. Utiliser le confinement, que les médecins du Moyen Âge utilisaient pour éviter la propagation de la Peste noire au XIVe siècle, parce qu’on n’a pas été capable d'organiser les outils de production de dépistage massif et de protection par masques qui ont permis en Corée du Sud ou à Taïwan un nombre de morts très faibles et un confinement limité sans dommage économique important, provoque la colère justifiée de nos compatriotes.
Avoir fermé 4200 lits en 2018 dans nos hôpitaux publics, économisé 8 milliards d'euros sur ces derniers en invoquant le fameux «il n'y a pas d’argent magique» face aux mouvements sociaux des blouses blanches encore virulents il y a quelques mois, pour finalement trouver cet argent magique en 15 jours, provoque la violente tristesse de nos soignants. Refuser les apports scientifiques d'un Professeur de médecine marseillais ostracisé par la technostructure, alors que sa solution est prescrite de toutes parts dans le monde, provoque la fureur de nos concitoyens. Je vois surtout la faiblesse et le discrédit profond de ce qui devrait tous nous unir et nous protéger, l'État.
Dès 2011, vous appeliez à la «démondialisation». La crise que nous traversons actuellement est-elle une crise de la mondialisation ?
En 2011-2012, il s'agissait déjà de tirer les leçons de la Grande Récession de 2009 dont nous sommes à peine relevés 10 ans plus tard. Nous savions déjà qu'économiquement, la mondialisation est contagieusement instable. La crise du système financier américain dérégulé et excessivement libéralisé a provoqué une crise mondiale dont nous payons encore le prix. Écologiquement, nous savions également que la mondialisation était dangereuse. Le libre-échange généralisé a mis en compétition acharnée des pays et des modèles économiques qui intègrent des lois environnementales avec d'autres qui les rejettent.
Résultat : la mondialisation délocalise les émissions de CO2, exporte la destruction des ressources naturelles, puisque l'exploitation de la nature conduit à des avantages compétitifs dans un monde qu’on a voulu, à tort, sans frontières.
Et voici que les événements épidémiologiques et sanitaires du Covid-19 montrent à leur tour l'excessive et dangereuse intrication des chaînes mondialisées de production industrielles et humaines.
La France, grande puissance industrielle des Trente Glorieuses, ne sait plus produire les tests biologiques, les masques et les combinaisons de protection, le gel hydroalcoolique et les respirateurs pour ses propres besoins de sécurité sanitaire. Elle a préféré s’en remettre avec désinvolture au marché, laissant ses directeurs des achats publics hospitaliers acheter en Chine plutôt que de défendre patriotiquement l'outil industriel français. La gestion court-termiste d’un système hospitalier placé sous grave tension financière a sacrifié la sécurité sanitaire des Français.
Voilà plus d'une décennie que je défends un programme de démondialisation visant à protéger nos intérêts nationaux.
Comme ministre de l’Économie, cette politique a consisté à défendre parfois âprement le «Made in France». Aujourd'hui, les Français ont compris que la croyance dans la mondialisation est une religion extrémiste avec ses gourous, et que le moment est venu de reconstruire activement notre indépendance, non pas seulement énergétique, mais également technologique et scientifique, alimentaire et agricole, numérique et industrielle. C'est un travail de titan qu'il va falloir accomplir avec les efforts de tous. Mais que de temps perdu !
À ce stade de la crise, quelles sont les choses à améliorer en priorité dans notre pays ?
D'abord, rattraper le retard à tout prix sur les tests de dépistage, les masques et les respirateurs, monter d'urgence des lignes de production, les faire financer par la banque publique d'investissement (BPI), réquisitionner les entreprises de machines-outils pour ce faire, y compris dans l’industrie automobile, faire soutenir par les préfets et labelliser toutes les petites entreprises du secteur textile «Made in France» qui proposent des masques en tissu conformes.
Ensuite, avec l'arrêt brutal de l'économie, et les mesures de soutien qui sont engagées, tous les pays européens vont se retrouver avec un niveau d'endettement privé et public insoutenable.
C'est pourquoi, il ne pourra pas être question de recommencer usque ad nauseam des politiques d'austérité pour effacer les dettes générées par la catastrophe du Covid-19. Il faut d'ores et déjà ouvrir le débat de la monétisation des dettes de sauvetage par la Banque Centrale Européenne comme la Banque d'Angleterre et la Federal Reserve Bank (FED) des États-Unis peuvent le faire et l'ont déjà fait dans la crise de 2009.
À titre personnel, quels enseignements tirez-vous de cette période de confinement ?
Nous réapprenons à vivre beaucoup plus collectivement, là où la société du «moi-roi» semblait n'encourager et n'organiser que la solitude et l'anarcho-individualisme.
Nous goûtons mieux à cette belle partie qui est en chacun de nous qui aime l’entraide, et participe au bien collectif.
L'imaginaire individualiste de l'«Enrichissez vous !» et du «Devenez milliardaires !» est étrillé par celui du «Entraidons-nous les uns les autres» ainsi que les odes quotidiennes à l’amour du service public perdu.
Et concernant la France, quelles leçons pensez-vous, ou espérez-vous, qu'elle en tirera ?
La France devra faire un bilan sincère et sérieux de ses graves faiblesses et chercher en commun les moyens d'y remédier. Notre orgueil national dût-il en prendre un coup, nous n'échapperons pas à un effort de reconstruction nationale, un peu à la façon dont nos aînés se sont retroussé les manches après la guerre en 1945. Après tout, nous avons subi trois déflagrations : la Grande Récession de 2009, les graves attaques terroristes de 2015, et la catastrophe du Covid-19 en 2020. Il faudra se réarmer et solliciter un moment de mobilisation patriotique de reconstruction sur des bases nouvelles.
Il y a quelques jours, le ministre de l'Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, déclarait qu'il «faudra faire revenir en France la production essentielle pour la vie de la nation». Vous qui défendez le «Made in France» depuis longtemps, que vous inspire cette déclaration ?
C'est un soutien heureux de plus à la politique du «Made in France» que le gouvernement auquel il appartient a pourtant jusqu'ici méprisé. J'ai laissé à mon successeur au ministère de l’Économie, un certain Emmanuel Macron, 34 plans industriels qui unissaient argent, autorités et recherche publiques aux financements, industries et entreprises privées. Ils ont été discrètement abandonnés. Parmi eux, il y en avait un qui concernait les dispositifs médicaux et équipements de santé qui s'attaquait à l’importation excessive de ces équipements de diagnostic qui aurait certainement soutenu bien des PME aujourd'hui indispensables dans la bataille contre la pandémie. Faut-il également rappeler la vente à la découpe de nos grandes entreprises garantissant notre indépendance dans de nombreux secteurs : Alstom (énergie), Technip (technologies d’extraction), Alcatel (Télécom), Latécoère (aéronautique).
La politique du «Made in France» doit être continue, déterminée et transpartisane.
Malheureusement, l’essentiel de la classe dirigeante actuelle n'a pas de réflexe patriotique, ce qui est préjudiciable à notre pays.
Selon vous, à quoi rassemblera l'après-crise ? Peut-on assister à un changement de paradigme ou à une réorientation de l’Europe ?
La mondialisation est terminée. Il faudra donc avec nos propres ressources reconstruire notre indépendance économique, technologique et productive. Nous devrons assumer de protéger nos intérêts collectifs avant toute forme d’intérêts particuliers en réarmant l'État, notre outil collectif. Cette reconstruction sera écologique dans la conscience mondiale car l'ancien monde anthropocène que nous avons accepté depuis 70 ans s'écroule dans ses fondements.
L'Union européenne n'est plus une union, et elle s'est mis les populations européennes à dos en leur infligeant des politiques d'austérité sans aucun fondement scientifique et sans aucun résultat pendant 10 ans. La cartographie des politiques d'austérité est tristement identique à celle du nombre de lits de réanimation par habitant (Italie : 0,58 lit pour 10.000 habitants ; France : 0,73 ; Allemagne : 1,25). Si l'Allemagne et ses alliés scandinaves reprennent le chemin de la culpabilisation de la dette, les Européens feront sécession et l'Euro se disloquera.
Comme toujours, la France ne pourra dans ces temps difficiles compter que sur elle-même. Mais cela, nous l’avons appris des leçons tragiques de l'Histoire, inspirées par ce surmoi gaulliste qui nous imprègne tous encore.