Avec celle de la Gauche Républicaine et Socialiste, c'est la critique argumentée la plus complète qu'il m'ait été donnée de lire à propos du pseudo "Plan de Relance" du gouvernement Macron-Castex-Lemaire. Et comme la Gauche Républicaine et Socialiste, Montebourg formule des contre-propositions. Il me paraissait donc nécessaire de publier ici son entretien accordé à l'hebdomadaire Marianne.
Frédéric FARAVEL
Propos recueillis par Franck Dedieu, Soazig Quéméner et Mathias Thépot
Publié le 09/09/2020 à 17:31
Les 100 milliards du gouvernement ? Un plan de non-relance, tacle l'ancien ministre socialiste du Redressement productif. Sa contre-proposition : un cabinet de guerre économique, pour conditionner la baisse des impôts de production à la relocalisation des entreprises. Et un compromis historique avec syndicats et patronat.
Marianne : Le gouvernement a présenté son plan de relance de 100 milliards d’euros. Selon un sondage, 71 % des Français le jugent bon. Est-ce également vote avis ?
Arnaud Montebourg : Je ne peux que comprendre les 71 % de Français qui soutiennent ce plan, vu les sommes astronomiques annoncées couplées aux craintes d’un effondrement de notre économie. Pour autant, je crois qu’on sera loin de retrouver notre niveau d’activité économique, ce qui est pourtant une urgence pour la survie de notre pays. Ce plan de relance, dans son opérationnalité, est très sous-calibré rapporté à la perte de richesse de 267 milliards d’euros en 2020. Les effets des mesures d’urgence vont en premier lieu s’épuiser : le chômage partiel va notamment passer de 25 milliards en 2020 à 6,6 milliards d’euros en 2021. Or les dégâts économiques s’annoncent malheureusement considérables. Et, évidemment, c’est la France des intérimaires qui sera en premier lieu concernée, celle des bacs pro, des BTS. C’est la France de l’intérieur, invisible et silencieuse, celle des petites entreprises, qui va trinquer.
Dans certains secteurs, les prévisions sont cataclysmiques…
Oui, par exemple entre un quart et un tiers des professionnels du tourisme et de la restauration disent être en risque de faillite. Ces deux secteurs représentent 4,3 millions d’emplois. Donc on peut d’ores et déjà affirmer que notre économie va perdre dans ces deux seuls secteurs au bas mot 1 million d’emplois. Sans compter le reste du commerce de détail, nos grands secteurs en difficulté comme les compagnies aériennes, l’aéronautique, l’automobile… On risque d’être plus près des 2 millions d’emplois perdus.
Ne soyons pas naïfs : ce sont des fonds d’investissement privés et ils iront là où il y a 15 % de rentabilité.
Pis, je m’inquiète d’un carnage économique et social lié aux 120 milliards d’euros de prêts garantis par l’État [PGE] accordés aux entreprises. Ce sont de nouvelles dettes que certaines sociétés ne pourront pas rembourser. Des entreprises zombies, en somme, qu’on aura fabriquées et qui seront, au moment du remboursement, en 2021, en faillite. Environ 25 % des chefs des entreprises de taille intermédiaire, c’est-à-dire nos plus grosses PME, déclarent aujourd’hui anticiper des difficultés à rembourser le prêt garanti d’État qu’elles ont contracté !
On va se retrouver face au mur de la dette des entreprises. Les entreprises ont besoin de fonds propres pour faire face, pas de dette.
Le gouvernement débloque pourtant 3 milliards d’euros pour les fonds propres des entreprises…
Pas exactement. Ces milliards représentent pour une partie une conversion des PGE en prêts participatifs. Certes, le plan comptable nous dit que ce sont des quasi-fonds propres, mais, sur le plan économique, cela reste de la dette de long terme qu’il faudra bien aussi rembourser. D’autre part, le gouvernement a effectivement décidé, via des fonds d’investissement, que la BPI va garantir ou capitaliser, d’investir dans des entreprises. Mais ne soyons pas naïfs : ce sont des fonds d’investissement privés et ils iront là où il y a 15 % de rentabilité.
Ce sujet de l’apport en fonds propres n’est pas traité et beaucoup de nos entreprises vont mourir tôt ou tard car elles auront été abandonnées par ce plan de « relance ». Il faut suivre cette affaire de près : elle déterminera à terme le niveau de résistance économique de la France.
Pourquoi estimez-vous que le plan de relance est sous-dimensionné ?
Pour bien comprendre, en lisant les 296 pages du document gouvernemental, il faut séparer deux types de mesures : d’abord celles qui sont « opérationnelles » et dont les milliards seront rapidement dépensés en 2021 et 2022. Celles-ci comprennent par exemple le service civique, l’aide à l’embauche des jeunes, le soutien à la diffusion artistique, ou la baisse des impôts de production, et représentent un peu plus de 40 milliards d’euros.
Les autres, « non opérationnelles », seront dépensées et investies beaucoup plus tard, soit 60 milliards d’euros, en réalité paralysées par le système bureaucratique auquel nous sommes habitués. Car ces décisions de dépenses d’investissement sont soumises à permis de construire, appels d’offres, autorisations administratives en tout genre, et enquêtes publiques.
Ce sont des procédures interminables, opaques, parfois arbitraires, qui mèneront à ce que l’argent ne soit dépensé que dans trois, voire quatre ans.
Sur la partie écologique du plan, reconnaissez-vous quelques points positifs ?
Sur l’écologie, les choix sectoriels sont parfaitement justifiés : le vélo, la forêt, les batteries, les protéines végétales… on est tous d’accord. Mais ce ne sont pas des mesures opérationnelles, car elles passeront par des appels d’offres d’une multitude d’organismes administratifs, qui nous porteront en 2022, 2023, 2024 ou 2025. D’ici là, l’économie aura eu le temps de s’effondrer. Je ferai moi-même le crash test de cette partie du plan de relance, via les petites entreprises que j’ai créées, et nous nous verrons bien si c’est rapide ou non, mais il est très sérieusement permis d’en douter, croyez en mon expérience.
L’État, en tant qu’acteur, n’a-t-il pas aussi un rôle direct à jouer ?
Bien sûr ! La commande publique – 100 milliards d’euros annuels en France – devrait être l’un des moteurs du plan de relance. Or elle en est totalement absente. Il faudrait organiser autrement l’achat public, en mutualisant un catalogue avec tous les produits et tous les acheteurs qui seraient tous obligés de passer par un organisme, comme l’Union des groupements d’achats publics (Ugap). De la sorte, on pourrait réduire les frais de structure de beaucoup de collectivités locales, de services de l’État et notamment d’hôpitaux qui ont besoin de moins d’administratifs et de plus de soignants.
Cela signifierait aussi de passer outre un certain nombre de règles européennes – ce qui implique d’adapter le cadre juridique européen.
En droit public, cela veut dire sortir de l’Union européenne…
Nullement, parce que le droit économique et financier des traités ne s’applique heureusement plus. Les traités sont aujourd’hui (enfin !) piétinés tous les jours. Le 3 %, c’est fini, le 60 %, c’est fini ! Même les règles de la concurrence, à propos desquelles M Margrethe Vestager, commissaire à la Concurrence, a dit que les cartes étaient rebattues.
Le principal levier de ce plan repose sur la baisse de 20 milliards d’euros en deux ans d’impôts de production. Est-ce une bonne mesure ?
Cette baisse est à mon sens aveugle. C’est une subvention pure et simple sans contrepartie : Amazon, qui pratique l’évasion fiscale, ou Total, qui ferme des usines en France, pourront en bénéficier. En fait, un quart de ces baisses d’impôts vont profiter à 280 grandes entreprises.
En contrepartie de quoi aucun effort ne leur sera demandé.
La commande publique – 100 milliards d’euros annuels en France – devrait être l’un des moteurs du plan de relance.
Quelle serait votre contre-proposition ?
Conditionner la suppression des impôts de production à la relocalisation de leurs activités directes ou sous-traitées. Cette mesure parfaitement incitative aurait des effets extraordinaires. J’en veux pour preuve l’exemple du Japon : dans son plan de relance, son gouvernement a mis 2 milliards pour les relocalisations d’entreprises, et a annoncé qu’il prendrait en charge les trois quarts de leurs investissements pour relocaliser, c’est-à-dire pour fermer des usines en Chine et en rouvrir au Japon. Résultat, il y a eu 1 674 demandes de
relocalisations pour un montant de 14 milliards d’euros. En France, je propose de faire du
sur-mesure : baisser les impôts de production si l’entreprise soutient l’économie française en y
relocalisant une partie de son activité.
C’est pourquoi cette relocalisation doit se faire dans un cadre d’urgence économique. On devrait même créer un cabinet ministériel de guerre économique en France. La relocalisation doit être la contrepartie numéro un de la baisse d’impôts de production. Sans cela, c’est un plan de non-relance, puisqu’il se résume opérationnellement à 10 milliards en 2021 et en 2022, soit 0,4 point de PIB, quand nous avons perdu 11 points en 2020 !
Aujourd’hui, en France, 10 millions de personnes sont en dessous le seuil de pauvreté, les files des soupes populaires s’allongent.
Vous avez beaucoup évoqué le volet lié à la politique de l’offre du plan, mais quid de la demande ?
Aujourd’hui, en France, 10 millions de personnes sont en dessous le seuil de pauvreté, les files des soupes populaires s’allongent. Or le plan de relance ne traite presque pas de cette question – seulement 0,8 sur 100 milliards annoncés. Ce plan de relance ne porte pas assistance aux Français en difficulté, et ils vont être de plus en plus nombreux, comme le dit la présidente d’ATD Quart-Monde. Il faut donc le dire, le gouvernement est ici responsable de non-assistance à Français en danger.
Trois sujets humains sont absents de ce plan : la nourriture, le logement et la reconversion de ceux qui vont perdre leur emploi. Je propose de créer une garantie de revenu maintenu en contrepartie d’une formation et d’un emploi futur pour celles et ceux qui vont devoir se reconvertir. À mon sens, tous les secteurs d’avenir ou en demande devraient se mettre à ouvrir urgemment des écoles consacrées à la formation professionnelle de leurs futurs salariés.
Concernant le logement, je pense qu’il va falloir racheter certains hôtels en difficulté pour les convertir en logements. Enfin, pour ce qui concerne la nourriture, et plus précisément le secteur de l’agriculture, je crois qu’il faut instaurer des tickets alimentaires ciblant l’agriculture biologique pour la soutenir.
Les associations de lutte contre la pauvreté, comme Les Restos du cœur, qui assument un véritable service public devraient pouvoir être financées en relation directe avec les réseaux de producteurs en agriculture biologique.
Que pensez-vous de cette nouvelle idée de se reposer sur l’Union européenne pour financer les plans de relance nationaux ?
Le ministre des Finances, Bruno Le Maire, a dit que l’argent n’était plus un problème, tant il y en a. Moi, à l’inverse, je crois que l’argent reste un problème. Sur les 100 milliards, il y a 40 milliards qui viennent de l’Union européenne, ce n’est pas un cadeau. On le sait déjà, il va falloir rembourser 67 milliards, soit 17 % des 390 milliards du plan européen, soit 27 milliards de plus. Ce sont donc de futurs plans d’austérité qui se préparent. Alors que des États comme les Pays-Bas ont égoïstement équilibré leur contribution par les soutiens qu’ils ont reçus.
Bruno Le Maire dit qu’il va compter sur le patriotisme économique des patrons. Ce genre de raisonnement devrait vous toucher…
Devant le Medef, le ministre de l’Économie a littéralement « supplié » les patrons d’embaucher des ouvriers français et de faire moins appel aux travailleurs détachés. Il a ajouté : « De cela dépend le succès du plan de relance ! » Aussi longtemps qu’on ne se débarrassera pas de ce système de dumping social à domicile, nous ferons baisser le chômage des autres ! En fait, l’État se déclare impuissant à relancer parce qu’il a enfin compris ce qu’il se passait dans l’agriculture, le BTP avec les travailleurs détachés, sans prendre des mesures
unilatérales d’interdiction de cette funeste directive.
Vous insistez sur la dimension sociale, mais, dans votre interview à Libération au mois d’avril, vous aviez dit que vous ne saviez plus ce qu’était la gauche. N’a-t-elle rien à dire pour répliquer à Macron ?
La gauche a enfanté Macron avec les honneurs. Une partie de la gauche l’a soutenu et le soutient encore. Mais la question, c’est la France. Cela concerne tous les Français, où qu’ils se situent. Je le répète : pour moi, la France des petites entreprises est totalement abandonnée dans ce plan de relance. Et c’est elle qui va trinquer.
La gauche a enfanté Macron avec les honneurs. Une partie de la gauche l’a soutenu et le soutient encore. Mais la question, c’est la France.
Lionel Jospin appelle la gauche écologiste à se rassembler pour peut-être gagner la présidentielle…
Je n’ai pas d’opinion sur la façon dont il faudrait s’y prendre pour organiser l’union. Je vois qu’il y a de fortes confrontations de contenus. La France insoumise a tiré les leçons du précédent quinquennat. Sa critique est sévère, mais correspond à une part de réalité. À gauche, il est évident qu’il faut solder le quinquennat Hollande. Lionel Jospin y aide beaucoup et on peut l’en remercier.
La droite prépare sa reddition devant Macron, c’est quoi la bonne alternance en 2022 ?
Prenons le contenu. D’abord, Emmanuel Macron a un projet d’adaptation pour la France aux injonctions de la mondialisation. C’est un projet néolibéral orné de progressisme, comme dirait Lionel Jospin.
Le projet vital pour le pays est un projet de reconstruction nationale : refondation de la démocratie, car on ne peut plus continuer à vivre dans un système monarchico-autocratique. Voilà vingt ans que je défends un projet de rééquilibrage des pouvoirs nommé VIème République.
Ensuite, il faut réfléchir à la façon dont on peut arriver à corriger le système économique financiarisé d’inspiration anglo-saxonne, extrêmement prédateur et destructeur pour la France. Il faut reconstruire une économie de type rhénan, plus coopérative et humaine, c’est-à-dire où il y a de la codécision, du partage du pouvoir et du capital. Pour ce faire, on a besoin du patronat et des syndicats. En fait, il faut un compromis historique pour tourner la page de la violence néolibérale de la mondialisation et pour permettre aux nations, notamment la nôtre, de se redresser.
Au fond, mon sentiment est que le projet d’Emmanuel Macron a vécu, mort-né dès qu’il fut démasqué, faute du soutien de la grande masse des Français. Il faut donc inventer l’après.