J'ai rédigé cette note pour la Gauche Républicaine et Socialiste sur le résultats des élections législatives portugaises qui se sont déroulées hier, après que les deux partis de la gauche radicale qui soutenaient le gouvernement socialiste d'Antonio Costa ont refusé de voter le budget l'automne dernier. Non seulement les électeurs ont donné la majorité absolue au PS, le parti de Costa, pour poursuivre la politique sociale qu'il conduisait, ils ont largement désavoué le Bloco de Esquerda et le PCP, mais l'extrême droite en a profité pour entrer fortement dans l'Assemblée de la République. Elle s'ancre dans le paysage politique portugais qui était pourtant vacciné du fait du souvenir de la dictature fasciste jusqu'en 1974. La droite sociale-libérale, conservatrice ou libérale reste divisée et atone et ne pourra plus espérer revenir au pouvoir qu'en s'alliant avec l'extrême droite ou en retissant une alliance de centre avec le PS.
Frédéric FARAVEL
Conseiller municipal et communautaire Gauche Républicaine et Socialiste de Bezons
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes et républicains"
Coordinateur national des pôles thématiques de la GRS
Il y a un an, dans l’article que nous avions rédigé le 27 janvier 2021 aux lendemains de l’élection présidentielle portugaise, nous avertissions de la nécessité de ne pas ignorer le « signal faible » que représentait les 12% du candidat d’extrême André Ventura et nous écrivions : « Le profil attrape-tout de Chega ! [le parti de Ventura] et les dégâts de la crise sanitaire, additionnés à la tentation d’un retour au centrisme gouvernemental, pourraient donc offrir les conditions d’une nouvelle aventure politique et électorale à l’extrême droite portugaise renaissant de ses cendres. »
L’élection présidentielle avait, en pleine vague de COVID, connu une participation faible de moins de 40 %, où s’additionnait à la fois une campagne électorale à bas bruit, la pandémie et l’enjeu relativement faible du scrutin – Marcelo Rebelo de Sousa, le président sortant de centre droit était très populaire et si le président de la République portugaise dispose de pouvoirs importants, ils sont moindres que ceux de son homologue français.
Avec près de 42% des suffrages et au moins 117 sur 230 sièges, le premier ministre socialiste, Antonio Costa, s’est posé en rassembleur, tard dans la nuit du dimanche 30 au lundi 31 janvier, après avoir obtenu une victoire écrasante – car celle-ci lui offre une majorité absolue, la deuxième pour le PS depuis le retour de la démocratie – aux élections législatives anticipées. Elle lui permettra de gouverner les mains libres, sans dépendre de ses anciens alliés de gauche – ni du parti de la gauche radicale Bloco de Esquerada (BE) ni de la CDU, cette improbable coalition qui lie le Parti communiste portugais (PCP, l’un des plus orthodoxes d’Europe) aux écologistes depuis plusieurs décennies.
Une rupture de majorité injustifiée
En octobre 2021, ces deux formations avaient refusé de soutenir la loi de finances 2022, qu’elles jugeaient peu ambitieuse en matière d’investissement public et de mesures sociales, et avaient ainsi précipité la tenue d’élections anticipées. Alors que nous sommes régulièrement critiques à l’égard des politiques conduites par les partis membres du PS, il faut reconnaître que les deux partis de la « gauche radicale » n’ont pas rompu leur soutien sans participation sur des fondements très solides, sur une réorientation forte de la politique budgétaire par Antonio Costa. Ce dernier, à qui l’on peut cependant reprocher d’avoir eu des yeux de Chimène pour Emmanuel Macron, avait en 2015 réalisé l’impensable dans la politique portugaise : le populaire ancien maire socialiste de Lisbonne avait, pour éviter aux Portugais une nouvelle purge libérale par le PSD (dit social-démocrate, mais en réalité parti de centre droit) arrivé très légèrement en tête aux législatives, contre l’avis du président de la République d’alors – le conservateur Aníbal António Cavaco Silva (qui avait menacé de ne pas nommer Costa premier ministre) –, réalisé une inédite union de la gauche en obtenant le soutien du BE et du PCP, sans qu’ils ne participent au gouvernement. L’union de la gauche ne s’était jamais produite au Portugal : il existait une règle non dite selon laquelle pour permettre la transition démocratique, le PS ne pouvait s’allier aux représentants occidentaux de « l’ogre soviétique » et le Portugal avait alterné de gouvernements conservateurs en gouvernements centristes PS-PSD, avec plusieurs gouvernements socialistes minoritaires….
À l’époque le BE, équivalent portugais de Podemos (mais plus ancien), avait le vent en poupe et Costa, par conviction, souci de l’intérêt général et bon sens politique et stratégique, avait mené l’une politique les plus à gauche que le Portugal ait connu avec hausse des salaires, hausse des retraites … et politique fiscale extérieure agressive vis-à-vis de ses partenaires européens pour aider à financer son action, alors même que le Portugal était en 2015 sous le microscope de la Commission européenne et de l’Eurogroupe. Les Portugais en avaient été reconnaissants à Antonio Costa et au PS et lors des élections législatives de 2019, ce parti avait gagné 4 points et 22 sièges, quand le BE stagnait à la baisse et que la CDU perdait 2 points et 5 sièges. La majorité parlementaire était confortée, mais les partenaires du PS commençait à voir que le bénéfice de l’action gouvernementale ne profitait qu’au PS et que (c’est criant pour le PCP) une partie de leur électorat soit leur reprochait de ne pas être maximaliste, soit partait voter directement pour Costa.
Cristallisation autour de la crise sanitaire et de la présidentielle
Les mesures de restrictions des libertés publiques n’avaient pas dû arranger la paix dans le ménage à trois PS-BE-PCP, mais c’est surtout la campagne de l’élection présidentielle qui a préparé le terrain pour une rupture politique. Disons le tout net, Costa a manœuvré pour obtenir une forme de neutralisation du PSD en facilitant la réélection du président sortant Marcelo Rebelo de Sousa, indépendant qui avait été autrefois membre du PSD. Le PS n’avait pas présenté de candidat et ni lui ni Costa n’avait soutenu la socialiste Ana Gomes, qui s’était présenté en indépendante (une diplomate de carrière âgée de 66 ans, devenue une éminente militante anti-corruption et qui s’est posée en rempart contre la montée de l’extrême droite et n’était soutenue officiellement que par deux petits partis maoïstes), et n’avait obtenu que 13 % des suffrages : les dés de cette présidentielle était pipés ce qui explique aussi le très faible taux de participation.
Mais deux enseignements avaient été enregistrés : l’effondrement du BE (sa candidate avait 6 points par rapport à l’élection présidentielle de 2016) qui arrivait derrière le PCP pour laquelle cette élection est traditionnellement défavorable ; et la résurrection de l’extrême droite portugaise avec les 12 % d’André Ventura (juste derrière Ana Gomes) au programme et au discours ouvertement racistes, anti-communiste et complotiste.
Après la déconvenue de la CDU lors des législatives de 2019, c’était désormais au BE d’être sévèrement touché et de considérer que la poursuite du soutien sans participation finirait par lui coûter trop cher. Les manœuvres d’Antonio Costa sur la présidentielle ont achevé de fournir quelques éléments de discours internes sur le retour probable du PS à ses penchants centristes.
Le vote du budget a donc fourni l’occasion pour le BE et le PCP de rompre avec leur soutien à Costa. Ce dernier mis en minorité pour un prétexte fallacieux n’avait plus d’autre choix que de demander la convocation d’élections anticipées ce que le président Rebelo de Sousa a fait sans difficulté.
Désaveu de la gauche radicale et joie à l’extrême droite
Antonio Costa a donc joué à plein sur le bilan avantageux des deux législatures où il a gouverné avec le soutien de la gauche radicale. Celle-ci l’ayant lâché sans raison valable, il a demandé aux Portugais de lui accorder les moyens de poursuivre sa politique sans être menacé d’instabilité parlementaire. Ils lui ont accordé.
Le BE et le PCP dénoncent ce ton de la campagne du PS et de Costa. « M. Costa a créé une crise artificielle pour obtenir la majorité absolue. Son chantage semble avoir eu du succès. La fausse bipolarisation a provoqué une concentration du vote utile, qui a pénalisé la gauche », a commenté, amère, la leader du Bloco, Catarina Martins, mais en réalité ce sont bien le PCP et le BE qui ont créé une crise artificielle et en paient aujourd’hui le prix : le BE perd 5 point à 4,46 % et 14 sièges, il ne lui reste que 5 députés ; la CDU perd 2 points et la moitié de ses sièges, avec un siège de plus que le Bloco. Ainsi l’ancienne coalition de militants trotskystes et de gauche alternative se retrouve en sièges derrière les « frères ennemis » communistes.
La droite – « sociaux-démocrates », conservateurs et libéraux – partait divisée et n’avait rien à proposer, d’autant que 6 ans et demi après la fin du dernier gouvernement de centre droit, les Portugais se souviennent encore de la violence sociale subie sous le cabinet Passos de Coelho en concertation avec la Commission européenne.
C’est donc comme nous le craignions l’année dernière l’extrême droite qui a tiré son épingle du jeu. André Ventura a transformé l’essai de l’élection présidentielle (malgré son taux de participation très faible) : les 20 points de participation supplémentaire entre présidentielle et législatives ne permettent pas à Chega ! d’atteindre les 12 % de Ventura, mais avec 7,15 % elle est à nouveau troisième et passe de 1 à 12 députés (en 2019 elle n’avait fait que 1,3%). « Désormais, au Parlement, il n’y aura pas qu’une gentille opposition à Antonio Costa », triomphait Ventura hier soir en proposant de « redonner sa dignité à ce pays » et en appuyant sur son « avantage comparatif » avec la droite traditionnelle.
Le succès des socialistes au Portugal et l’effondrement de la gauche radicale montre que le peuple préfère ceux qui peuvent agir positivement pour lui plutôt que des partis qui préfèrent – même momentanément – une forme de radicalité vaine. Faut-il encore que les socialistes aient engagé des politiques qui améliorent la vie, ce qui semble avoir été le cas ici… Il y a cependant un risque dans la nouvelle position dominante du PS portugais : c’est que celui-ci ne retombe dans son tropisme centriste après la trahison de ses alliés de la gauche radicale, alors que ce n’était pas son intention avant les élections législatives. À nouveau ici, le Bloco et le PCP porteraient une lourde responsabilité dans la dérive des centres de gravité politiques au Portugal.
Le second risque est celui pour lequel nous tirions la sonnette d’alarme en janvier 2021 : la pérennité d’une force d’extrême droite portugaise dans un pays où le souvenir de la dictature salazariste l’avait jusqu’ici empêchée. Le 24 janvier 2021, Ventura avait prévenu le PSD : « Désormais, il n’y aura pas de gouvernement de droite sans la participation de Chega ! » Il est à craindre qu’il ait raison. Le PSD n’aura au prochain coup pas d’autre choix qu’un gouvernement de centre avec le PS ou un gouvernement d’union des droites avec Chega ! Il faudrait cependant pour cela qu’un coup de barre conservateur soit donné dans le parti de centre droit. D’un autre côté, l’usure du pouvoir touchera tôt ou tard le PS et sans capacité à reproduire l’union de la gauche, ce dernier pourrait choisir l’hypothèse centriste pour se maintenir au responsabilité… sauf que désormais une extrême droite est installée dans l’Assemblée de la République qui pourra en tirer les marrons du feu…