La soirée électorale du 22 mars a pu paraître assez insaisissable en terme d'analyse électorale. France Télévision avec le concours de l'IFOP annonçait une nette victoire de la droite unie avec 36%, un Parti Socialiste avec ses alliés qui faisaient plus que sauver les meubles avec près de 28%, et un Front National qui aurait dû être déçu par le scrutin puisqu'il ne faisait que 24,5%.
Manuel Valls, premier ministre, intervenait dans la foulée pour se féliciter de cette troisième place du FN (« Ce soir, l'extrême droite, même si elle est trop haute, n'est pas la première formation politique de France. Je m'en félicite. »), signe selon lui de la résistibilité de la progression de l'extrême droite qu'il attribuait à sa stratégie d'affrontement frontal et moral contre le FN (« quand on mobilise la société, ça marche ! »), appeler au rassemblement de la gauche au second tour et au Front Républicain pour faire battre l'extrême droite.
Le Premier ministre s'attribuait également, au travers de l'implication de son gouvernement et de la nationalisation des enjeux du scrutin, en partie le recul de l'abstention.
Quelques minutes plus tard, Nicolas Sarkozy, président de l'UMP, reprenait en front inversé des arguments comparables à ceux du Premier ministre : l'union de la droite et du centre, comme alternative à la gauche, permet de contenir le Front National et le second tour doit réunir les conditions pour un basculement massif des départements vers la droite. En conformité avec le vote du bureau politique de l'UMP à l'occasion de la législative partielle du Doubs, il appelait l'électorat de droite à ne pas choisir entre la gauche et le FN, lorsque cette configuration existait, mais voter blanc ou à s'abstenir.
L'évolution des informations dans la soirée puis la publication des résultats définitifs du premier tour sont venus largement contrebalancer ces affirmations.
Difficultés pour comparer les taux d'abstention
La configuration du 22 mars 2015 est une première car le mode de scrutin pour l'élection des assemblées départementales a été largement modifié : vaste et nécessaire (si l'on voulait maintenir le scrutin uninominal) redécoupage électoral, parité et binôme de titulaires… les évolutions successives du calendrier électoral ont par ailleurs isolé ces premières élections départementales.
Aussi, si l'on se limite à comparer le taux d'abstention du 22 mars 2015 à celui du premier tour des précédentes élections cantonales en mars 2011, celui-ci a effectivement reculé passant de 55 à 49,8%, soit une baisse de 5 points. Cependant, il faut rappeler que les élections de mars 2011 ne se déroulaient que dans la moitié des cantons du pays et que la tenue des élections départementales en même temps dans tous les (nouveaux) cantons du pays ont sans doute aidé en soi à leur publicité.
Si l'on compare aux précédents scrutins cantonaux, la comparaison est bien moins flatteuse : 35% en 2008, 36% en 2004, 34,5% en 2001… à ceci près que les scrutins de 2008 et 2001 étaient couplés avec les élections municipales et que le scrutin de 2004 était couplé avec les régionales. Une seule élection locale s'est également retrouvée isolée dans un passé récent : les élections municipales de mars 2014 qui ont connu une abstention de 36,5% ce qui était déjà considéré comme très haut ; on pourra toujours expliqué que les maires sont les élus les plus populaires chez nos concitoyens, il semblerait que les élus départementaux qui sont pourtant très connus en province ne reçoivent donc pas la même notoriété.
Reste qu'il est donc plutôt hasardeux de faire des comparaisons sur l'évolution de l'abstention.
Le FN est-il ou non le premier parti de France ? Vers la consolidation de la tripartition…
À écouter entre les lignes des premiers responsables politiques et des commentateurs de la soirée électorale, le score du FN le 22 mars 2015 sonnait comme une relative défaite, déception, ou à tout le moins un coup d'arrêt porté à sa progression.
Il n'en est rien !
Pour s'y retrouver, il faut décomposer les résultats communiqués par le ministère de l'intérieur qui ne correspondent pas aux chiffres annoncés sur France Télévision en début de soirée, déjà largement différents de ceux présentés par les chaînes d'information en continu (cf. tableau ci-joint).
En effet, pour obtenir les 36,5% de l'UMP & alliés, il faut en effet additionner les résultats de tous les partis de droites classiques UMP, UDI, MODEM, Debout la France, et des binômes «divers droite». Si l'on se contente d'additionner les binômes UMP et les binômes «union de la droite», le total n'atteint que 27,45% : or, dans le deuxième cas, certains binômes présentent des candidats centristes ou des binômes UDI-UMP dans des circonscriptions où c'est l'électorat centriste qui est dominant. C'est une minorité mais on ne peut pas conclure à une adéquation complète des 27,45% à l'UMP. Le Parti de Nicolas Sarkozy est donc plus proche des 25% que des 27.
Les premières annonces sur France Télévision plaçaient le «PS & ses alliés» autour de 28% : pour obtenir ces projections et les corréler avec les résultats publiés par le ministère de l'intérieur, il faut additionner quatre dénominations : «binôme PS», «binôme union de la gauche», «binôme PRG» et «binôme divers gauche». Si l'on s'en tient aux trois premiers, le «PS & ses alliés» ne récoltent que 21,85% ; or dans les classifications du ministère de l'intérieur pour ce scrutin, on ne peut intégrer tous les «divers gauche» (6,8%) au score «PS & ses alliés», car ils intègrent les résultats de candidats divers gauche (sans étiquette, MRC, Nouvelle Donne, etc.) qui ont parfois été opposés au premier tour à des binômes PS ou «union de la gauche» ; d'autre part, certains tickets EELV-FdG sont également comptés «divers gauche» (ex. Grenoble). En conséquence, le score général du «PS & ses alliés» évolue entre 23 et 25%, alors qu'il s'élevait en mars 2011 à 31,8% soit une perte de 6,8 à 8,8 points.
La comptabilité du ministère de l'intérieur est par ailleurs contestée par le PCF qui considère que le total obtenu par les listes soutenues par le Front de Gauche s'élève à 9,4% et non 6,1% (lire le communiqué) – la différence devant se situer dans les «binômes divers gauche» ce qui renforce la démonstration selon laquelle le score PS se situe sous les 25% – et EELV (2,03%) qui tient à marquer une distinction dans les résultats réalisés par les candidats écologistes du fait de la faible présence sur le territoire de ce type de candidats : sur les 377 binômes EELV autonomes la moyenne de leurs résultats s'élèverait à 9,7% (moyenne qui monte à 13,6% en alliance avec le Front de Gauche – 448 cantons – et à 27% en alliance avec le PS – 157 cantons – exemples évidemment moins significatifs).
Enfin, le score du Front National peut-il être considéré comme décevant aux yeux de ses membres. Marine Le Pen ne semblait pas très affectée dimanche soir, même si des sondages avaient porté l'extrême droite jusqu'à 31%. De fait, les perspectives de gains de conseils départementaux restent identiques avant ou après le 1er tour : le Pas-de-Calais, l'Aisne, le Vaucluse et le Var (nous y reviendrons).
En termes de pourcentages et de nombre de suffrages recueillis, le FN n'a pas à s'inquiéter d'un risque de coup d'arrêt : à lui seul, il récolte 25,19% des suffrages exprimés et surtout 5 108 066 voix ; pour mémoire, il avait réalisé 24,85% et recueilli 4 711 339 voix aux élections européennesdu 25 mai 2014. Entre les deux scrutins, il a donc à nouveau progresséde 0,34 point et surtout de près de 400 000 voix, la progression en pourcentage étant réduite du fait d'une abstention moindre aux départementales qu'aux européennes avec 57% (cf. tableau ci-joint).
De fait, le FN a finalement pâti de l'abstention comme les autres partis. Si on pouvait effectivement s'attendre à un score plus faible pour le PS, le rebond de la participation – qui est sans doute dû à la nationalisation/médiatisation du scrutin dans les derniers jours de campagne – ne lui a profité que dans les territoires où son implantation était ancienne comme la Haute-Garonne ou les Landes.
En conclusion, à défaut de déterminer clairement quel est le premier parti de France à l'issue du 1ertour de ces élections départementales, nous nous retrouvons avec une UMP et un FN légèrement au-dessus de 25% et un PS entre 23 et 25%. Un tripartisme qui si l'on n'y prend pas garde pourrait se consolider avec le temps. La différence entre ses trois partis autour de 25%, c'est leur capacité à trouver des alliés et des réserves de voix, pour l'emporter au second tour ou constituer des coalitions. L'UMP semble sur ce scrutin avoir démontré sa capacité à réunir les intérêts bien entendus de la droite et du centre pour reconquérir des collectivités qu'ils avaient perdu ; le PS peut retrouver cette capacité mais elle lui fait cruellement défaut aujourd'hui. Le total des voix de gauche fait aujourd'hui 36,84% contre 36,56% pour la droite classique et 25,26% pour l'extrême où le FN ne peut compter sérieusement que sur la Ligue du Sud de Jacques Bompard pour passer des accords. Le cœur de la majorité sur laquelle s'appuie aujourd'hui le gouvernement Valls 2 ne dépasse pourtant pas 28% dans ce premier tour.
L'important, c'est le troisième tour
Le second tour n'a pas encore eu lieu, pourtant on peut déjà commencer à écrire la liste des conseils généraux qui risquent de changer de camp. Et pour renforcer l'idée que le PS ne limite pas tant que cela la casse, on peut noter qu'entre 500 et 520 des binômes qu'ils soutenaient (PS, union de la gauche) ont été élimés au soir du premier tour. En ajoutant, ceux où le PS n'était pas en capacité de présenter un candidat (!?), ceux où il a choisi de pas présenter de candidats contre des binômes de gauche, ou encore ceux où la droite ou le FN sont élus dès le premier tour, c'est plus de 750 cantons sur 2054 (en France métropolitaine) où le «PS & ses alliés» sont absents pour le second tour.
Il y a par ailleurs une incertitude dans la manière dont la consigne de Manuel Valls et Jean-Christophe Cambadélis de faire barrage au FN et de privilégier un désistement en faveur du binôme « républicain » : dans certains territoires le retrait des binômes PS était encore possibles.
Au regard des résultats du premier tour, tout en espérant une mobilisation en faveur de la gauche au second tour, voici les départements qui ont toutes les chances de basculer de gauche à droite lors de l'élection du président du conseil départemental :
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Nord
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Pas-de-Calais
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Somme
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Aisne
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Oise
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Eure
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Seine-et-Marne
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Allier (PCF)
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Cher
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Territoire de Belfort
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Doubs
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Jura
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Ain
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Drôme
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Vaucluse
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Bouches-du-Rhône (DvG)
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Corrèze
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Pyrénées- Atlantiques
À cette première liste, il faut en ajouter une autre, celle où le maintien de la gauche est plutôt incertain :
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Essonne
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Val-de-Marne (PCF)
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Seine-Saint-Denis
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Deux-Sèvres
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Indre-et-Loire
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Isère
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Gard
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Hérault
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Pyrénées-Orientales
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Tarn
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Meurthe-et-Moselle
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Côtes-d'Armor
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Haute-Saône
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Charente
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Creuse
Enfin, quelques autres départements peuvent encore être sujets à un accident politique :
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Nièvre
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Gironde
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Ardèche
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Finistère
C'est évidemment l'UMP, et dans une moindre mesure l'UDI, qui bénéficiera de ce basculement qui s'annonce massif. Pour mémoire, je vous indique ici le tableau de l'évolution des présidences de conseils généraux depuis 1994 :
2011-2014 | 2008 | 2004 | 2001 | 1998 | 1994 | |
PCF | 2 | 3 | 2 | 3 | 3 | 2 |
PS | 49 | 49 | 41 | 28 | 24 | 16 |
PRG | 4 | 3 | 4 | 4 | 5 | 3 |
DvG | 4 | 3 | 4 | 5 | 4 | 4 |
DvD | 5 | 4 | 6 | 9 | 7 | 8 |
centre et libéraux | 13 | 9 | 11 | 27 | 30 | 33 |
RPR – UMP | 24 | 31 | 34 | 26 | 29 | 36 |
Mais la capacité du FN à emporter des dizaines de conseillers départementaux et peut-être quatre à cinq présidences de conseil départemental (Pas-de-Calais, Aisne, Vaucluse, Var et peut-être Gard) est lourd de menace, car une telle implantation locale inédite serait de nature à multiplier sa capacité de propagande et de conquête à deux ans de l'élection présidentielle.
Au regard de cette perspective et en tenant compte du fait que le FN est en tête dans 43 départements, on peut s'interroger sur la pertinence à ériger Manuel Valls comme rempart efficace contre l'extrême-droite, alors même que la carte de la progression du vote FN correspond peu ou prou à celles du chômage et de la précarité que la politique économique actuelle du gouvernement ne permet en rien de faire reculer.
Frédéric Faravel