Par les problèmes qui y sont posés, ce pays apparaît comme une Union européenne en miniature. D'abord, je suis pantois d'entendre qu'il s'agirait d'un Etat "récent et artificiel". A 177 ans, il n'est certes pas très ancien, mais les provinces qui composent la Belgique d'aujourd'hui forment un ensemble depuis le XIVe siècle, et ses frontières ont été dessinées au XVIIe. Ce pays a acquis son intégralité, en tant que Pays-Bas espagnols d'abord, Pays-Bas autrichiens ensuite. Il a donc un enracinement historique profond. L'Union européenne aussi est "jeune" : officiellement, elle n'a que 50 ans, mais ses racines sont, elles aussi, profondes et très anciennes.
Deuxième dimension : la question des langues et du multilinguisme, hélas essentielle dans la vie belge, est tout aussi centrale dans la vie européenne. Nous assistons partout à un conflit entre une langue mondiale, l'anglais comme langue de services, et une langue régionale, ou nationale, à l'échelle d'une petite nation. En ce sens, les déboires linguistiques de la Belgique ne sont pas séparables du contexte européen, et peuvent même être interprétés comme une mise en garde à l'Union : ne pas tenir compte de la question linguistique, privilégier partout l'anglais comme elle le fait, pour des raisons de rationalité, est idiot et peut avoir des conséquences politiques majeures. Je compare cela à l'attitude de la bourgeoisie francophone belge au début de l'existence du pays : convaincue de parler une langue mondiale à l'époque, elle a méprisé le néerlandais. On en voit aujourd'hui les conséquences.
La troisième dimension du caractère européen que revêt le problème belge, c'est simplement la position géographique de cet Etat. Il est au coeur de la ceinture urbaine européenne, vaste ensemble dont les racines remontent au Moyen Age, épine dorsale du continent. Une séparation comme celle de la République tchèque et de la Slovaquie a été douloureuse mais acceptable. Une fracture de la Belgique rendrait l'Europe tétraplégique : ce pays est l'un des éléments par lesquels "tient" l'ensemble européen. Rappelons aussi que la reconnaissance de l'indépendance de la Belgique, en 1830, a découlé d'un engagement fort de la France, de l'Allemagne et de l'Angleterre, cette dernière y voyant une protection contre les menaces des deux autres. Aujourd'hui encore, la centralité belge est un fait majeur, dont le symbole est que Bruxelles est devenue la capitale de l'Europe.
Que la Belgique soit le point de croisement des cultures romane et germanique vous semble-t-il déterminant ?
Bien sûr. La Belgique a rayonné sur l'Europe et a été au coeur de l'histoire artistique du continent. Au XVIIe siècle, avec Rubens et son entourage, du XIXe siècle à aujourd'hui avec son courant symboliste, James Ensor, puis René Magritte ou Marcel Broodthaers, les architectes Van de Velde et Horta, les poètes Verhaeren et Rodenbach, etc. Bruxelles fut un lieu d'enseignement et d'accueil pour de nombreux jeunes d'Europe centrale avant la première guerre mondiale. La Belgique, dans ce qu'elle avait de meilleur, était bien un pays multiculturel, et la richesse de sa culture vient du fait qu'elle est un lieu de rencontre.
Diriez-vous qu'il existe une "identité belge", ce dont doutent beaucoup d'habitants de ce pays ?
J'ai vécu des années dans ce pays où je suis arrivé à 14 ans, en 1948. J'y ai appris le français et la grammaire de Grevisse, visité les musées, fréquenté les bouquinistes. Le jeune Polonais que j'étais en a tiré la conclusion que l'identité belge existait. Cette conviction s'est raffermie quand j'ai lu l'Histoire de Belgique, d'Henri Pirenne, dont il fut de bon ton d'affirmer, dans certains cercles belges, qu'elle était une "foutaise" et que, non, l'Etat et l'identité n'avaient pas de réalité. Cela dit, l'identité belge est difficile à définir. Elle relève de diverses caractéristiques, dont l'aptitude au compromis est l'une des principales.
Je connais la force du sentiment flamand, je suis en contact avec de nombreux francophones, qui clament désormais qu'ils en ont "marre" de leurs voisins du Nord, mais je pense, ou j'ose espérer, qu'il existe encore des éléments communs à ces communautés, qu'on ne vit pas impunément pendant des siècles dans la même entité territoriale, puis au sein d'un Etat, en ayant partagé la même histoire, celle du duché de Bourgogne, de la domination espagnole, de la révolution brabançonne contre les Français, de la Révolution française. Je n'imagine pas que cette histoire n'ait pas laissé de traces.
Autre interrogation à portée européenne, le fédéralisme : il semble, à première vue, avoir davantage éloigné que rapproché les communautés belges...
La Belgique, rappelons-le, fut au départ une monarchie centralisée à la française, dominée par des francophones qui ne reconnurent officiellement la langue néerlandaise que six décennies après l'indépendance du pays. Le démontage du centralisme initial et le recours à la formule fédérale ont permis que certains problèmes ne se posent pas plus tôt. C'est aux Belges de définir vers quoi ils veulent désormais aller. Je note simplement que le confédéralisme à la suisse a lui aussi ses limites : désormais, les francophones et les germanophones ne connaissent presque plus la langue de l'autre. D'où, encore une fois, l'urgence d'une réflexion européenne sur le problème linguistique.
La montée du régionalisme flamand n'a-t-elle pas, comme d'autres, été encouragée par une Europe communautaire, soucieuse d'affaiblir les Etats- nations ?
La question des régions et des moyens d'endiguer un centralisme excessif s'est en fait posée dès la fin du XIXe siècle. Elle n'a rejoint celle de la question européenne qu'un siècle plus tard, mais, entre-temps, les problèmes avaient crû en Belgique, en Ecosse, en Catalogne, au Pays basque, etc. L'Autriche avait procédé à des réformes dans les années 1920. Réorganisée après Hitler, l'Allemagne a résolu ses difficultés en 1949, en procédant à une large dévolution des pouvoirs aux Länder. L'Italie est lentement sortie du centralisme à partir des années 1970. C'est ensuite que l'Union européenne a tenté de rééquilibrer certaines situations. Son intérêt, comme celui de la démocratie, était de promouvoir les régions. Le reproche à lui faire est d'avoir, au cours des quinze dernières années, non pas attisé les revendications, mais évité de prendre une position nette sur ces sujets.
Il fallait, selon vous, condamner explicitement certaines dérives égoïstes ?
Quand des Tchèques n'ont plus voulu payer pour les Slovaques, les Slovènes pour les Macédoniens au moment de la dissolution de l'ex-Yougoslavie, les Italiens du Nord pour les "nègres du Sud", on attendait des plus hautes instances européennes, le Conseil et la Commission, qu'ils condamnent explicitement des argumentations qui sont, d'abord, anti-européennes ! Dans les années 1990, j'ai écrit que le virus nationaliste européen restait tapi dans l'ombre. Je me demande s'il ne prend pas désormais la forme du régionalisme poussé jusqu'à l'indépendance. Il faut condamner l'égoïsme des riches, inconciliable avec une construction qui organise la péréquation et réduit les écarts de richesse. Si les Flamands voulaient se détacher de la Belgique, ils ne pourraient plus faire partie de l'Union. On ne peut prôner un nationalisme extrémiste et espérer bénéficier des avantages d'une appartenance à une instance supranationale, aux plans monétaire, douanier, frontalier, etc.
L'Union n'a aucun intérêt à ce que la Flandre ou la Catalogne deviennent indépendantes demain. Il n'y a aucune raison de penser qu'une Europe à 40 ou 50 sera plus efficace qu'à 27. Où veulent nous mener certains ? Au XIIIee, on a tenté de remettre de l'ordre dans les affaires du continent... Il est grand temps de briser le silence officiel qui encourage les mouvements actuels. siècle ? Car dès le XIV
Les citoyens belges méconnaissent en général le fonctionnement de leurs institutions. Le citoyen européen comprend mal comment est gouvernée l'Europe. C'est un autre parallèle à établir ?
La Belgique et l'Europe se sont construites à partir de systèmes centralisés très clairs et ont évolué vers des architectures au sein desquelles personne ne se retrouve. La Belgique est gouvernée au niveau fédéral, à l'issue d'élections libres et démocratiques, mais sa structure constitutionnelle est illisible. La démocratie européenne s'exerce de manière indirecte, le Parlement n'est pas encore un vrai Parlement, la Commission n'est pas un vrai gouvernement. Des deux côtés, il faudrait donc une simplification...
Si Bruxelles n'était pas capitale européenne, le pays éclaterait-il plus vite ?
Bruxelles resterait de toute façon une pomme de discorde en raison de ses caractéristiques : une ville très majoritairement francophone en territoire flamand. Mon seul voeu est que la Commission, représentante de l'intérêt général européen, et le Parlement puissent émettre des avis si la crise belge perdurait. Il faudrait qu'ils énoncent des vérités européennes...
Peut-on imaginer un remembrement au coeur de l'Europe avec un rattachement de la Wallonie à la France ?
Oui, en théorie pure, si une majorité écrasante de Wallons votaient une demande de ce type et si l'Assemblée nationale l'admettait. Mais je ne crois ni à la force du rattachisme ni à l'enthousiasme de l'opinion française face à ce scénario...