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Mais c'est d'Afrique que vient l'autre bonne nouvelle concernant la démocratie. Le Ghana, pays d'Afrique de l'Ouest ni plus ni moins doté par la nature que ses voisins, vient, pour la deuxième fois en huit ans, de vivre une alternance démocratique pacifique. Candidat de l'opposition à la présidentielle de décembre 2008, John Atta-Mills, un professeur de droit de 64 ans, a été élu au second tour par une majorité de 50,23 % contre le candidat du pouvoir en place, Nana Akufo-Addo, pourtant doté de moyens financiers supérieurs. Ce dernier a félicité son adversaire, bien que promettant de saisir la justice, et non la rue, de fraudes présumées.
Alors que dans la plupart des pays comparables, le chef de l'Etat en exercice use de tous les moyens pour prolonger son bail, John Kufuor, au pouvoir depuis 2000, a scrupuleusement respecté la limitation à deux mandats inscrite dans la loi fondamentale. Son prédécesseur, le populiste Jerry Rawlings, avait fait de même après sa défaite électorale de 2000. En se retirant après un revers électoral, cet officier, venu au pouvoir par la force en 1981 puis élu démocratiquement, a donné un exemple inscrit dans l'histoire du Ghana. Une preuve d'habileté politique aussi, puisque le nouveau président qui a prêté serment, le 7 janvier à Accra, est le poulain de M. Rawlings.
Conscients de l'exemplarité de leur jeune tradition démocratique, les 11 millions d'électeurs ghanéens se sont mobilisés à 70 % pour voter, dans un pays où la liberté d'expression existe depuis moins de quinze ans. Endimanchés, silencieux et graves dans les files d'attente le jour du scrutin, tous exprimaient la fierté de focaliser l'espoir du continent. Comme si l'élection ghanéenne cristallisait une sorte de "yes we can" à l'africaine.
L'exemple venu d'Accra ne peut qu'activer les revendications de transparence et de démocratie qui s'expriment à travers les sociétés civiles africaines et les médias. Le Ghana est devenu la référence, cité comme la preuve que l'Afrique n'est condamnée ni aux violences électorales (500 morts au Togo en 2005, 1 500 au Kenya en 2008), ni au despotisme suicidaire (Zimbabwe), ni à la guerre civile (Côte d'Ivoire), ni aux coups d'Etat (Mauritanie, Guinée). L'exception dont on voudrait qu'elle ne confirme pas la règle.
LA REVENDICATION DU MULTIPARTISME
Là encore, les responsables politiques du continent ont rivalisé de lyrisme pour saluer l'exemplarité ghanéenne. Laurent Gbagbo, dont le mandat à Abidjan a expiré depuis trois ans, Omar Bongo, au pouvoir depuis 1967, et Faure Gnassingbé, dont l'élection, à Lomé, a eu lieu dans un climat de fraude et de terreur, tous ont salué cette grande victoire de la démocratie.
Le cas ghanéen illustre l'éternel dilemme entre développement et démocratie. La bonne gouvernance est-elle un préalable à l'expansion économique ou seulement une résultante de cette dernière ? En 1990, Jacques Chirac avait tranché à sa manière en affirmant que "le multipartisme est une sorte de luxe que les pays en voie de développement n'ont pas les moyens de s'offrir". Presque vingt ans après, l'idée selon laquelle la stabilité d'un pays africain vaut bien quelques accommodements avec la démocratie n'a pas disparu de la vision des autorités françaises. Le Ghana montre que paix civile, démocratie et croissance économique (+ 6 % par an depuis 2001) peuvent coexister. Les violences ethniques n'y sont pas absentes, mais elles ont été contenues dans la période récente par un débat politique libre et structuré. L'équation personnelle de M. Rawlings et de M. Kufuor, qui ne considèrent pas le pouvoir comme leur propriété, explique en partie le contexte vertueux du Ghana, comme le niveau d'éducation relativement élevé.
Vingt ans après le vent de revendication du multipartisme qui a soufflé sur l'Afrique à la fin de la guerre froide, réveillant des conflits ethniques, suscitant réactions autoritaires et sanglantes répressions, l'exemplaire Ghana préfigure-t-il un vrai réveil démocratique africain ? Analysant le poids prégnant mais ambivalent de la tradition dans l'évolution politique du continent, le chercheur Jean-François Bayart écrit : "L'Afrique politique n'est plus la même en ce début de millénaire." Si le mouvement démocratique des années 1990 "n'a pas modifié en profondeur les lignes de l'inégalité sociale (...), poursuit l'universitaire, il a transformé les conditions de l'exercice du pouvoir, ne serait-ce qu'en banalisant le multipartisme, en libéralisant la presse écrite et parfois audiovisuelle, et surtout en rétablissant la liberté d'association".
De fait, la revendication du pluralisme et de la démocratie s'est diffusée parallèlement à l'extinction de plusieurs grands foyers de conflit. Cette maturation rend insupportable aux yeux de la jeunesse africaine le soutien des pays nantis comme la France à certains potentats. Dans nombre de pays africains, les élections ne sont qu'une concession de pure forme aux exigences des bailleurs de fonds occidentaux, destinée à habiller le maintien au pouvoir des clans qui contrôlent les richesses.
Au-delà des hommages de circonstance, rien n'assure donc que l'exemple ghanéen fasse école. La lutte pour la survie, qui reste l'obsession quotidienne de la plupart des 750 millions d'Africains, ne constitue pas un terreau propice à la démocratie. Pas plus que les élections de façade débouchant sur un statu quo parsemé d'inégalités et de corruption. Or les Africains sont comme tous les peuples : ils croient en la démocratie dans la mesure où ils en perçoivent les bénéfices.
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