Par Maguy Day - Mediapart.fr
Elie Domota, vous êtes le leader du collectif syndical «contre l'exploitation outrancière LKP (Lyannaj Kont Pwofitasyon)». Où en sont les négociations pour trouver une issue à la crise sociale en Guadeloupe?
Elles sont au point mort. Nous avions un quasi-accord le dimanche 8 février, un texte écrit issu des négociations avec le gouvernement et son secrétaire d'Etat Yves Jégo, le patronat et le collectif LKP. Ce texte a même été lu publiquement en présence du préfet de Guadeloupe. L’Etat avait donné son accord garantissant le versement d’un revenu de solidarité active (RSA) pour les temps partiels, une augmentation de 200 euros pour les salaires inférieurs à 2.100 euros, et une augmentation de minimum 3% négociée avec le patronat pour les salaires entre 2.100 et 2.700 euros. En échange ce dernier voyait ses charges fiscales diminuer jusqu’à 1,6%. Puis le ministre Yves Jégo a quitté précipitamment l’île et depuis plus rien.
Que pensez-vous de déclarations d'Yves Jégo: «Je n'ai jamais fait de promesses sur les salaires et je défie quiconque de trouver un écrit ou un enregistrement qui prouverait le contraire»?
C’est faux. Le secrétaire d'Etat à l'Outre-mer Yves Jégo ment effrontément. Nous avons un document écrit (disponible ici) sur lequel s’est appuyé Nicolas Desforges, préfet de la région Guadeloupe. Il l’a lu devant des millions de télespectateurs sur RFO.
Et que penser des propos du secrétaire d'Etat à l'industrie, Luc Chatel, qui a rendu hommage au «gros travail» accompli par son collègue de l'Outre-mer, rappelant qu'il avait permis un accord sur une plate-forme de 131 mesures?
Là encore, ce n’est pas vrai. Il n’y a pas d’accord sur le prix du carburant, pas d’accord sur l’eau, pas d’accord sur le pain et pas d’accord sur les biens de première nécessité. Rien n’est acquis et nos revendications restent inchangées.
Que vous inspirent les mesures validées mardi 10 février par le premier ministre François Fillon pour les Antilles, la Réunion et la Guyane concernant l’anticipation à 2009 au lieu de 2010 du versement du Revenu de solidarité active, l’aide au logement ou à la restauration scolaire?
Nous n’avons rien gagné. Ce ne sont que des discriminations qui ont été supprimées. Même Yves Jégo a admis que le rapport d’expert sur la filière pétrolière en cours d’élaboration, et dont le gouvernement a obtenu certains éléments, fournit les preuves de l’escroquerie dont les Guadeloupéens sont victimes. Aujourd’hui nous payons 1,07 euro le litre d’essence, mais après l’avoir payé 1,60 euro pendant des années, nous considérons que ce n’est rien de moins que le remboursement de ce que l’on nous a volé.
Yves Jégo a de nouveau rejoint Paris, vendredi 13 février, semble-t-il pour ne pas revenir. Etes-vous en contact avec les deux médiateurs du gouvernement qui étaient aujourd’hui en Guadeloupe?
Il n’y avait rien de nouveau sous le soleil. Nous leur avons dit que nous avions déjà négocié avec le secrétaire d'Etat et le patronat un pré-accord et que nous attendons qu’ils le respectent.
Au début du mouvement, vous rappeliez que «le spectre de mai 1967 est perceptible, quand l’Etat français a assassiné plus de 100 Guadeloupéens suite à une grève dans le bâtiment pour, après, accorder 25 % d’augmentation de salaire contre 2,5 réclamés. Toujours le même scénario, ils demandaient aux travailleurs en grève d’être raisonnables, de reprendre le travail». Faut-il craindre ce genre de dérapage?
Peut-être. Mais nous ne sommes pas en 1967. Nous ne nous laisserons pas tuer comme ça.
Que pensez-vous de l’appel à la grève le 5 mars dans l’île de la Réunion, à 13.000 kilomètres des Antilles, dans l'océan Indien, avec des revendications semblables sur la «vie chère»?
C’est une très bonne chose pour notre lutte. Le président français veut absolument éviter un embrasement généralisé. Quand on voit les milliers de Français qui sont descendus dans les rues de France métropolitaine le 29 janvier dernier, on imagine très bien que cela puisse arriver. Le gouvernement a peur de la contagion mais si, quand il s’agit d’aider les travailleurs, les dirigeants se cachent, je suis certain qu’elle finira par gagner la France et même l’Europe.
[1] http://www.mediapart.fr/club/blog/maguy-day
[2] http://www.mediapart.fr/files/Jego.pdf
[3] http://www.mediapart.fr/journal/france/110209/les-antilles-sont-au-bord-de-la-revolte
[4] http://www.lkp-gwa.org/
Par Maguy Day - Mediapart.fr
Elie Domota, leader et porte-parole du Collectif contre l'exploitation outrancière (Lyannaj kont pwofitasyon-LKP), explique à Mediapart les raisons de la colère guadeloupéenne.
Quel est l’ampleur du mouvement social en Guadeloupe ?
Samedi, 65.000 personnes ont manifesté à Pointe-à-Pitre et 4000 à Basse-Terre. C’est la plus grosse manifestation de l’histoire de la Guadeloupe avec 15% d’une population de 460.000 habitants dans la rue. Imaginez simplement une manifestation avec 10 millions de personnes dans les rues en métropole! Le malaise est réel et profond. En Guadeloupe, 100.000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté, 120.000 personnes bénéficient de la couverture médicale universelle (CMU) faute de pouvoir être couvertes par le régime général de sécurité sociale.
En tant qu’agent de l’ANPE, je constate tous les jours que la situation est très très difficile particulièrement dans les agglomérations urbaines, même si, ici, on ne meurt ni de froid ni de faim. Seuls les Guadeloupéens dans les campagnes qui possèdent un petit lopin de terre, une chèvre ou un cochon s’en sortent. C’est une situation qui dure depuis longtemps, pas directement liée à la crise, et qui aujourd'hui est explosive.
Qu’attendez-vous de la visite du secrétaire d’Etat à l’outre-mer Yves Jégo qui vient d’arriver en Guadeloupe alors que l’île est en grève générale depuis le 20 janvier ?
Si nous prenons acte qu'Yves Jégo a débuté ses consultations avec le patronat et l’association des maires, nous n’avons toujours pas de réponses à nos revendications. Quoi qu'il en soit, je trouve dommage que, depuis la mi-décembre, les autorités préfectorales ne nous aient pas pris au sérieux. Le préfet a même refusé de nous recevoir, ce qui nous a conduits à appeler au mouvement de grève du 20 janvier. La seule réponse est venue du patronat et des élus qui nous ont dit: « La Guadeloupe va mal, reprenez le travail ! » Aujourd’hui, ils se rendent finalement compte que la région est au bord du chaos social.
Quelle a été la réponse du patronat aux points de revendication de votre plate-forme ?
Les patrons ont donné dimanche une conférence de presse où ils ne répondent à aucune de nos revendications. Ni celles immédiates sur la revalorisation du pouvoir d’achat, des minima sociaux, de la baisse du taux d’octroi de mer sur les biens de première nécessité, ni sur celles, à moyen terme, sur l’aménagement du territoire, la formation professionnelle et tous les autres sujets qui nécessitent des investigations plus poussées et des négociations soutenues.
Au contraire, ils ont dévoilé treize résolutions où il n’est question que d’exiger la réouverture des commerces, des stations-service, de réprimer les grévistes, de demander à l’Etat d’assurer la sécurité des biens et de réclamer des exonérations de charges, de taxes fiscales.
Que pensez-vous des déclarations du président de région, Victorin Lurel, sur la nécessité de « donner au LKP cinq jours pour finir avec ce mouvement (faute de quoi) nous prendrons une décision politique» ?
Ce qui l’intéresse, c’est de croiser le fer avec Yves Jégo mais il n'a jamais rencontré les autorités de l’Etat en Guadeloupe. Or ce genre de guerre politique nous semble contreproductive au regard de la nécessité de défendre l’ensemble des droits de ceux qui souffrent dans ce petit pays là. Si Victorin Lurel nous a fait un certain nombre de propositions, elles ne sont pas opérationnelles sans l’accord de l’Etat. La baisse du taux d’octroi de mer sur les biens de première nécessité doit être accompagnée d’une baisse de la TVA, ce qui n’est pas le cas. Il faut que l’Etat, les collectivités et le patronat se mettent d’accord avant de venir nous voir, mais comme personne ne veut rien lâcher, on ne sait pas jusqu’où cela ira.
Pourquoi les patrons guadeloupéens sont-ils sourds à vos revendications ?
Nous avons les chefs d’entreprises les plus réactionnaires de France. Une bonne frange du patronat local vient de métropole et sont des arrière-petits-fils d’esclavagistes qui pratiquent ouvertement la discrimination raciale à l’embauche. Malgré un taux de chômage de 40%, ils continuent de faire venir leur personnel de métropole.
L’économie de la Guadeloupe est organisée autour de l’import-distribution aux mains de 4 familles «béké» (descendants des colons blancs antillais), parents entre eux, et tous descendants d’esclavagistes. La famille Hayot (GBH) qui construit et exploite les hypermarchés sous l’enseigne Carrefour est la huitième fortune de France. Ces familles possèdent tout et pratiquent ouvertement une discrimination à l’embauche.
Chaque année, environ 1000 hectares de terres agricoles disparaissent au profit de hangars ou d’entrepôts pour ces grands groupes. De plus, la canne à sucre et la banane sont des produits d’exportation, loin de pouvoir remplir les besoins alimentaires de la population. La colonie est là pour servir la métropole. La canne à sucre n’est même pas raffinée sur l’île mais en métropole d'où elle est ensuite réexpédiée et revendue aux Guadeloupéens. Les lois de défiscalisation et d’exonération, qui n’ont eu que des conséquences négatives sur l’emploi, ne sont ni plus ni moins qu’un blanchiment légal d’argent. Sans compter les hôtels qui ouvrent et qui ferment juste pour que les grosses fortunes puissent bénéficier de remises fiscales et qui ont coûté 1500 emplois à la région en dix ans.
Comble de l’absurde, il existe un projet de circuit automobile financé par le Qatar et les Emirats arabes unis de construire un circuit automobile sur un terrain agricole. Soyons sérieux. Plusieurs personnalités politiques ont fait part de leur intention de relancer le débat sur une assemblée unique, mais ce n’est pas le changement de statut de l’île qui réduira les problèmes des Guadeloupéens. Il faut remettre à plat les choix désastreux qui ont été faits par le passé et qui ont consolidé la structure coloniale de la Guadeloupe.
[1] http://www.mediapart.fr/club/blog/maguy-day
[2] http://www.mediapart.fr/diaporama.php?d=Guadeloupe20090131&t=95e12b17f2cca5653e725d3e290d9f71
[3] http://fr.wikipedia.org/wiki/Octroi_de_mer
[4] http://ugtg.org/
[5] http://www.gbh.fr/activites/distrib1.asp
[6] http://lurel.parti-socialiste.fr/2009/01/
Par Stéphane Alliès - Mediapart.fr
Justin Daniel est professeur de science politique à la faculté de droit et d’économie de la Martinique. Auteur d'un rapport sur les formes d'exclusion à la Martinique (PDF), il décrypte pour Mediapart la structuration de la mobilisation antillaise.
Le mouvement de contestation antillais présente-t-il un caractère inédit, au regard des dernières décennies?
Assurément, le mouvement de contestation aux Antilles présente des caractéristiques singulières au regard des expériences plus ou moins récentes en la matière. D’abord, il frappe par son ampleur, sa durée et son intensité. Surtout, en se fondant sur une revendication transversale et commune à toutes les catégories de la population – la cherté de la vie –, il jouit incontestablement d’un large soutien populaire et d’une forte légitimité. Il convient d’ajouter que le mouvement a été soigneusement encadré afin d’éviter certains dérapages et qu’il ne dégénère en affrontements de rue, dans des pays dont l’histoire sociale et politique est tissée de violence.
De même, si le mouvement révèle un profond malaise, à la fois social et identitaire, il replace la «question sociale», quelque peu négligée durant ces dernières années après avoir dominé la scène politique jusqu’au milieu des années 90, au cœur du débat et des préoccupations de la population. Enfin, derrière les revendications immédiates, se cache une dénonciation implicite d’un modèle de développement fondé sur des graves inégalités, à travers lequel se sont constitués et reconstitués des monopoles qui rappellent singulièrement la période coloniale et nourrissent, en l’absence de toute transparence dans les modalités de fixation des prix, une grande suspicion.
Comment se structure la mobilisation ?
La mobilisation est structurée autour de «collectifs» regroupant des syndicats, des associations et différentes formes d’organisations, dont certaines rejoignent chaque jour le mouvement. L’épine dorsale est constituée par les syndicats majoritaires, dont en particulier l’UGTG (Union générale des travailleurs de Guadeloupe), qui mettent leur expérience et leurs moyens logistiques au service de la mobilisation.
Toutefois, il convient de noter une différence entre les deux îles : le mouvement a très tôt consacré l’émergence d’un leader incontesté en Guadeloupe, Elie Domota, secrétaire général du syndicat UGTG, tandis qu’à la Martinique a régné pendant un certain temps une sorte de polyphonie, ayant d’ailleurs conduit le collectif à recadrer sa communication et à renforcer sa cohésion interne.
Quant aux partis politiques, ils sont extérieurs au mouvement, se contentant de publier des communiqués et jouant un rôle secondaire, voire inexistant, dans le déroulement des événements, même si l’association des maires défilent aujourd’hui aux côtés des manifestants à la Martinique. Les prises de position des exécutifs régionaux et départementaux se font es-qualité et non en tant que représentants de forces politiques qui, de toute façon, sont plus que jamais inaudibles dans un tel contexte. De manière générale, la mobilisation actuelle révèle un rapport de défiance entre les personnels politiques locaux, qui peinent à se faire entendre, et le reste de la population précisément à un moment où les premiers sont tentés de remettre sur le tapis la question de l’évolution statutaire restée sans solution satisfaisante à ce jour.
Comment se situent les acteurs politiques et sociaux face au risque de débordement du mouvement?
Les risques de débordement ne sont pas négligeables, même si de gros efforts ont été réalisés pour encadrer la mobilisation et canaliser les mécontentements divers qu’elle agrège. Pour le moment, nous sommes en présence de rapports de force symbolique qui pourraient du jour au lendemain se transformer en affrontement sur le terrain, ce qui serait dramatique. Les hommes politiques l’ont bien compris, puisqu’ils ont multiplié des appels au compromis tout au long du week-end sans être entendus pour le moment, leur parole étant devenue parfaitement inaudible. L’une des incertitudes est sans aucun doute liée à une éventuelle jonction entre la mobilisation actuelle et les fêtes du carnaval qui, théoriquement, atteignent leur apogée le week-end prochain. Là résident, en effet, les risques d’une perte de contrôle de la situation…
Quant à franchir une nouvelle étape, cela paraît peu probable. Ce constat s’appuie sur la nature du mouvement qui, non seulement jouit d’une forte légitimité populaire, mais mobilise des catégories sociales traditionnellement peu portées à manifester et qui s’en tiennent, pour le moment, à la satisfaction de leurs revendications du moment. Il reste que ces dernières, tout en s’inscrivant dans l’immédiateté, posent des problèmes structurels qui ne peuvent trouver leurs solutions que dans la durée et au prix de révisions – déchirantes pour certains – des politiques publiques de développement mises en œuvre depuis plusieurs décennies ; politiques qui révèlent, sous le prisme grossissant des manifestations actuelles, leurs limites et tous les effets pervers dont elles sont porteuses.
En France, le gouvernement dit redouter la contagion et le PS dit qu'il faut tout faire pour l'éviter. Comment cela est-il perçu?
Il est clair que les citoyens de la Martinique et de la Guadeloupe suivent attentivement l’évolution de la situation sur le continent tout en étant persuadés que nombre de leurs homologues de la métropole s’identifient à leur revendication principale: le coût de la vie. Ils sont également conscients que cela place le gouvernement actuel dans une situation délicate, car «céder» dans l’un des DOM, revient à étendre les solutions dans les trois autres, solutions dont certaines pourraient inspirer les revendications qui émergent actuellement en France.
[1] http://www.mediapart.fr/club/blog/stephane-allies
[2] http://www.univ-ag.fr/crplc/images/stories/Rapport.pdf