OTAN - Dimanche matin, les habitants du port du Rhin contemplent leurs plaies, amers et écœurés. Enclavés à l'est de l'agglomération de Strasbourg, entre des bassins industriels et le fleuve-frontière, ils ont le sentiment que leur quartier "a été sacrifié" samedi par les autorités, en marge de la manifestation anti-Otan, quand des black blocks, rassemblant des centaines de casseurs, ont dévasté des bâtiments avant d'y mettre le feu. L'ancien poste de douane, la pharmacie, le distributeur de billets et l'hôtel Ibis sont réduits en cendres. Leurs structures calcinées et en partie effondrées attirent les curieux. Les habitants s'interrogent : "Des quartiers entiers de Strasbourg ont été fermés pour le sommet, pourquoi pas celui-là ?" "Il y avait 9 000 policiers en ville, pourquoi ne sont-ils pas intervenus ?" Retour sur les moments clés d'une manifestation qui a viré au fiasco.
Jeudi et vendredi, les cortèges - pacifistes ou d'allure plus menaçante - qui quittent le village autogéré installé au sud de Strasbourg sont refoulés par les forces de l'ordre. Premiers affrontements, 300 interpellations, trois personnes poursuivies au final. "Ce qui se passe conduit à la violence, c'est complètement antidémocratique !" se plaint Perrine, stoppée vendredi par des lacrymogènes, alors qu'elle accompagne une manifestation de clowns. Au village, on s'inquiète quelques heures plus tard d'un possible blocage des cortèges voulant se rendre à la manifestation du lendemain. "Je ne sais même pas si on va pouvoir y aller. Ils nous ont proposé d'aller sur une île, mais ça sent la souricière", indique un militant de Scalp Reflex. La stratégie des autorités, décidées à barrer la route à toute manifestation non autorisée, est appliquée à la lettre et avec efficacité. Mais elle fait grimper la tension chez les anti-Otan.
"We are peaceful"
Samedi matin, un groupe de 300 militants patiente au soleil avant la défilé en direction du quartier du port du Rhin. Assis sur la route, ils font face à un cordon de policiers et attendent l'ouverture du passage vers le point de départ du cortège. "We are peaceful, what are you ?" (Nous sommes pacifistes, et vous ?) crient-ils aux forces de l'ordre. Dans le même temps, les cortèges se mettent en branle depuis le village. Des black blocks, déjà préparés à l'affrontement, leur emboîtent le pas. La foule converge vers le point de blocage, pleine d'interrogations. Les bus de manifestants pourront-ils rejoindre Strasbourg (une dizaine aurait été bloquée, selon le collectif organisateur de la manifestation) ? Pourquoi la police barre-t-elle la route qui mène au point de départ ?
Du côté des autorités et des organisateurs, personne ne prend la parole pour expliquer que les chefs d'Etats ont pris du retard. L'exaspération monte. Les plus pacifistes crient au scandale, pensant à une interdiction de la manifestation. Quand les black blocks arrivent, ils gagnent l'avant et engagent l'affrontement. Ils dépavent une allée de tramway, traversent la foule avec des chariots remplis de projectiles, de citrons et de sérum physiologique pour lutter contre les lacrymogènes. Ils portent des lunettes de piscine ou de ski, certains sont équipés des masques à gaz. Des pierres, des bâtons et au moins deux cocktails Molotov sont lancés contre les forces de l'ordre.
Vers 12 h 30, le passage est soudain libéré. Les black blocks, désormais au premier rang, s'avancent rapidement, parfois rejoints par de jeunes Strasbourgeois. A leur arrivée dans le quartier du port du Rhin, aucun service d'ordre ne les canalise vers le point de rassemblement où des prises de parole sont prévues. Policiers et gendarmes mobiles, omniprésents dans la matinée pour veiller sur les chefs d'Etats, sont désormais totalement absents. Certains manifestants savent déjà que 7 000 militants allemands sont bloqués de l'autre côté du pont de l'Europe.
Peu après 13 heures, le poste de douane est attaqué à coups de pavés et incendié. Des hélicoptères survolent la scène, mais personne n'intervient. Pendant près d'une heure et demie, le quartier semble totalement livré aux casseurs, qui mettent le feu à la pharmacie, puis à l'hôtel. Les lacrymogènes ne les dispersent que vers 14 h 20. La foule pacifiste rassemblée à 300 mètres de là est elle aussi bombardée de lacrymogènes. Les black blocks s’y infiltrent, contournant une chaîne humaine inefficace improvisée dans la précipitation. La manifestation s'ébranle dans la confusion, pour fuir l'assaut policier. Le speaker demande aux personnalités et aux pacifistes de se mettre en tête de cortège. Mais tout le monde se lance en ordre dispersé. Le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) marche au pas de charge, Besancenot en tête, pour doubler le cortège par la droite.
Souricière
Les gens suffoquent et renversent des barrières pour se ménager des passages vers le début du parcours, raccourci des deux tiers par rapport au plan initial et lui aussi totalement improvisé. En à peine une heure, la foule revient près du point de départ, où l'incendie de l'hôtel Ibis fait rage. CRS devant, CRS derrière. Une souricière.
Longtemps, rien ne bouge. Sauf les black blocks. Ils montent deux barricades, l'une avec un stock de palettes, l'autre avec deux wagons poussés en travers de la route. Seuls quelques cortèges (NPA et mouvements libertaires) parviennent à s'organiser pour éviter d'être infiltrés par les casseurs. Ceux-ci remontent vers l'avant de la manifestation, où les forces de l'ordre sont bizarrement retranchées derrière une voie ferrée surélevée, qui offre à la fois un poste d'attaque et une réserve inépuisable de projectiles ramassés sur le ballast. Des manifestants pacifistes sans expérience de ce type de situation tentent de s'interposer. Sans succès. Les CRS répliquent avec des lacrymogènes qui arrosent la tête de cortège, créant un mouvement de panique dans la foule qui cherche à fuir, mains en l'air. Quand le calme revient et que la manifestation se disperse, les bacs à fleurs regorgent de vêtements noirs. D'autres ont été jetés près d'un terrain vague et incendiés. Les black blocks s'en sont séparés pour ne pas se faire interpeller.
Hier soir à 20 heures, seules douze personnes étaient en garde à vue suite aux événements de samedi, dont deux suspectées de l'incendie de l'ancien poste de douane. Au moins quatre d'entre elles devraient être jugées aujourd'hui.
Photos copyright DDP/AFP et Reuters/Vincent Kessler