Par Martine Orange - Mediapart.fr
«Dépenser près de 3 milliards d'euros sans construire un mètre carré supplémentaire, alors qu'on manque tant de logements sociaux en Ile-de-France. Est-ce vraiment une bonne opération? N'a-t-on pas mieux à faire?», s'interroge Marie-Hélène Amiable, maire communiste de Bagneux (Hauts-de-Seine). Comme de nombreux élus de la banlieue parisienne, elle a découvert ces dernières semaines le projet de cession imaginé par Icade, une des filiales immobilières de la Caisse des dépôts et consignations. Plus les élus et les associations de locataires avancent dans le projet, plus ils s'inquiètent.
Sans concertation, sans grande transparence non plus, la filiale de la CDC a annoncé fin décembre son intention de céder l'ensemble de son parc de logements locatifs, constitué au cours des quarante dernières années: au total, près de 35.000 logements, la plupart relevant des loyers intermédiaires, tous situés dans la première couronne de la région parisienne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne et Val-d'Oise pour l'essentiel), vont être vendus en un seul bloc. C'est l'équivalent d'une année de production de logements locatifs en Ile-de-France.
Les professionnels de l'immobilier ne se bousculent pas pour reprendre ce patrimoine. Une seule offre de reprise a été déposée. Elle émane d'un consortium réunissant la Société nationale immobilière (SNI), autre filiale immobilière de la Caisse des dépôts, et des offices HLM privés ou publics de la région parisienne. Mais tout reste pour l'instant très discret: prix, procédure, répartition des tâches et des lots, politique de la ville, rien n'est clair.
Beaucoup de ces appartements semblent appelés à perdre leur statut de logements intermédiaires destinés à la classe moyenne, pour devenir soit des HLM, soit des logements à loyer libre. De quoi provoquer un bouleversement social, politique et urbanistique dans nombre de villes de banlieue. Les élus, eux, se demandent ce qu'il va advenir. Au moment où l'Elysée ne cache pas sa volonté de peser sur le sort du grand Paris et d'impulser une nouvelle politique de l'habitat et du logement, cette affaire Icade leur paraît lourde de signification.
A plusieurs reprises, des voix se sont élevées à l'intérieur comme à l'extérieur de la Caisse des dépôts pour mettre en garde Icade et la direction de la CDC contre les risques de ce projet. Le directeur général de la Caisse, Augustin de Romanet, a même semblé hésiter un moment et chercher pendant près d'un an les moyens de différer cette cession à hauts risques. Puis, des rappels à l'ordre sont venus de toutes parts, y compris de l'Elysée. En novembre, celui-ci a fait savoir qu'il n'était plus question de temporiser. Comme à son habitude, le directeur général a donc obtempéré et donné son feu vert à l'opération d'Icade, même s'il en pressent les dangers.
Et les dangers sont multiples. Car dans cette affaire, la Caisse des dépôts se retrouve à tous les bouts de la chaîne. Elle est à la fois le principal actionnaire du vendeur Icade, le chef de file de la solution de reprise par son autre filiale immobilière, la société nationale immobilière (SNI), et enfin le principal bénéficiaire de la vente. Puisque le produit de la cession doit servir à alimenter le Fonds stratégique d'investissement (FSI) (annoncé en octobre dernier par Nicolas Sarkozy et destiné à soutenir les entreprises stratégiques pendant la crise) que la CDC doit abonder à hauteur de 10 milliards d'euros.
De plus, c'est la CDC qui donnera le ton sur la destination de ces logements, au risque de provoquer une rupture de sa politique, vieille de cinquante ans, de partenaire indéfectible des collectivités locales et d'acteur majeur dans le logement social.
120% de hausse en 3 ans
Pour de nombreux élus, la Caisse est tout sauf neutre dans ce dossier. Il suffit de voir à quel prix elle accepte de mener cette négociation. Pressée d'avancer sur cette opération, qui débouchera selon toute vraisemblance sur sa privatisation, Icade a pris comme référence la valeur comptable des logements inscrites à son bilan. En principe, une référence indiscutable. Mais quand les professionnels de l'immobilier comme les élus ont découvert la somme, ils en sont tous restés stupéfaits. Icade a évalué son parc de 32.000 logements locatifs à 2,9 milliards d'euros. Un prix, selon des professionnels, bien supérieur à la valeur actuelle de marché.
Les élus, eux, ont du mal à comprendre qu'Icade se réfère au seul marché alors que ces logements ont été financés pour l'essentiel grâce aux prêts subventionnés (1% logement, livret A), ont en moyenne entre trente et quarante ans et sont largement amortis. «Repayer un parc déjà largement financé par la puissance publique est une chose mais à ce prix, cela dépasse l'entendement», dit Michel Coronas, chef de cabinet du président du conseil général du Val-de-Marne. Un département qui compte 5.800 logements liés à Icade.
Mais les surprises vont bien au-delà. En épluchant les comptes d'Icade, Stéphane Peu, président de l'office HLM de la Seine-Saint-Denis et maire adjoint communiste de la ville, a fait de curieuses constatations. «Quand Icade a été introduite en Bourse fin 2005, la valeur de son parc locatif, constitué alors de 42.000 logements était estimée par des experts à 1,4 milliard d'euros. Aujourd'hui, alors que la société a vendu déjà 10.000 logements, le parc est estimé à 2,9 milliards d'euros. Comment justifier une hausse de 120% en trois ans? Même si le marché est tendu en région parisienne, il n'a pas connu une telle surchauffe. Il baisse même aujourd'hui», explique-t-il.
Etonné, Stéphane Peu a averti nombre d'élus de la région parisienne et a écrit à la Caisse des dépôts pour demander des explications. Pour l'instant, sans réponse. Mais elle a servi d'alerte à tous les élus et à tous les offices HLM de la région.
A dire d'experts
«C'est le prix du marché», explique André Yché, patron de la SNI, chargé de négocier au nom du consortium. «Les réévaluations successives sont liées aux dernières cessions réalisées par Icade. Les immeubles ont tous trouvés preneurs à des prix bien supérieurs aux estimations prévues. Cela l'a conduit à réévaluer l'ensemble de leur patrimoine», poursuit-il.
Le fait qu'Icade ait peut-être vendu d'abord ses plus beaux immeubles pour en tirer le meilleur prix ou qu'une cession d'un immeuble se fasse à un prix plus élevé que l'ensemble d'un parc ne semble pas entrer en considération dans les discussions. D'ailleurs, il n'y a pas de problème: le prix demandé par Icade a reçu l'agrément des banques.
Toutes les banques ou presque sont intéressées à l'affaire. BNP Paribas est aux côtés d'Icade; la Deutsche bank représente la CDC; HBSC le consortium acheteur; la Société générale a fait les évaluations immobilières; même la petite structure de Jean-Marie Messier, Messier Partners –qui, il est vrai, a besoin d'un réconfort après avoir vu annuler récemment un contrat de 6 millions d'euros pour conseiller les Caisses d'épargne dans sa fusion avec les Banques populaires– est parvenu à entrer dans l'opération comme conseil des dirigeants d'Icade.
Tous semblent tombés d'accord sur le fait que la valeur comptable inscrite dans le bilan d'Icade est la bonne ou pas loin. «Tout le monde a intérêt à ce que cela se passe ainsi. Cette opération va servir de référence pour tout le secteur. Les banques qui sont très engagées auprès de nombreuses foncières privées vont s'en servir pour justifier qu'elles n'ont pas besoin de dévaloriser leurs créances et participations dans leur bilan, et les foncières feront de même», pronostique un bon connaisseur du dossier.
L'engouement des actionnaires minoritaires
Le prix demandé serait donc le bon. Mais curieusement, l'opération n'attire pas une foule de candidats. Depuis un an, la direction d'Icade a engagé des négociations discrètes avec des repreneurs éventuels. Les discussions ont été assez poussées notamment avec le groupe 3F, spécialisé dans le logement social en Ile-de-France (lire l'article "L'étrange opération d'Icade"). Celui-ci s'est finalement récusé: trop lourd, trop cher, trop risqué.
C'est en substance ce qu'ont répondu tous les autres groupes approchés. Même la SNI, qui avait envisagé un moment de reprendre seule le patrimoine d'Icade, y a renoncé. Déjà en manque de fonds propres, chargée en plus de racheter 30.000 logements en voie d'achèvement aux promoteurs en difficulté, la filiale de la Caisse des dépôts n'était pas en mesure d'avaler un si gros patrimoine à ce prix.
D'où l'idée du consortium. La SNI s'est proposée comme chef de file pour présenter une offre commune pour la reprise des logements d'Icade. «Afin de mieux négocier», expliqua-t-elle. Tous les offices de HLM privés ou publics ont donc été approchés pour se joindre à la négociation. L'office HLM des Hauts-de-Seine, présidé par Patrick Devedjian, président du conseil général du département, a été le premier à répondre à l'invitation. D'autres l'ont rejoint.
Au sein du consortium, il semble qu'il ait été beaucoup question de la répartition des logements ou d'échanges, afin de faire des ensembles homogènes. Mais peu de prix. L'offre proposée par le consortium, selon nos informations, serait autour de 2,65 milliards, soit 8% de moins que le prix réclamé par Icade. Impossible de négocier beaucoup plus, selon André Yché. «Il y a des actionnaires minoritaires dans le capital d'Icade et ils veillent de près à l'opération», rappelle-t-il. L'argument est imparable: comment léser des actionnaires minoritaires qui détiennent 40% du capital d'Icade? Ils ont investi sur la foi des comptes de la société. Il n'est pas possible de les défavoriser pour une opération publique.
Certains, cependant, ne semblent être là que pour un aller-retour. Depuis qu'Icade a annoncé la vente de son patrimoine, son cours a pris l'ascenseur. Alors que ses concurrents comme Unibail ou Gecina ont vu leurs cours au mieux stagner, au pire perdre au moins 25% de leur valeur en six mois, celui d'Icade a progressé sur la même période de plus de 63%. Icade soudain intéresse.
La raison en est simple: tous flairent la bonne opération. Bénéficiant depuis 2007 du statut de société d'investissement immobilière cotée, Icade profite d'un régime fiscal très compréhensif: elle peut reverser 80% des bénéfices et 50% de ses plus-values de cession en toute transparence fiscale, les bénéfices ne sont imposés qu'au régime des plus-values au niveau de l'actionnaire. Tous spéculent donc sur un dividende exceptionnel à l'issue de la vente du parc de logement. Très affaiblie, et pour la première fois de son histoire en perte, la Caisse des dépôts va être la première à le réclamer. Tous les autres, y compris les dirigeants qui se sont fait attribuer des stock-options depuis la mise en bourse, sont à sa remorque pour en profiter.
Une opération ruineuse
La perspective de voir des actionnaires privés s'enrichir à l'occasion d'une vente d'actifs semi-publics, au détriment des organismes de logements sociaux, en indigne plus d'un: «C'est au-delà de l'admissible», dit Stéphane Peu. D'autant que l'addition finale de l'opération s'annonce très lourde pour les bailleurs sociaux, bien au-delà du seul coût d'achat. «Icade est un très mauvais bailleur. Il n'entretient pas ses immeubles depuis des années. La plupart de ses logements ne sont pas aux normes minimales. Dans ma commune, il a fallu que la mairie prenne à sa charge le chauffage et les parties collectives pour éviter une dégradation préjudiciable pour tout le quartier», raconte Christian Hervy, maire de Chevilly Larue (Val-de-Marne).
Des réhabilitations lourdes s'avèrent nécessaires pour de nombreux logements, ne serait-ce que pour les remettre aux normes actuelles. Sans parler des prochaines transformations imposées dans le cadre du Grenelle de l'environnement. Selon les premières estimations, il faudrait investir entre 25.000 et 30.000 euros par logement pour au moins la moitié du parc. Soit au moins, 500 millions d'euros. Ajoutés aux 2,9 milliards d'euros de l'achat, cela représente pas loin de trois années de dépenses des offices HLM de la région parisienne. Et tout cela pour ne pas créer un seul mètre carré supplémentaire d'habitation. Voire pour en supprimer.
Même si les offices HLM et les opérations pour les logements sociaux bénéficient de crédits à taux très préférentiels, tout cela risque d'être impossible à amortir, même sur très longue période. L'opération s'annonce ruineuse et pourrait peser très lourdement sur la politique de logement social en Ile-de-France.
La suite est écrite, à entendre certains professionnels de l'immobilier: «Une partie des logements rachetés vont être classés en HLM. Cela permettra à certaines communes de se mettre à bon compte en conformité avec la loi SRUsans avoir créé un logement social de plus. Et les autres, parce qu'il sera impossible de les financer, seront vendus avec des loyers libres ou en accession à la propriété. C'est tout à fait conforme à la politique de logement que défend Nicolas Sarkozy», prédit un promoteur. André Yché, le président de la SNI, est d'ailleurs présenté comme un des rares à avoir l'oreille du président en matière de politique du logement. Ils auraient les mêmes vues sur le sujet. [qui oblige chaque commune à avoir 20% de logements sociaux sur son territoire ou à payer des amendes],
La prédiction a déjà commencé à se confirmer. Selon Le Canard enchaîné, la mairie de Neuilly a demandé qu'un ancien immeuble d'Icade, situé dans une des grandes avenues longeant le bois de Boulogne et qui vient d'être vendu récemment, soit classé en HLM. Neuilly aura donc ses logements sociaux.
En examinant les tenants et les aboutissants de ce dossier, les élus commencent à prendre peur: «Tous les ingrédients d'un scandale majeur sont en place», s'alarme Stéphane Peu. Comme d'autres, il demande une remise à plat complète du dossier. Mais est-il encore possible de tout reprendre? L'affaire est si avancée et contrôlée jusqu'au sommet de l'Etat, il y a tant d'intérêts liés dans ce dossier, qu'on se prend à douter.
Liens:
[1] http://www.mediapart.fr/club/blog/martine-orange
[2] http://www.icade.fr/fo/fr/index.do
[3] http://www.groupesni.fr/
[4] http://fr.wikipedia.org/wiki/Augustin_de_Romanet
[5] http://www.premier-ministre.gouv.fr/chantiers/croissance_847/fonds_strategique_investissement_sera_61682.html
[6] http://www.mediapart.fr/journal/economie/060608/logement-social-l-etrange-operation-d-icade
[7] http://www.pierrepapier.fr/pierrepapier/index.nsf/wdif/82DFED86FB5776CBC12572B1003EB520?opendocument
[8] http://www.mediapart.fr/journal/economie/090409/une-premiere-la-caisse-des-depots-affiche-des-pertes
[9] http://www.aurg.org/sru/sru.htm