Mme Royal et la démocratie d'opinion
Analyse publiée par Jean-Louis Andreani dans le journal Le Monde (édition du 1er novembre 2006)
La méthode Royal est-elle susceptible, ou non, de rapprocher les citoyens de la politique ? C'est l'une des principales questions soulevées par le phénomène qu'a réussi à créer autour d'elle la présidente du Parti socialiste de Poitou-Charentes. La favorite des sondages au sein du PS affiche une volonté très claire de réduire le fossé entre la population et ses élus, de faire reculer un scepticisme qui mine la démocratie et qui avait provoqué, notamment, l'horreur politique du 21 avril 2002.
L'objectif avoué est louable. Eriger au rang de priorité la réduction de la fracture entre le "peuple" et ses élites aurait dû inspirer les dirigeants des différents partis, en particulier le PS, bien avant que Mme Royal ne s'en empare. Etre à l'écoute de la population, en particulier de celle qui souffre, restaurer l'espoir des moins favorisés, rompre le splendide isolement des palais nationaux, sortir d'un moule intellectuel qui peut pousser à la cécité politique est urgent.
De tous ces points de vue, la volonté de valoriser la "démocratie participative" n'a rien de critiquable en soi. Associer davantage les citoyens à la gestion locale est une idée ancienne, prônée par exemple par le mouvement des groupes d'action municipale (GAM), qui avait servi de laboratoire politique à la gauche dans les années 1960 et 1970. Plus récemment, le gouvernement de la gauche plurielle avait fait voter la loi du 27 février 2002 sur la "démocratie de proximité", qui explore cette même voie en créant des "conseils de quartier" dans les villes de plus de 80 000 habitants.
Mais jusqu'où faut-il étendre le champ de la démocratie participative ? Est-il souhaitable de donner davantage de pouvoirs aux instances à travers lesquelles elle s'exprime ? Faut-il bousculer les élus qui ont parfois des réticences face à de tels contre-pouvoirs ? Jusqu'à quel point la démocratie participative peut-elle "changer la vie" ? Ces débats sont permanents et légitimes.
Le problème soulevé par le phénomène Royal n'est pas là. La candidate potentielle a une façon de présenter les choses qui crée une ambiguïté, voire une sensation de malaise, et qui explique que ses adversaires, de droite comme de gauche - qui cherchent évidemment le défaut de la cuirasse -, puissent la taxer de populisme et de démagogie, en trouvant un écho dans une partie de l'opinion et des militants socialistes.
Ce serait faire injure à Mme Royal de penser qu'elle ne maîtrise pas son vocabulaire. Or celui qu'elle emploie n'est pas neutre. Lorsqu'elle utilise des termes comme "jury", " surveillance populaire" (avant de les abandonner devant les critiques qu'ils provoquent) ; quand elle accuse ses adversaires d'avoir "peur du peuple", ou de prétendre que "tout va bien", elle ne contribue pas à dissiper la défiance à l'égard du personnel politique. Au contraire, elle l'entretient, la justifie, qu'elle le veuille ou non. Autant dire que ce n'est sans doute pas la meilleure manière de s'y prendre pour restaurer l'image du politique.
Longtemps, la désacralisation de la politique en France a semblé relever de l'urgence. Les sarcasmes contre cette République "monarchique" allaient de pair avec la revendication d'un Etat et d'une politique devenus plus "modestes", gage d'un fonctionnement plus démocratique et d'une meilleure proximité avec le citoyen. On tombe aujourd'hui d'un excès dans l'autre, en faisant des élus des personnages assez peu fiables pour n'être autorisés à agir qu'avec l'aval explicite et sous la surveillance constante, jusqu'au sein du conseil des ministres, de leurs électeurs.
L'approche politique de Mme Royal pose aussi la question du rapport à l'opinion et à ses fluctuations. Ségolène Royal est populaire au PS parce qu'elle est en tête des sondages d'opinion. Et elle doit ce résultat, en bonne partie, au fait de coller aux tendances dégagées par les sondages thématiques, sur les questions qui préoccupent le pays. Autrement dit, la boucle est bouclée : les sondages mènent le jeu.
Cela fait longtemps qu'ils tiennent une place importante dans le paysage politique, et ceux qui affirment s'en moquer sont souvent les premiers à les éplucher avec un soin obsessionnel. Au demeurant, la prise en compte de l'opinion est aussi un élément de modernisation de la démocratie, et il est difficile de gouverner durablement contre elle. Mais un nouveau pas est franchi, avec toutes les inquiétudes que peut soulever cette évolution.
RENVERSER LES RÉSULTATS
Lorsque Mme Royal explique que, sur la Turquie, son opinion sera celle du peuple, elle tourne le dos à l'idée selon laquelle l'homme, ou la femme, politique était supposé (e) être élu (e) à partir de convictions qu'il (elle) a su défendre avec assez de force pour les faire partager. L'exemple de la peine de mort, abolie par la gauche contre tous les sondages et qui suscite maintenant un large consensus, a été cité à de multiples reprises, mais il conserve sa valeur.
Il est bien sûr permis de défendre une conception inverse de celle illustrée alors par l'initiative de François Mitterrand sur le châtiment suprême. Il est plus difficile de prétendre qu'elle restaure la légitimité du politique. En poussant le raisonnement à ses limites, autant vaudrait déterminer quel est le meilleur institut de sondages, puis décider que son directeur deviendra président, avec pour mission de mettre en oeuvre une politique inspirée des réponses à des questionnaires judicieusement établis et soumis à un échantillon représentatif de la population...
Outre les objections de principe, la faisabilité de ce type de gouvernement est elle-même incertaine. Tous les sondeurs et les politiques savent que l'opinion est versatile, qu'elle peut être convaincue à force de pédagogie ou intoxiquée à coups de désinformations. Les sondages peuvent se tromper, être contradictoires.
Laurent Fabius avait fait un jour la démonstration, à la télévision (lors de l'émission "L'heure de vérité" d'Antenne 2 en décembre 1987), qu'on peut renverser les résultats d'un sondage en quelques minutes, rien qu'en changeant de ton... Et Michel Rocard, qui fut le premier dirigeant à théoriser les rapports entre l'opinion et le politique, souligne aujourd'hui, après avoir passé trois ans à Matignon, que gouverner au sondage relève de l'impossible.
Dans un ouvrage qui survole six siècles de crises, voire d'effondrements français (Le Phénix français, Flammarion, 18 euros), le journaliste Georges Valance souligne que le pays, à chaque fois, a repris pied grâce à une impulsion forte, donnée par un personnage politique déterminé, qui ne craint pas de prendre des risques. L'inverse, en somme, d'un mode de gouvernement à la godille, qui ferait de l'image et de l'écoute des sondages sa principale force.