Depuis toujours, le tonitruant pasteur nord-irlandais s'attire aussi les sobriquets, admiratifs ou irrités. Pour ses disciples, il est le "Big Man". Le prophète qui, après avoir tant prêché "pour Dieu et pour l'Ulster", obtint sa récompense suprême en devenant, en 2003, par les urnes, le chef du premier parti unioniste de la province.
Pour tous les autres, à Belfast, Londres ou Dublin, il est le "Dr No". Sa vie égrène une litanie de refus. Non à l'évolution des moeurs. Non à l'oecuménisme religieux. Non à l'abandon de l'ancestrale domination protestante sur la minorité catholique. La dernière fois qu'il a dit "oui", raconte une blague qui court à Belfast, c'était à son mariage, il y a exactement cinquante ans.
A 80 ans, le voilà aujourd'hui face à son choix ultime : accepter ou non un partage du pouvoir avec son ennemi mortel d'hier, le Sinn Féin, l'aile politique de l'Armée républicaine irlandaise (IRA), que dirige Gerry Adams. L'accord de Saint-Andrews, concocté par Londres et Dublin, prévoit la restauration du gouvernement et de l'assemblée semi-autonome, suspendus en 2002.
Une assemblée transitoire siégera du 24 novembre au 30 janvier 2007, avant les élections prévues le 7 mars. S'il approuve cette feuille de route, Ian Paisley deviendra premier ministre de la province. Il aura pour adjoint Martin McGuinness, le n°2 du Sinn Féin. Un duo impensable il y a quelques années.
Quel sera le "dernier hourra" du vieux pasteur ? Un cri de triomphe à l'heure du sacre ? Ou un nouveau rejet vociférant ? Consentira-t-il à devenir un homme d'Etat respectable, en admettant, comme l'affirmait un récent rapport d'experts, que l'IRA a renoncé au terrorisme de "manière irréversible" ? Ou préférera-t-il, l'air défiant et le mot railleur, emporter, comme il l'a prédit naguère, ses convictions avec lui dans sa tombe ?
Lorsque Ian Richard Kyle Paisley naît à Armagh le 6 avril 1926, la rébellion coule déjà dans ses veines. Son père, pasteur baptiste, a créé une communauté dissidente, comme l'autorise la tradition protestante. Ian prononce à 16 ans son premier sermon. Ordonné pasteur à 20 ans par son père, il fonde en 1951, à Belfast, l'Eglise presbytérienne libre d'Ulster.
Homme de Dieu, son engagement politique est le fruit amer de sa foi. Prenant la Bible au pied de la lettre, il coprésidera longtemps le congrès mondial des fondamentalistes chrétiens. Il nourrit une haine théologique pour les catholiques. Que voit-on dans une église romaine, demande-t-il : "Des légions d'images peintes, tapageuses et vulgaires. Ce sont les ornements de la grande putain de Babylone et de la "femme en rouge" (le pape)." Il fustige "l'aveuglement" de l'ennemi : "Devenez un arbre, une pierre, une bête sans raison. Vous êtes alors un catholique romain." Dans les années 1950, l'oecuménisme en vogue, d'origine protestante, pousse au rassemblement de la chrétienté. Ian Paisley exclut de "pactiser avec l'hérésie papiste". En 1963, le drapeau britannique est mis en berne après la mort de Jean XXIII. Le pasteur rameute ses partisans, fulmine contre le défunt, "cet homme de péché qui est maintenant en enfer où il crie "Alléluia !"", et défile dans Belfast. Ce sera désormais sa méthode familière : un meeting ponctué de harangues, suivi d'une marche de protestation.
L'année suivante, un autre drapeau le pousse dans la rue. A Belfast, un candidat républicain fait flotter sur son QG électoral la bannière tricolore de l'Irlande. C'est illégal. Ian Paisley menace de la retirer lui-même. La police intervient. Il s'ensuivra 3 journées d'émeutes, les premières depuis 1935. Dans la foule, un jeune homme observe et médite l'événement : Gerry Adams. L'intransigeance activiste du pasteur convaincra plus d'un catholique de rejoindre l'IRA. "Il n'a rien à craindre pour sa vie, lancera un jour un chef républicain, car il est notre meilleur sergent-recruteur."
Dans les années 1960, Paisley vitupère contre le mouvement pour les droits civiques, derrière lequel il voit la main de l'IRA. En 1965, il bombarde de boules de neige le premier ministre irlandais. En 1968, après l'une de ses contre-manifestations, il passe 6 semaines en prison. En 1969, l'Irlande du Nord s'enfonce dans une guerre civile qui fera 3 500 morts en près de 30 ans. L'Eglise de Ian Paisley regroupe maintenant plusieurs milliers de fidèles, petits agriculteurs et ouvriers. En 1970, il entre à la Chambre des communes et, un an plus tard, crée le Parti unioniste démocratique (DUP), qu'il dirige d'une main de fer. Pourfendeur des accords de Sunningdale (1974), qui donnent à Dublin un droit de regard sur le Nord, Paisley contribue à leur sabotage en organisant des grèves ouvrières.
Prédicateur-né, la parole est son arme, et ses discours sont des sermons, servis par une voix de gravier qui gronde et tempête de rage. Grand, massif, le cheveu gominé, il déploie une gestuelle théâtrale. L'acteur nord-irlandais Liam Neeson, pourtant catholique, se souvient de l'avoir écouté, enfant, et d'y avoir découvert son goût pour le spectacle.
"Voyons, nous sommes tous les enfants de Dieu", lui faisait observer l'ancien premier ministre britannique James Callaghan. "Non, répondit Paisley, nous sommes les enfants de son courroux !" Maître de l'anathème, il brandit les métaphores bibliques. Les pharisiens et les Judas peuplent ses sombres oraisons, où rôdent des "forces puissantes", oublieuses des "Dix Commandements". Aux Communes, ce "brave serviteur de la Couronne", comme il se définit, est l'un des rares à invoquer Dieu. Aux yeux d'un peuple britannique largement déchristianisé, Paisley est un personnage anachronique surgi de la préhistoire luthérienne. Il a traité la reine de "perruche", Tony Blair de "scribouillard" et de "menteur éhonté", Margaret Thatcher de "Jézabel". C'est assez peu aimable : Jézabel était une reine d'Israël qui adorait un faux dieu et a fini mangée par les chiens.
Le 11 octobre 1988, Jean Paul II s'exprime devant le Parlement européen de Strasbourg, où Paisley a siégé pendant 25 ans. Le pasteur apostrophe le pape d'un bruyant "Antéchrist !" avant d'être expulsé. Il n'est jamais en panne d'invectives contre les "terroristes de l'IRA/Sinn Féin", ces "monstres assoiffés de sang" qui feraient bien "de porter le sac et la cendre", autrement dit d'afficher leur contrition. Les républicains, qu'il promettait naguère de "réduire en miettes", n'ont pourtant jamais été politiquement aussi forts.
Il est également inflexible avec ses rivaux protestants modérés, qu'il tient pour des traîtres en puissance. "Il est aussi unioniste que Ben Laden est un patriote américain", disait-il de l'ancien premier ministre David Trimble, qu'il a battu sévèrement aux élections législatives de 2005. Avec un tiers de tous les suffrages nord-irlandais, le DUP domine aujourd'hui le camp protestant. Fort de 9 sièges aux Communes, il est le 4ème groupe parlementaire britannique.
Farouchement hostile aux accords de paix du vendredi saint (avril 1998), Ian Paisley a su capter à son profit le désenchantement qu'ils ont suscité chez une communauté protestante en proie au doute et au ressentiment. Après avoir vu disparaître ce qui leur était cher depuis des générations, notamment l'ancienne police et le régiment royal irlandais, qu'ils dominaient, les "loyalistes" ont, à tort ou à raison, le sentiment que Londres les a tenus pour quantité politique négligeable, en privilégiant le dialogue avec le Sinn Féin.
Paisley leur paraît le mieux placé pour défendre leurs intérêts. Ils l'écoutent beaucoup moins lorsqu'il leur fait la morale. Le bigot pasteur a protesté en vain lorsque l'équipe de rugby d'Ulster a "profané le sabbat" en jouant pour la première fois le dimanche. Il n'a guère été entendu en bannissant des cérémonies de mariage la danse country, qui "avec ses attouchements et ses gestes sexuels incite à la luxure". Sa dénonciation de la sodomie, lors de la libéralisation de l'homosexualité, n'empêcha pas plusieurs dirigeants unionistes radicaux de commettre des crimes pédophiles.
Aujourd'hui, l'éternel provocateur a, certes, le cheveu blanc, le visage amaigri et l'allure frêle d'un vieillard. Mais ce politicien infatigable, apprécié de ses électeurs, catholiques compris, n'a perdu ni sa gouaille ni ses certitudes. Il fallait le voir et l'entendre au volant de son autobus, lors de sa dernière campagne électorale, le sourire conquérant et le verbe ironique. Ces derniers mois, Ian Paisley est devenu moins intransigeant envers l'ennemi d'hier. Le 9 octobre, il a même, pour la première fois, serré publiquement la main du primat catholique d'Irlande. Sera-t-il bientôt touché par la grâce de celui qu'il appelle, dans ses bons jours, "le Dieu du pardon" ?