La société britannique après 13 ans de travaillisme
En paix, Belfast fait peau neuve en dépit de nombreux murs entre communautés
LE MONDE | 29.04.10 | 14h42 • Mis à jour le 29.04.10 | 14h49
Belfast Envoyé spécial
Un processus de paix, c'est aussi une histoire de voirie. Celui qui est en cours en Irlande du Nord, depuis 1998, n'en finit pas d'élargir les routes de la province, d'embellir les rues du centre de Belfast, d'y tracer les avenues de nouveaux quartiers d'affaires. Mais il n'a pas encore pu relier les artères déchirées, dans les faubourgs populaires, par trente années de guerre civile et 3 600 morts, entre les catholiques nationalistes de l'IRA et de sa branche politique, le Sinn Féin, partisans d'un rattachement à la République d'Irlande voisine, et les protestants loyalistes, favorables au maintien de l'Ulster dans le Royaume-Uni.
Aujourd'hui, les 2 camps gèrent ensemble une région devenue plus autonome, au terme d'accords initiés et sans cesse relancés par les gouvernements travaillistes qui se sont succédé à Londres. Et l'un des effets les plus frappants de ce lent processus est d'avoir rendu invisible la frontière la plus surveillée d'Europe occidentale.
Sur le trajet Dublin-Belfast, les blocs de béton et les miradors de l'armée britannique ont cédé la place à un chantier d'autoroute qui facilite chaque année davantage le passage entre les deux Irlandes. Les habitants de la République profitent du taux de change favorable entre l'euro et la livre pour faire le plein dans les supermarchés de la ville frontalière de Newry. Ceux du Nord, y compris les unionistes qui faisaient auparavant comme si seule l'Ulster existait sur l'île, n'hésitent plus à l'utiliser pour prendre les vols low cost depuis Dublin.
Belfast a largement profité de ces nouveaux échanges, ainsi que de l'injection massive de capitaux par le gouvernement britannique, l'Union européenne et les Etats-Unis. La cité s'est dotée de tout le mobilier urbain des centres-villes tendance, de buildings en verre et de centre commerciaux ultramodernes. S'y promener aujourd'hui revient à substituer une vision couleur aux images noir et blanc de l'époque des "troubles".
"Dans certains quartiers, le boom immobilier a multiplié le prix des maisons par 7 en 10 ans", explique Michael Morgan, conseiller financier. Mais cette embellie n'a pas débouché sur les mêmes excès que ceux de la République voisine, aujourd'hui foudroyée par la crise économique. Belfast, protégée par ses emplois publics (60 % de la population active), limite mieux les dégâts que Dublin. "Les chantiers ont ralenti, dit M. Morgan, mais il n'y a pas eu d'effondrement." Les promoteurs craignent de ne pas arriver à boucler les travaux du nouveau quartier Titanic (à l'emplacement des chantiers navals qui ont livré le paquebot en 1912) à temps pour marquer ce centenaire.
Dans les quartiers populaires, un type de construction n'a cessé de prospérer avec la paix. Ce sont les murs, de plus en plus hauts, de plus en plus nombreux, qui séparent communautés. "On en compte près de quarante aujourd'hui, selon Dominic Bryan, directeur des études irlandaises à l'université Queen's de Belfast. Ce qui fait que la ville n'a à la fois jamais été aussi calme et aussi divisée. La nouvelle philosophie locale est devenue : les hauts murs font les bons voisins."
Ces séparations, hautes de plusieurs mètres et prolongées de filets pour empêcher les jets de pierres, officialisent les anciennes déchirures urbaines, lieux d'affrontements au temps des "troubles". Elles peuvent couper un parc en deux ou cerner parfois une rue unique, réduit unioniste dans une enclave catholique. Au fil des années du processus, elles sont ajoutées aux murs historiques, comme celui qui sépare les fiefs unionistes de Shankill Road et catholique de Falls Road, dans l'ouest de la ville. Ceux-là, et leurs peintures partisanes, sont devenus l'objet d'un tourisme de la mémoire, transformant Belfast en musée de ses "troubles".
"Le problème, c'est que ces séparations coûtent très cher, poursuit Dominic Bryan. De ce point de vue, la paix n'a rien réglé, il faut tout financer en double, entre des zones séparées parfois par quelques dizaines de mètres : les équipements sociaux, les centres de loisirs, les programmes de logements. Ce gaspillage institutionnel rend le système éducatif particulièrement inefficace." A peine 5 % de la population nord-irlandaise consent à placer ses enfants dans une école ouverte aux deux confessions.
"Nous ne sommes pas demandeurs de ces murs. C'est l'Etat britannique qui les construit", affirme Michael Culbert, ancien membre de l'IRA, qui a passé seize ans dans la prison de Long Kesh, à un bloc de celui où Bobby Sands et huit codétenus mourraient d'une grève de la faim. L'homme anime aujourd'hui Coiste, une association qui offre des activités aux anciens prisonniers politiques nationalistes, en plein coeur de Falls. "Grâce au processus, dit-il, l'armée britannique a disparu de nos rues, les habitants de nos quartiers ne sont plus l'objet de discriminations dans l'accès au travail. Bientôt, nous pourrons aussi détruire ces murs." Selon lui, les nouveaux remparts ne servent qu'à séparer des bandes de gamins qui ont substitué une "violence récréative", expression d'un sentiment de relégation sociale, aux affrontements politiques. "Un peu comme dans vos banlieues françaises", glisse-t-il.
Pour l'heure, le principal souci du Sinn Féin, qui codirige la région avec l'UDP unioniste, est de sortir les populations les plus pauvres de leur "culture du chômage". C'est parmi ces jeunes, qui n'ont vu ni leurs parents ni leurs grands-parents travailler et qui se sentent rejetés par le boom économique, que les nouveaux mouvements clandestins nationalistes recrutent leurs éléments les plus virulents.
Depuis 2 ans, l'activité violente de ces dissidents de l'IRA s'est intensifiée. Elle est aujourd'hui la principale menace pour un processus de paix, dont la grande majorité des Irlandais du Nord ont tiré une substantielle amélioration de leurs conditions de vie.
Jérôme Fenoglio
Article paru dans l'édition du 30.04.10