Je me suis beaucoup interrogé sur la pertinence de me prononcer sur le sujet. Mais comme de nombreux militants socialistes, il n'est pas possible de retenir à la fois l'expression de ma colère, de mes angoisses et de mes interrogations. Je crois qu'il est temps de libérer la parole des militants de gauche avant qu'il ne soit trop tard.
Jérôme Cahuzac a donc procédé hier après-midi à des aveux complets (presque ?) devant le juge d'instruction qui l'a mis en examen. Le ministre du budget, en charge de la lutte contre la fraude fiscale, avait donc caché l'existence d'un compte en Suisse, à UBS puis dans la Banque Reyl à Genève, et enfin à Singapour. Il était donc lui-même un fraudeur et fait accablant il a menti à tous les responsables politiques, à ses supérieurs, à la représentation nationale et à tous les Français.
Il faut revenir un moment sur le rôle de Médiapart dans cette affaire. Les journalistes de ce média en ligne ont fait leur travail, consciencieusement, dans la ligne d'indépendance et de gauche qu'ils se sont fixés dès la création du site voici 5 ans. Médiapart avait raison, son enquête était sérieuse, ses recoupements solides ; cela fera réfléchir ceux des responsables politiques de mon camp, le Parti Socialiste, qui avaient insulté le journal et son Directeur, Edwy Plenel, alors qu'ils avaient précédemment loué voire encensé leur travail quand il s'agissait des affaires Karachi ou Woerth-Bettencourt. Qu'on se le dise, il faut respecter le travail de ces journalistes qui font honneur à leur profession et il faudra faire preuve d'une grande prudence quand il s'agira de commenter leurs prochaines enquêtes. Il eût été préférable dans cette situation que l'administration fiscale française ne jette pas la confusion en cherchant à trouver des preuves de l'inexistence du compte au moment où la justice française venait d'ouvrir une enquête préliminaire.
La faute morale, impardonnable, de Cahuzac va inévitablement rejaillir et salir durablement l'image des responsables et des partis politiques dans l'opinion. Qu'il se déclare « dévasté » par le remord et le poids de sa faute est finalement assez peu important au regard des dégâts provoqués et de ce qui a plus que vraisemblablement motivé réellement ses aveux : des perquisitions à UBS sur fond de coopération judiciaire franco-suisse (cf. Le Temps). On est probablement loin du sursaut moral de l'homme mais plus dans l'analyse froide de la stratégie de défense à appliquer.
Une seule raison de satisfaction à ce stade, c'est que la justice française fait enfin librement son travail, ce qui est en soi déjà une rupture importante avec les mœurs politiques de la période précédente mais aussi sous de nombreux gouvernements de droite comme de gauche. Comme le présente avec humour le compte « Humour de Droite » sur Facebook, François Hollande et Jean-Marc Ayrault étaient-ils trop occupés à manipuler le juge Gentil contre Nicolas Sarkozy pour préserver Jérôme Cahuzac ? Non évidemment, il est à mettre au crédit du président de la République et du gouvernement ce respect indispensable de l'indépendance de la Justice.
Maintenant, il faut regarder ce que je crois être les leçons du symptôme Cahuzac et regarder ce que cela peut vouloir signifier plus largement du comportement de certains responsables politiques.
Je veux d'abord dénoncer l'indécence des dirigeants de la droite parlementaire. Je n'évoque pas le Front National qui fera ses choux gras du « tous pourris » habituel et dont les dirigeants ont été régulièrement condamnés, au-delà du caractère nauséabond de leur projet politique, et n'ont donc rien d'exemples de vertu. D'aucuns considèrent que l'UMP et l'UDI ont fait preuve de retenue vis-à-vis de Jérôme Cahuzac avant qu'il n'avoue sa fraude ; ils y voient un progrès dans la sérénité du débat politique, j'y vois personnellement une complicité intellectuelle, celle d'une droite dont de nombreux dirigeants sont impliqués dans des affaires d’État, plus graves encore que la fraude fiscale, ou apportent leur soutien sans discernement à ceux qui y sont impliqués, ne manquant pas une occasion d'insulter les journalistes et les juges. Les sorties du Président de l'UMP, grand ami de Zyiad Takkiedine, sont à ce titre un festival de mauvaise foi et pour une fois il n'y a bien que Laurent Wauquiez qui rehausse le niveau dans ce camp politique, invitant droite et gauche à balayer devant leurs portes, à changer radicalement le rapport des hommes politiques à l'argent et la façon de concevoir les conflits d'intérêts.
Je ne peux pas non plus ne pas exprimer mon ressenti sur ce que je perçois comme de la légèreté de la part des dirigeants socialistes, mes dirigeants. Si François Hollande et Jean-Marc Ayrault avaient été au courant des malversations de l'ex ministre délégué, la situation eût été odieuse et proprement lamentable. Je ne peux pas y croire un seul instant, je pense avec sincérité qu'ils ont été victimes d'un mensonge ; mais cette situation ne me rassure pas un instant.
Ce qui m'interroge c'est ce qui a pu conduire un personnage comme Jérôme Cahuzac à gravir les marches du pouvoir les unes après les autres. Comment se fait-il que personne n'ait été interpelé ou suffisamment choqué par le parcours de ce médecin qui « délaisse sa vocation » pour les profits attendus de la chirurgie esthétique et/ou du conseil au profit d'entreprises pharmaceutiques (cette dernière possibilité reste encore soumise à instruction judiciaire, donc ce n'est pas formellement prouvé) ? Comment se fait-il que personne ne se soit sérieusement interrogé sur les sources importantes de conflits d'intérêts que cela laissait supposer ? Comment se fait-il que personne n'ait été bousculé sur ce que cela signifie en terme de confusions dans la hiérarchie de valeurs, notamment pour un socialiste ?
Beaucoup d'entre nous l'ont pensé, personne – moi compris – ne l'a clairement exprimé publiquement évidemment mais également dans nos débats internes. Cette incapacité à dire les choses entre nous était une erreur. Nous aurions dû monter au créneau, nous ne l'avons pas fait, sans doute par peur que l'expression de notre « défiance » ne conduise à notre isolement – toujours mortel en politique – ou nous expose aux insultes de ceux qui considèrent que des interrogations sur leurs amis sont en soi un crime de lèse-majesté ou le début du populisme. Insultes que certains n'ont de toute façon pas retenues. Ainsi, nous n'avons pas ouvertement lancé d'alerte, et nous avons laissé nos dirigeants dans leur aveuglement : l'absence d'alerte et l'aveuglement sont l'un comme l'autre condamnables ; l'aveuglement est profondément inquiétant.
Car cette confusion dans la hiérarchie des valeurs chez certains hauts responsables de gauche fonctionne en parallèle et se nourrit de la désidéologisation qui est à l’œuvre depuis une trentaine d'années. Nous avons créé une catégorie de responsables politiques professionnels, formés dans les grandes écoles mais aussi parfois dans nos grandes collectivités, qui n'ont plus le sens du commun, le sens du réel, et – plus grave encore – n'ont plus parfois le sens de la portée du socialisme démocratique. Une étude du milieu des années 2000 de la Friedrich-Ebert Stiftung, qui n'est pourtant pas connu pour son côté populiste et révolutionnaire, décrivait le caractère « arrivé » des responsables SPD ; La société des socialistes, publié par les sociologues et politologues Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre, décrit également les travers comparables un appareil sclérosé et peuplé de cadres (j'en fais partie) politiques qui n'ont plus forcément d'expérience sensible de la réalité et des difficultés vécues par nos concitoyens des classes populaires et moyennes que nous sommes censés défendre et représenter.
L'abdication devant les recettes libérales et social-libérales, et finalement leurs assimilations complètes, est pour moi indissociable de cette perte de repère par rapport aux valeurs fondatrices du socialisme démocratique. L'incapacité à opérer le tournant de la relance alors que la rigueur qu'elle soit de gauche ou de droite nous emmène à grande vitesse dans le mur est l'autre face de la médaille de cette défaite intellectuelle et morale.
Il faut tirer d'abord des conséquences institutionnelles à cette affaire-symptôme. François Hollande a eu raison d'appeler aujourd'hui à un ressaisissement et d'annoncer plusieurs mesures importantes :
- le renforcement de l'indépendance de la Justice par la réforme du Conseil Supérieur de la Magistrature ;
- le renforcement de la lutte contre les conflits d'intérêts ;
- l'interdiction définitive pour tous élus ayant été condamnés pour corruption ou fraude fiscale d'exercer à nouveau des responsabilités politiques.
Il faut aller plus loin et changer la République. Il est trop facile et lamentable de disqualifier tout appel à la VIème République en les renvoyant aux populismes et aux extrêmes de gauche et de droite comme l'a fait ce matin Jean-Marie Colombani sur France Inter. Notre régime politique – cela a été analysé depuis longtemps – favorise l'irresponsabilité politique. Changeons en ! Réformons le statut pénal du chef de l’État, faisons des ministres des justiciables comme les autres en supprimant la Cour de Justice de la République, instaurons sur le modèle américain sans tomber dans ses travers des enquêtes parlementaires sur les nominations de ministres et de grands responsables publics…
Mais, au-delà, car le socialisme français est indissociable de l'expérience républicaine, c'est à une refondation, un ressourcement du socialisme qu'il faut aujourd'hui s'employer. C'est urgent et incontournable, pour retrouver nos repères, retrouver nos valeurs, et retrouver le sens de notre engagement et mener une véritable transformation sociale.
Frédéric FARAVEL