Après une journée juridique "haletante" qui se voudrait l'épilogue provisoire d'une offensive de deux semaines engagée par Manuel Valls, le Conseil d'Etat a tranché en urgence pour valider l'arrêté préfectoral qui interdisait le meeting de Dieudonné M'bala M'bala au Zénith de Nantes Métropole, après que ce même arrêté a été annulé par le Tribunal Administratif de Nantes.
Je crains malheureusement que nous ne soyons pas au bout.
Nous ne sommes pas au bout pour plusieurs raisons.
Premièrement, parce que le militant antisémite et raciste qu'est Dieudonné n'arrêtera pas de répandre sa haine que ce soit sur internet ou dans plusieurs salles ; et malheureusement, les deux dernières semaines ont offert une publicité monumentale à un individu en plein délire politique et psychologique.
Deuxièmement, parce que les recours à la décision du Conseil d'Etat existent, notamment au niveau de la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) et que le passage de cette instance ne garantit à ce jour aucun résultat.
Il faut attaquer Dieudonné sur tous les fronts mais malgré la décision rapide du Conseil d’État, je continue à trouver la voie juridique utilisée fragile, notamment si elle est examinée devant la CEDH...
Pour l'instant Manuel Valls pourra se prévaloir d'une belle victoire politique pour tenter de faire oublier ses frasques précédentes. Le Ministre de l'Intérieur pense sans aucun doute que son action sert la République, mais je crois aussi qu'il a vu dans cette séquence une occasion d'élever sa stature. L'Elysée et Matignon semblent une fois encore avoir subi l'initiative de celui qui se croit un destin présidentiel, ce qui pose question sur la nature de l'autorité de l'exécutif.
Par ailleurs, il est étonnant que l'initiative de cette offensive soit venue de la Place Beauvau et non de la Garde des Sceaux. Il est étonnant que la circulaire émane du ministre de l'intérieur et non du ministère de la Justice, circulaire qui aurait ainsi pu être adressée à tous les parquets pour préciser la position de la République face aux infractions racistes et antisémites, la voie pénale offrant plus de garanties de succès.
Or on a vu, malgré la position du Conseil d'Etat, que la voie administrative permet de faire croire qu'il existe un débat qui ne devrait pas avoir lieu d'être puisqu'une décision a été prise dans un sens puis dans l'autre. D'autre part, on a vu un des sbires de Manuel Valls réagir avec trop de hâte hier après-midi, Luc Carvounas, s'inquiétant de la défaite politique éventuelle de son mentor après la décision du tribunal administratif de Nantes, avait commencé à réclamer une modification de la loi pour permettre l'interdiction de spectacles a priori.
Mais si la CEDH casse la décision du Conseil d’État nous aurons un double problème :
1- la législation française sur les valeurs républicaines et le racisme sera fortement mise en cause ;
2- certains y trouveront de nouveaux arguments pour dénoncer en soi la construction européenne.
Je le répète encore la voie choisie par Manuel Valls comporte en elle plus d'incertitude et de risque que d'atouts même momentanés.
Il ne s'agit de préférer aucun totalitarisme ; nous n'aurions pas dû être entraînés dans ce débat qu'a fait naître cette affaire entre liberté d'expression et lutte contre le racisme... ce qui est dramatique dans cette affaire c'est que certains d'entre nous en viennent à se poser cette question.
A ce titre, je récuse parfaitement l'anachronisme qui consiste à comparer l'affaire présente au conflit politique et juridique de la fin du XIXème siècle sur les "lois scélérates" - et je regrette que la Ligue des Droits de l'Homme et Edwy Plenel se soient enfermés dans cet argumentaire - car il y a une différence notoire entre vouloir interdire l'activité politique anarchiste et libertaire au prétexte que certains d'entre eux avaient choisi la lutte armée et le terrorisme (comme si on avait interdit les partis trotskistes ou maoïstes à cause d'Action Directe) et combattre politique et juridiquement la parole et les actes racistes et antisémités, qui ne sont en aucun cas une opinion mais des délits. D'autre part, l'Anarchisme dénonce l'ordre sociale et veut transformer la société, c'est donc en soi un humanisme, même si certains peuvent sombrer (comme pour toutes les idéologies) dans la violence ; l'antisémitisme et le racisme de Dieudonné, des groupuscules d'extrême droite, des Islamistes, et d'une bonne partie des dirigeants du Front National sont une attaque réactionnaire contre des groupes d'individus pour ce qu'ils sont c'est à dire leur identité et leur droit à l'existence : ainsi le racisme et l'antisémitisme sont en soi une violence et contienne en eux la destruction de l'Humanité.
Je suis moi-même confus de devoir reposer ces bases, ce qui démontre le point de médiocrité et de perversité qu'a atteint le débat public dans notre pays.
Si Dieudonné et les extrêmes droites - du FN jusqu'aux groupes national-socialistes - trouvent aujourd'hui échos et visibilité, c'est que la société française traverse une crise importante qui semble dévaloriser les valeurs humanistes, progressistes et universelles de la République :
- - la crise économique et sociale que nous traversons atteint profondément la qualité de vie au quotidien des Français, la capacité de notre pays à offrir dans le travail, les revenus, et les espaces publics, une dignité et une possibilité individuelle et collective à l'épanouissement et l'émancipation ;
- - la mondialisation dans sa version libérale et financière n'a reçu à ce jour aucune réponse sérieuse de la part des forces politiques progressistes, ni au niveau national, ni au niveau européen, et met en cause directement le principe de souveraineté populaire et donc de démocratie. Elle ne peut donc qu'angoisser nos concitoyens sur notre capacité collective à agir concrètement sur la réalité ;
- - l'ossification de la ségrégration territoriale et sociale accentue les difficultés d'intégration et le sentiment de discrimination d'une partie importante de la population française. N'oublions pas qu'une des conséquences de notre histoire coloniale, c'est que plus de 10 millions de nos concitoyens (rapatriés d'Algérie compris) sont issus de l'ancien Empire français et peuvent donc avoir un rapport complexe avec l'action de la République française dans le passé. Ce rapport est bien plus compliqué à solder si la discrimination perdure quelques 52 ans après l'indépendance de notre dernière colonie. Ainsi, il n'est pas étonnant que certains puissent se laisser manipuler par ce qu'ils croient être une parole antisystème et que Dieudonné puisse faire croire à certains qu'il est l'écho de leur propre malaise (surtout quand il reçoit le soutien d'un Anelka, archétype du sportif qu'on a érigé en modèle - sulfureux sans doute - quasi exclusif de réussite pour les jeunes des quartiers populaires).
C'est pourquoi, bien que l'action juridique soit nécessaire pour combattre le racisme et l'antisémitisme, nous ne parviendrons pas à combattre la bête immonde sans projet politique fédérateur, sans proposer à nos concitoyens un horizon souverain.
Comme socialiste, je crois que le sens du progrès doit nous encourager plus que jamais à un projet de rupture avec le libéralisme économique, qui s'incarne en Europe dans la conception ordo-libérale. Nous ne pouvons pas poursuivre en France sur la voie illusoire d'un "socialisme de l'offre" qui n'a rien de socialiste et qui est une capitulation en règle devant l'idéologie de l'argent. Nous devons prendre le tournant de la relance, choisir l'investissement, pour espèrer résoudre la question de la dette publique tant au niveau national qu'au niveau européen, mais surtout pour offrir aux Français et aux Européens une perspective d'avenir qui tranche avec le chemin du lent déclin politique nous empruntons.
Nous devons réaffirmer le rôle de la puissance publique dans l'espace public : partout où reculent les services publics et la solidarité sociale, prospèrent les communautarismes, la xénophobie et les nationalismes.
Les élections européennes devraient être l'occasion de ce débat, d'autant plus que c'est à ce niveau que nous pouvons remettre de l'ordre dans le processus de mondialisation qui a été pourri par le libéralisme ; mais je crains que les orientations trop longtemps inscrites dans la vulgate de l'Union n'offrent en mai 2014 un piédestal aux populismes de droite et à l'extrême droite.
L'urgence du combat politique ne doit cependant pas nous détourner de la nécessité profonde de travailler à la refondation du projet socialiste.
Frédéric FARAVEL