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La métropole change sous l'effet de la mondialisation, des RER, des 35 heures, d'Internet ou des téléphones mobiles, mais les schémas directeurs persistent dans la gestion d'un système hérité des années 1950 et 1960, et l'enthousiasme s'effrite. Depuis 1980, seuls la ligne 14 ou le RER E ont été réalisés, et les transports en commun, comme les autoroutes, frisent la thrombose. Chaque année, le déficit de logements s'accroît de 30 000 unités.
La région parisienne est devenue l'une des principales pouponnières d'Europe, mais elle ne peut pas accueillir les jeunes ménages, les étudiants ou les travailleurs. Cela pousse les habitants plus loin, là où les services publics et les équipements sont rares, les transports plus longs et en voiture, où les espaces naturels sont grignotés. Après des années de sous-investissement chronique, la métropole est tendue entre les exigences de son envergure planétaire et les contraintes quotidiennes dues à sa taille de mastodonte. Le sentiment d'urgence, alimenté par les crises économique et écologique, ouvre le jeu au début des années 2000.
Ce fut d'abord la mobilisation des institutions et de la population pour réinventer un schéma directeur régional. Le schéma directeur de l'Ile-de-France (SDRIF), validé à l'unanimité au printemps, plaide désormais pour une métropole compacte : densification économique et résidentielle de la première couronne et intensification des transports collectifs dans toute la banlieue. Le plan transport s'appuie sur les métros, le RER et des tramways. En attendant l'écot de l'Etat pour boucler son financement, les études et certains travaux ont commencé.
Ce fut ensuite Paris Métropole. Tournant la page de décennies de fâcheries, Paris se réconcilie avec sa banlieue. Les élus locaux se rencontrent dans une conférence métropolitaine qui devient syndicat mixte d'études le 10 juin. En écho, de puissantes communautés d'agglomérations émergent là où il n'y avait que des intérêts éparpillés : Saint-Denis, Montreuil, Boulogne, Evry, Cergy, voire demain Nanterre.
Ce fut enfin la consultation sur le "Grand Pari(s)" à l'initiative de Nicolas Sarkozy, succès populaire et médiatique. Ce projet se résume en un slogan : faire de Paris une métropole durable. Il se décline en une série d'exigences : repenser l'articulation ville-nature, prévenir la relégation dans les quartiers, pousser à la créativité, renforcer l'efficacité des décisions et la lisibilité des choix démocratiques. La variété des dix projets le démontre : il n'y a pas une seule vérité pour répondre à ces enjeux mais une cohérence à construire. Les choix d'aménagement, les politiques économiques ou culturelles, les systèmes sociaux et politiques sont tous interdépendants.
Considérons la question, essentielle, de la création de richesse. La région parisienne est une capitale économique et industrielle mondiale multispécialisée, où l'on trouve certains des plus grands experts mondiaux des nanotechnologies, de la finance, de l'agrochimie, de la pharmacie, de l'aéronautique, des industries créatives, etc. A l'heure où les innovations majeures se font à la convergence des filières économiques ou des disciplines scientifiques, cette multispécialisation est un trésor. Or la mondialisation des échanges et les réorganisations des groupes bousculent la géographie francilienne. Depuis le début des années 1970, entre un demi-million et un million d'emplois ont migré vers les frontières de l'agglomération, interpellant les politiques de développement régionales.
D'abord, la croissance de chaque pôle est impensable sans toutes les ressources de la métropole. Si Paris est aujourd'hui une des principales places financières de la planète, elle le doit autant aux salles de marché de la Défense qu'aux relations qu'elles entretiennent avec le tissu de gestionnaires et de start-up du centre de Paris, avec les mathématiciens et informaticiens de Jussieu et de Palaiseau ou avec la richesse industrielle des Yvelines ou du Val-de-Marne qui alimentent la place de Paris en projets et en épargne. Plutôt que de spécialiser les territoires pour les promouvoir à l'international, il s'agit de les faire participer au tumulte de la métropole. L'attractivité suivra.
Ensuite, la politique industrielle se nourrit des enjeux démocratiques. C'est à Paris et dans les communes voisines, lieux de diversité, que la création d'entreprises est la plus vive. Les difficultés à amorcer une plate-forme d'innovation à partir de la concentration exceptionnelle de chercheurs réunis à Saclay en témoignent : étendre l'écosystème de croissance parisien aux pôles périphériques suppose que les projets de territoires soient portés collectivement et impliquent dans le long terme population, entrepreneurs et scientifiques.
Enfin, les enjeux économiques sont aussi des enjeux sociaux et politiques. Ces pôles sont loin de la plupart des Franciliens. L'accessibilité des emplois pour l'ensemble des habitants en pâtit, alors qu'elle était l'un des avantages de Paris sur d'autres grandes métropoles comme Londres ou New York. Une adaptation du système de transport est donc nécessaire pour reconnecter les lieux de résidence aux emplois et services publics de la région. Un réseau n'irriguant pas l'ensemble des territoires n'améliorerait guère l'efficacité du marché du travail. Pis, il creuserait les inégalités sociales et territoriales.
Le choix d'une politique de développement, d'un schéma d'urbanisme, d'un système de gouvernance ou d'un réseau de transport ne saurait ainsi avoir de valeur par eux-mêmes, mais seulement dans le contexte d'un projet métropolitain. C'est le principal grief adressé au projet de Christian Blanc par ses contempteurs : il se résume à un métro desservant des pôles économiques. Où et comment construire les logements nécessaires pour soutenir la croissance souhaitée par le secrétaire d'Etat ? Comment coordonner les politiques de transport avec les politiques urbaines au-delà des seuls quartiers de gare ? Le projet de loi actuel n'en dit rien.
Si les réactions ont été virulentes depuis la présentation du projet de loi, c'est que les enjeux dépassent la simple jalousie entre projets ou entre ego. Le danger est réel que l'on soit en train d'enterrer Paris en grande pompe parlementaire. Jean Nouvel a décrit dans ces colonnes les remous du débat, et tous - architectes, urbanistes, géographes ou économistes - se demandent où est passé le projet de civilisation et comment expliquer la situation actuelle.
Deux temporalités différentes contribuent en fait à brouiller les cartes : le temps des projets urbains et le temps des agendas politiques.
Une relecture de l'histoire récente à l'aune des rythmes électoraux éclaire de nombreux blocages dans une région où les enjeux de pouvoir résonnent plus fort qu'ailleurs. Rétrospectivement, le discours du président à Chaillot n'est plus que le point d'orgue d'un éphémère chorus francilien. Le projet de loi sur le Grand Paris a durci les positions. Conseil régional ou maires d'Ile-de-France, les élus de tous bords s'offusquent de n'avoir pas été associés aux travaux. Focalisé sur le métro automatique et les prochaines élections, l'Etat bloque administrativement le SDRIF et rechigne à participer au plan de transport régional. La cohésion de Paris Métropole est, quant à elle, mise à mal par la concurrence entre territoires franciliens pour accueillir les gares du "métro Blanc".
Contraint par ces urgences, le projet de Christian Blanc suit une logique préfectorale d'efficacité. Construit sans débat comme un bloc non négociable, il organise un urbanisme opérationnel dérogatoire et crée une Société du Grand Paris mi-entreprise de transport, mi-aménageur. Au moment de sa mise en oeuvre, l'absence de concertation sera une faiblesse lorsque les élus et la population le contesteront devant les tribunaux administratifs et les cours européennes.
Qu'on ne s'y trompe pas, l'Etat est indispensable au soutien des grands projets. Mais sa légitimité à intervenir dans les sujets locaux s'est affaiblie : moins de pouvoir politique, du fait de la décentralisation et de la montée des pouvoirs citoyens, moins de pouvoir économique, du fait des déficits chroniques du budget de l'Etat et de la montée des investissements locaux, moins de pouvoir technique enfin, du fait du déplacement des capacités de maîtrise d'ouvrage vers les services techniques des collectivités et les entreprises.
Dans les faits, la poursuite simultanée d'un plan gouvernemental et d'un schéma régional ouvre un conflit de légitimité majeur qui risque d'être paralysant. En période de crise, parler d'une seule voix est fondamental pour porter des projets innovants ou convaincre des investisseurs. Cela désole les élus franciliens partisans sincères d'un Grand Paris. Reconnaître l'importance du Grand Paris supposait d'en faire un texte d'organisation générale. Le rapport Balladur comme le rapport Dallier y invitaient. Un tel projet aurait été présenté d'abord au Sénat, que l'on sait moins acquis au gouvernement sur ce sujet. Amputé, le projet peut désormais être d'abord présenté à l'Assemblée nationale, moins rétive. Soucis d'efficacité et précautions politiques l'ont déjà affadi.
Pallier les urgences tout en préparant l'avenir suppose de réintroduire des temporalités. Le rapport du député Gilles Carrez sur le financement du Grand Paris prône d'ailleurs de séquencer les projets. Premier temps, il y a urgence à agir. Afin d'engager au plus vite une politique cohérente de transports, logements et équipements, le gouvernement doit transmettre le SDRIF au Conseil d'Etat. Ce document a des défauts, mais il répond aux urgences, il est immédiatement opérationnel et cela sécurisera les investisseurs.
Deuxième temps, le SDRIF peut être un document évolutif. A peine adopté, il doit être révisé pour considérer les éléments nouveaux depuis deux ans : plan Campus, plateau de Saclay, gare TGV au carrefour Pleyel, boucle de métro par Clichy... Un projet de loi peut s'avérer nécessaire si, sans modifier les urgences ni les calendriers, il permet d'accélérer ces processus. Cet été, Etat et région semblaient proches d'un accord.
Troisième temps, la consultation sur le Grand Pari(s) montre la nécessité d'un mouvement permanent d'invention métropolitaine. Au-delà des grandes orientations, revues tous les quinze ans, il est nécessaire de constamment nourrir la ville de controverses et d'appels à projets selon un rythme indépendant des calendriers administratifs. Pôles de compétitivité, Exposition universelle, mise en scène de grands territoires, des fleuves et rivières... Paris Métropole ou l'Atelier international des architectes sont des réceptacles intéressants pour cette hybridation des projets locaux et des ambitions métropolitaines.
L'histoire de chaque ville est faite d'occasions à ne pas manquer qui la propulsent vers de nouveaux horizons ou l'aiguillent sur des chemins de traverse. Cinq fois plus peuplée que Paris en l'an 1000, Cordoue fut longtemps la capitale de la Méditerranée occidentale. C'est aujourd'hui une paisible ville de province andalouse. Au tournant du XIIe siècle, les rivalités politiques ont pris le pas sur l'intérêt général. Il a suffi de quelques décennies pour que la ville soit définitivement incapable de répondre aux défis d'une époque qui allait voir Paris éclore et rayonner. Face à l'urgence, allons-nous ouvrir Paris en grand sur demain ou laisser se fermer une occasion unique pour moderniser notre capitale ?
Frédéric Gilli est économiste et géographe.
Agé de 33 ans, ancien élève de l'Ecole nationale de la statistique et de l'administration économique et docteur en économie, Frédéric Gilli a été responsable du pôle de compétences Bassin parisien de l'Insee, puis responsable "politique de la ville - logement social" à la direction générale du Trésor. Directeur délégué de la chaire Ville de Sciences Po, où il enseigne, il est l'auteur de nombreuses publications et communications sur les évolutions économiques et géographiques de la région parisienne. Il a publié, avec Paul Chemetov, "Une région de projets, l'avenir de Paris" (La Documentation française, 2006) et, avec Jean-Marc Offner, "Paris, métropole hors les murs" (Presses de Sciences Po, 186 p., 12 euros). Il est rédacteur en chef de la revue "Etudes foncières".