J'avoue éprouver un certain malaise depuis hier soir alors que la Place de l'indépendance à Kijev est le théâtre d'affrontements de plus en plus violents depuis mercredi, jour où étaient décomptés 25 morts parmi les manifestants, chiffre largement dépassé le lendemain puisque c'est près de 100 victimes qui ont été dénombrées.
L'UMP a choisi son camp par la voix d'Hervé Mariton – passé les protestations de pure forme – qui propose de reconnaître la suzeraineté russe sur l'Ukraine.
Beaucoup de citoyens réagissent en exprimant leur solidarité avec le peuple ukrainien victime de l'acharnement de «ses» dirigeants à vouloir conserver le pouvoir à tout prix, y compris celui du sang du peuple. Mais de nombreuses voix s'élèvent désormais pour relativiser... Dire que décidément tout est plus compliqué que ce que l'on croit et que ce que les médias voudraient bien nous dire. Ma première réaction est de dire qu'on le savait effectivement déjà.
L'Ukraine est un pays divisé, profondément divisé, qui souffre des tiraillements cumulés qui existent dans les Républiques de l'ex-Union Soviétique et des poussées populistes constatées dans les États d'Europe centrale.
Les premières réactions gênantes me sont apparues quand les railleries ont commencé sur le numéro désormais habituel de «sauveur de l'Humanité» que s'est attribué Bernard-Henri Lévy. L'intervention excessive de ce jouisseur mondain, plus intéressé par le retentissement du son de ses mots dans les médias que par toute autre chose, est effectivement risible et ridicule.
Faire assaut de faux bons sentiments pour exiger à 3 jours de la fin de JO déjà entachés originellement et exposer ainsi sa parole à l'échec incantatoire ne démontre qu'une chose : appeler des athlètes à quitter une compétition qui est leur seule préoccupation pour ne même pas obtenir une réaction de leur part est la preuve qu'on ne veut faire que bruit. Les premières victimes en sont les manifestants de Maïdan et les Ukrainiens, car la seule intervention de BHL sert ensuite à jeter le discrédit sur la cause qu'il entend défendre ou plutôt qu'il utilise à des fins de promotion personnelle.
La critique au vitriol de BHL étant devenu le gage, le synonyme d'une certaine indépendance d'esprit, on glisse rapidement chez certains dans une jésuistique dangereuse : «puisqu'à bon droit, je dénonce le cirque et l'imposture BHL, je suis dans le vrai en dénonçant la réalité populaire et démocratique de l'insurrection ukrainienne». Un mode de raisonnement déjà couramment utilisé par Éric Zemmour et consorts pour s'ériger en rempart et résistant au «politiquement correct», ce qui finalement renvoient ce type d'argumentation et de personnages au même ridicule que BHL.
Le prétexte Svoboda
Plus grave est la publication hier soir sur le site de L'Humanité (qu'on a connu mieux inspirée ces derniers temps) d'un article intitulé «Ukraine: le parti Svoboda est fasciste». Information déjà connue, ce parti s'illustrant depuis plusieurs années dans la Rada, le parlement ukrainien, et sa présence étant réelle sur Maïdan depuis le début des manifestations.
Mais quoi ! Svoboda n'est pas l'insurrection ou alors cela voudrait dire que tous les manifestants depuis 3 mois et la majorité de la population ukrainienne seraient fascistes ?!?? Allons reposons les choses... Quand on a un gouvernement corrompu, affairiste et violent, ça permet toujours à des mouvements fascistes de surfer, mais il n'y a pas de fatalité à considérer qu'entre les pro-Poutine mafieux et les fascistes il n'y aurait rien. L'Humanité est malhonnête sur ce coup-là. Cet article analyse la situation avec des lunettes datées. Comme quand Mitterrand pensait qu'il ne fallait pas vexer les Serbes. J'y vois malheureusement la trace d'un héritage soviétique toujours mal digéré.
Mais ce sont les commentaires qui accompagnent cet article sur les réseaux sociaux qui m'inquiètent le plus. Une sorte de réplique «anti-système», pendant de la défiance populiste et xénophobes manipulatrice qui s'est déchaînée voici quelques semaines autour de «l'affaire Dieudonné» : tous les médias français et occidentaux seraient forcément orientés «car on nous ment vous savez» (et donc seule L'Humanité avec ses envoyés spéciaux - elle en a ? - aurait fait un vrai travail d'investigation). «Et les manifestants de Maïdan on nous a caché que c'était des complices des fascistes et qu'ils étaient accompagnés par des prêtres présents sur la Place». Et puis «vous savez Svoboda fait deux millions de voix c'est tout de même inquiétant» (j'y trouve là les mêmes arguments des chroniqueurs de droite qui s'offusquent de la percée d'Aube Dorée en Grèce – de 0 à 7 et bientôt à 10% - quand le véritable phénomène politique est que c'est Syriza, la gauche radicale, démocratique et européenne qui reçoit aujourd'hui la confiance issue de la colère populaire grecque avec près de 35% des intentions de vote).
Le FN fait bien plus que les deux millions de voix de Svoboda... Or les corps électoraux français et ukrainiens sont de poids comparables... Aujourd'hui dans ceux qui s'opposent aux pourris il y a Svoboda... Tous ceux qui critiquent Hollande en France seraient-ils coupables de collusion avec le FN ? Coupables de lui servir la soupe ? On m'objectera que la France n'est pas en situation insurrectionnelle et que la comparaison touche ses limites. J'en conviens mais arrêtons de réduire la signification de cette nouvelle Révolution ukrainienne
Or plus on attend plus on cède à l'idée de "attention c'est compliqué vous savez", plus on donne de victoires d'un côté à Poutine et à ses valets et l'autre aux fascistes...
Être sûr Maïdan depuis 3 mois, devoir se défendre de forces de l'ordre ouvertement violentes, puis riposter contre un pouvoir qui a perdu toute légitimité en faisant tirer contre son peuple, ça n'est pas être fasciste.
Et que devrions-nous faire si les démocrates dans la rue sont de fait alliés des fascistes ? parce que c'est le cas. Car il est évident qu'en soufflant le chaud et le froid, qu'en maniant des fausses concessions aussitôt récusées et la répression la «Famille» Ianoukovitch a joué l'escalade et déclenché l'affrontement depuis le début de la semaine. Dans ces situations, tout groupe se radicalise pour répondre et se défendre, et la peur qui fait fuir une partie des manifestants renforcent mécaniquement le poids de la présence des réactionnaires ; qui ne sont d'ailleurs pas seuls dans les affrontements puisque des «éléments d'extrême gauche» sont également signalés dans le déclenchement des heurts. Est-ce suffisant pour condamner le mouvement ?
Légitimité institutionnelle ? Et si on faisait un peu de politique ?
Peu importe désormais que les fascistes soient en partie responsables de l'intensité des affrontements depuis hier soir, un gouvernement corrompu et autoritariste, aux ordres de l'étranger, tue son peuple... et a perdu toute légitimité.
Ianoukovitch a été élu démocratiquement me direz-vous et son mandat ne s'achève que dans un an. Voilà une lecture du respect absolu des institutions que je ne m'attendais pas à trouver à gauche, surtout quand les institutions ont été retaillées pour consolider un pouvoir autoritaire et corrompu. En 2010, Ianoukovitch a reçu 49% des suffrages contre 47 à Timochenko. Il a gagné – après avoir été mis à la porte pour les mêmes faits qu'on lui reproche encore aujourd'hui – dans un contexte de déconfiture de l'actuelle opposition, totalement déconsidérée pour n'avoir pas su assurer la stabilité du pays. C'est ce qui explique également la montée de Svoboda. Je n'ai donc aucune illusion sur les leaders de l'opposition, mais les manifestants ne sont pas naïfs et sont depuis longtemps organisés malgré eux.
Depuis trois mois, ce sont des élections anticipées qui sont réclamées sur Maïdan, on a connu des revendications plus réactionnaires. Depuis trois mois, les manifestants proviennent de toutes les régions du pays, y compris russophones où le Parti des Régions de Ianoukouvitch était censé régner en maître. Plus aucune manifestation pro-présidentielle n'est d'ailleurs organisée depuis un mois et demi, où les manifestants eux-mêmes témoignaient avoir été payés pour venir soutenir Ianoukovitch. Aucune mobilisation spontanée populaire ne va d'ailleurs dans ce sens, ce qui pourrait éventuellement éviter à la société ukrainienne de sombrer dans la guerre civile. Le Parti des Régions lui-même est en train d'exploser, des députés se désolidarisant du président – le Maire de Kijev lui-même – ou certains parmi les plus proches et bénéficiaires de ses largesses fuyant le pays. Hier soir la Rada a voté à la majorité pour l'abrogation des mesures d'exception qui fondaient la «légalité» de la répression. On a connu légitimité populaire mieux assise et dans n'importe quel pays un peu démocratique traversant une crise, des élections anticipées auraient été engagées depuis longtemps.
Et c'est là où l'article de L'Humanité est malhonnête parce qu'en pointant aujourd'hui Svoboda alors qu'ils sont là depuis le début ils essaient de discréditer tout un mouvement au moment le plus dramatique et vital, de trouver une légitimité à Ianoukovitch et à son action immonde (par nostalgie de la puissance russe avant 1991)...
Impuissance ou "pilatisation" européenne
Fabius et consorts vont faire ce qu'ils peuvent mais Ianoukovitch et Poutine vont gagner du temps, multiplier les provocations pour finir le sale boulot.
Comment expliquer que les Berkouts étaient en déroute jeudi matin, après une contre-offensive des manifestants où étaient bien sûr présent les fascistes de Svoboda, tout d'un coup des unités ultra-calmes sorties de nul part et armées de kalachnikov se mettent en place et alignent la foule avant de tirer. Qui a décidé de l'assaut de jeudi matin ? Qui a organisé cette mise en scène si ce n'est ceux qui des deux côtés ont intérêts à la déflagration, soit Ianoukovitch et la "Famille" et les fascistes ?
Cette stratégie se poursuit sous nos yeux, la Présidence ukrainienne ayant annoncé avoir trouvé un accord avec l'opposition, que les ministres français, allemands et polonais des Affaires étrangères refusent à cette heure de confirmer tant la manipulation est la règle de ce pouvoir. Enfin, Laurent Fabius le fait depuis la Chine car l'exécutif français n'a rien trouvé de mieux que de ne pas surseoir à ce voyage chinois et de laisser les Allemands et les Polonais seuls à Kijev... Et que faisait hier notre Président de la République – quand cette crise européenne devrait occuper tout son temps, lui qui s'est attelé à représidentialiser son image (tel son prédécesseur), il recevait Philippe Starck, qui je n'en doute pas doit avoir un avis éclairer sur la relance économique et l'avenir du continent.
L'avenir du Continent, c'est bien cela qui est en jeu. Face à une Russie autocratique qui a choisi comme espace de développement géostratégique l'Eurasie, avec une mythologie et des représentations qui emprunte tout à la fois à Ivan le Terrible, aux Romanov et à Staline, les Ukrainiens veulent vivre normalement c'est-à-dire dans un État de droit ; c'est cela que représente l'aspiration européenne, pas forcément adhérer à l'UE mais se détacher de la tradition autocratique russe... Et cette aspiration là n'a rien à voir avec le combat des fascistes de Svoboda : ne leur donnons pas la victoire par défaut, inaction et lâcheté...
Cyniquement, peut-être faut-il rappeler que le conflit n'est pas suffisamment enlisé pour qu'on ne puisse plus intervenir comme en Syrie, et que l'Ukraine est à nos frontières et non de l'autre côté de la Méditerrannée. Mais surtout, lorsqu'on a une morale d'internationaliste, il n'est pas tolérable de soutenir par défaut un gouvernement corrompu qui tire sur son peuple, tenu comme la cordre soutient le pendu par une nouvelle autocratie russe.
Or que peut offrir l'Union européenne aux Ukrainiens ? Pas grand chose et d'abord parce qu'elle n'en a pas la volonté. Poutine joue sur cela depuis le début lui qui veut reconstituer l'espace soviétique au travers d'une vaste zone de libre-échange au profit de «sa» Russie, conglomérat d'obligés et de dictateurs. Il a exigé l'arrêt de l'accord d'association et à fortement acheter le gouvernement ukrainien qu'il méprise par ailleurs ; l'UE si elle avait voulu de cet accord aurait mis les moyens pour que Ianoukovitch et son gouvernement n'aient pas d'autre choix que d'aller au bout de leurs engagements. Nous n'en serions peut-être pas là aujourd'hui. Le Conseil européen semble être tombé d'accord sur des mesures individuelles de gels des avoirs et de non délivrance de visa : on connaît malheureusement l'efficacité de ce type de mesures. Surtout au regard des investissements des oligarques ukrainiens en France, il y a longtemps que notre gouvernement aurait pu sévir.
Espérons que la nouvelle majorité parlementaire ukrainienne dans cette crise tienne seulement assez longtemps pour que de nouvelles élections générales soient effectivement organisées et puissent reprendre un vrai travail pour garantir une association de l'Ukraine à l'Union, à condition que celle-ci y mette le prix.
Frédéric FARAVEL