Nous ne sommes pas encore sortis des habituelles et rassurantes analyses que certains de nos commentateurs ou responsables politiques sont capables de produire aux lendemains de résultats électoraux gravissimes.
Cela fait près de 20 ans que le triptyque : "1/ nous n'avons sans doute pas fait assez de pédagogie ; 2/ mais c'est de toute manière une circonscription qui vote traditionnellement à droite ; 3/ il faut faire barrage au Front national" sert d'analyse électorale au PS au soir des premiers tours d'élections qui laissent en piste la droite et FN. Ne pas regarder plus loin, c'est se mentir sur la déception à gauche qui nourrit l'abstention et met en péril notre capacité à agir durablement aux services de Français. Et de se planquer également derrière l'évidente figure repoussoir de Jean-François Mancel.
Sur un autre ton, moins naïf, c'est là-encore ce que l'on remarque dans l'édito politique de Thomas Legrand ce matin sur France Inter. Une lueur de lucidité sur ce qui est en jeu apparaît pourtant.
"Alors il y a bien sûr la particularité locale et la personnalité controversée de Jean-François Mancel, l’élu UMP, qui n’a rien d’un rassembleur. Mais ce chiffre montre quand même qu’une partie importante, très politisée des électeurs de gauche (celle qui se déplace lors d’élections partielles isolées) votent maintenant sans états d’âmes pour le FN. Pour comprendre ce qui paraît être une bizarrerie politique il faut faire appel d’abord à la géographie et parler des travaux de Christophe Guilluy. L’Oise, département de la Picardie est, ce que l’on appelle, une terre « rurbaine ». Elle est composée de cette classe populaire repoussée des agglomérations, soit par le prix des loyers (la gentrification des anciens quartiers populaires), soit par le sentiment de devenir une minorité dans certaines parties de la banlieue. Les emplois industriels sont partis à l’étranger, le chômage flambe, la désertification culturelle y est une réalité. L’Oise fait partie de tous ces départements –de la zone grise- qui se trouvent (par exemple) en périphérie de la région parisienne, après le bout des lignes de RER et avant les zones vraiment rurales. La population de ces départements est trop loin de la ville-monde pour comprendre et profiter de la mixité sociale et ethnique, apaisée et qui fonctionne, dans une grande partie de la banlieue et de la ville (et dont on ne parle jamais) et assez près -pour en avoir peur- de certaines cités ghettos, violentes, effrayantes et dont on parle tout le temps.
La gauche a perdu pied dans ces zones, entre ville et campagne !
Oui, dès lors, deux analyses sont possibles : la plus répandue affirme que la France populaire, à l’image de l’Oise devient de plus en plus raciste. Au point que même les électeurs de gauche préfèrent le FN à l’UMP (c’est l’analyse notamment de Patrick Buisson, le stratège de Nicolas Sarkozy, théoricien et partisan de la droitisation de l’UMP). L’autre analyse, que je pense plus pertinente, dit que ces zones grises ne représentent pas toute la France, loin de là. Et, de surcroît, que les résultats de ces élections (tout comme les enquêtes d’opinion à répétition et mal interprétées) ne dessinent pas une France qui sombrerait dans le racisme. En réalité, c’est en haussant le ton mais en modérant son propos sur le fond, en recentrant son discours sur les questions sociales et sur la critique du libéralisme et de l’Europe que Marine Le Pen progresse. L’immigration est maintenant présentée par le FN comme un facteur de dérèglement économique. L’aspect identitaire de son discours est recentré sur les valeurs de la République et la méfiance envers les dérives d’un extrémisme religieux plus que sur des questions raciales comme c’était le cas avec son père. C’est peut-être un détournement intellectuel ou un hold-up politique mais, toujours est-il que, pour avoir des voix, Marine Le Pen choisit de mettre en avant le social et les valeurs de la République (même détournées) ! Et ça marche. C’est moins la preuve d’une dérive raciste, d’une haine de l’autre, sur la base de différences raciales ou ethniques, que la preuve d’une colère sociale et d’un sentiment de dépossession démocratique. C’est aussi ce que tendent à démontrer Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, (que nous avons reçus vendredi dernier), dans leur, décidément passionnant essai, Le mystère français, au Seuil."
Je remarque qu'au-delà de la gauche du PS - Maintenant la Gauche avec Emmanuel Maurel ou plus modérément Un Monde d'Avance, quelques responsables socialistes commencent à prendre la mesure des dangers qui nous attendent ; le député Jean-Christophe Cambadélis - dont je partage pas forcément toutes les analyses - perçoit cependant bien que "Les élections de l’Oise sont un laboratoire grandeur nature de ce qui mature voire fermente réellement dans notre pays".
Dans tous les cas, il serait faux de dire que le cas de la circonscription dans laquelle a été élue Jean-François Mancel n'apporte aucune leçon à retenir tant son cas serait particulier et uniquement représentatif des "zones grises".
Tout d'abord parce que, contrairement à ce que certains commentateurs ou responsables politiques nous expliquent, les territoires où la gauche est aujourd'hui mise en difficulté entre une droite en déshérence républicaine et le FN sont souvent d'anciens territoires ancrés à gauche : c'est le cas de ces bourgs ouvriers de l'Oise longtemps acquis au PCF, c'est le cas aussi d'autres territoires que je connais bien, dans le Gard où Marine Le Pen est arrivé en tête au premier tour de l'élection présidentielle (ancien terrain de chasse partagé du PCF et des socialistes) ou du Vaucluse où Marine Le Pen a réalisé son pourcentage le plus important (qui présente pourtant une longue histoire Rad-Soc et SFIO).
Il n'en reste pas moins que si 40 à 45% des électeurs socialistes du dimanche 17 mars (1er tour) - c'est-à-dire le corps le plus motivé de l'électorat socialiste du secteur (puisqu'il se mobilise lors d'une élection partielle) - ont voté pour la candidate du FN, cela marque un grave échec pour les socialistes. l'électorat socialiste s'était déjà bien plus abstenu que les autres, mais désormais il indique au moins partiellement :
- qu'il n'est plus convaincu que la gauche et le PS en particulier soit plus compétent pour lutter contre les injustices qu'ils estiment subir. Tout cela marque la réussite (temporaire je l'espère) de l'imposture politique de Marine Le Pen qui maquille son projet ultra-nationaliste, xénophobe et fasciste, en lutte contre la mondialisation libérale, l'Europe présentée comme intrinsèquement austéritaire et contre l'islamisme (vaste blague) ;
- qu'il a été convaincu depuis longtemps (et c'est bien plus grave à mon sens) que dans les difficultés, ce n'est pas la coalition ou l'alliance de ceux qui partagent la même souffrance et la même condition sociale qui permettra de lutter contre et de vaincre les injustices imposées par un système fondamentalement inégalitaire. Non l'effet cumulé d'une quarantaine d'années de chômage de masse, de "pensée unique" libérale et d'abdication d'une partie de la gauche face à elle ont ancré durablement dans l'esprit populaire qu'on ne pouvait s'en sortir que dans la compétition parfois la plus violente avec son voisin d'usine ou dans la file de pôle emploi. Bref, pour être lapidaire, la lutte des classes serait aujourd'hui autant battu en brèche d'un côté par ceux qui sont convertis à la "lutte des races" (expression de Renan) et à l'immense masse des Français qui ont cédé devant l'individualisme.
Les conséquences de ces tristes défaites morales et politiques de la gauche peuvent avoir de graves conséquence politiques et électorales sur le long terme : dès les élections locales, ces voix peuvent manquer à la gauche et l'on sait par ailleurs que ces résultats électoraux pèseront dans le rapport de force en perspective de 2017.
Mais plus largement, si l'on veut s'assurer que la gauche gouverne dans la durée, il faut d'urgence agir sur deux fronts simultanés :
- un travail profond et appuyé de déconstruction de l'imposture politique mariniste, mais cela ne sera efficace que si le second axe est ouvert ;
- un tournant, si ce n'est de la relance, au moins dans l'affichage des priorités du gouvernement qui doit désormais offrir aux attentes de son électorat des satisfactions économiques et/ou sociales : salaires, retraites, protection de l'emploi (loi sur les licenciements abusifs), stratégie industrielle défensive et offensive (loi sur les reprises, nationalisation temporaires, innovation...).
C'est aujourd'hui qu'il faut agir... J'entends encore les tenants de la rigueur de gauche expliquer qu'après deux ans d'efforts on pourra redistribuer les fruits aux Français. Or au moment où l'activité économique se contracte encore, où le gouvernement annonce qu'il va réduire de 4,5 milliards d'euros les dotations aux collectivités (qui représentent pourtant 66% de l'investissement public !?!), on voit bien que la stratégie de réduction à marche forcée des déficits publics ne permettra ni de réduire sérieusement la dette ni de rétablir la croissance. On voit mal quels fruits seront alors dégagés.
Nous ne pouvons non plus nous permettre de faire l'impasse sur les municipales, les régionales et les départementales, comme si c'était de simples dommages collatéraux.
Par ailleurs, les dégâts culturels et politiques qui ont été provoqués ne sauraient être corrigés en 1 an et demi avant les élections de 2017, c'est donc bien aujourd'hui que le combat doit être engagé.
Réagissons ! Maintenant !
Frédéric FARAVEL