excellente analyse de mon ancienne directrice de recherche Béatrice Gilbin-Delvallet, dont l'esprit de géographe est toujours aussi affuté sur les enjeux de la décentralisation, la construction des territoires et les interactions des pouvoirs locaux.
La gazette des communes - 5 février 2014
Redécoupages des régions, fusion des communes, non-cumul des mandats… Béatrice Giblin, à la base du concept de géopolitique locale, combat les idées reçues à-propos de l'Acte 3 de décentralisation. La directrice de la revue Hérodote prône une réforme des collectivités menée dans la durée.
En s’en prenant à l’organisation territoriale source, à ses yeux, de « lourdeurs » et d’ « exaspération fiscale », François Hollande ne tient-il pas désormais un discours très proche de son prédécesseur ?
Je ne le crois pas. François Hollande utilise le conditionnel et se réfère directement à son expérience à la tête du conseil général de Corrèze pour défendre la place du département en milieu rural.
L’ancien maire de Neuilly-sur-Seine, lui, employait un ton beaucoup plus martial.
Il s’en remettait aux plans prédéterminés de Jacques Attali et Edouard Balladur. Des personnalités sans doute très qualifiées, mais fort éloignées de la gestion des collectivités locales…
En quoi le pouvoir actuel adopte-t-il une politique si différente ?
Depuis un an et demi, la ministre chargée de la Décentralisation, Marylise Lebranchu consulte notamment les acteurs locaux. Il était impossible de ne pas associer élus et cadres de la fonction publique territoriale à sa réflexion : il y a des gens qui savent penser en dehors de Paris !
Elle fait le choix de la démocratie, par définition source de discussions, de débats et donc de conflits. Sa réforme est le reflet de cette concertation, ce qui la rendra très probablement imparfaite, notamment sur la répartition des compétences entre les différents échelons.
Etes-vous favorable, comme le suggère François Hollande, à la disparition des conseils généraux sur le territoire des nouvelles métropoles ?
Etant donné le caractère polémique du sujet, il est évident qu’il n’y aura pas de réforme pour le simple plaisir de réformer. Mais ceux qui s’attendent à un big-bang territorial dans les six mois qui viennent risquent d’être déçus.
Ce débat n’en est qu’à ses prémices. Régler ces questions difficiles et délicates, comme celle-ci, réclame du temps.
Il semble judicieux de supprimer les départements dans des métropoles de plusieurs millions d’habitants. Cependant – si les conseils généraux disparaissent effectivement de ces territoires bien souvent inégalitaires – que deviendra la nécessaire proximité avec les populations les plus pauvres pour leur attribuer l’aide sociale ?
Quel regard portez-vous sur les métropoles issues de la première loi «Lebranchu», promulguée le 28 janvier ?
Elles marquent un grand changement, puisque, pour la première fois dans l’histoire de France, les métropoles n’exerceront pas obligatoirement toutes les mêmes compétences. Ce qui est vrai pour le grand Lyon aujourd’hui ne le sera pas forcément demain pour la métropole d’Aix-Marseille ou de Brest.
C’est un progrès considérable, car toutes les métropoles ne couvrent pas 70% du territoire d’intervention d’un département-croupion comme l’est celui du Rhône, et tous les départements ne gèrent pas des «quartiers sensibles», comme à Vaulx-en-Velin, dont ils sont ravis de se délester.
Le redécoupage des régions, prôné par François Hollande, peut-il améliorer le développement des territoires ?
Le découpage actuel des régions date de 1956. Il a été opéré sur un coin de table par des hauts fonctionnaires «éclairés» du commissariat général au Plan, pour stimuler le développement économique insuffisant de certains territoires comme l’ouest, moins urbanisé et moins industrialisé à l’époque que l’est du territoire national.
Ces régions-programme n’ont pas été pensées comme pouvant devenir des collectivités territoriales telles qu’elles le sont depuis les lois de décentralisation de 1982 et 1983.
Des fusions sont-elles utiles aujourd’hui ?
L’argument en faveur d’un redécoupage est essentiellement économique. Mais marier deux régions comme l’Auvergne et le Limousin ne va pas en faire automatiquement une région dynamique.
Rattacher la Loire-Atlantique à la Bretagne, c’est mettre deux crocodiles, Nantes et Rennes, dans le même marigot. A moins de transférer toutes les institutions à Notre-Dame-des-Landes (sic), qui de ces deux capitales régionales va, alors, assurer le leadership d’une Bretagne élargie ?
Je ne suis pas certaine que ces pistes soient nécessairement gages d’efficacité. En Allemagne, les Länder sont de tailles hétérogènes ; l’agglomération d’Hambourg mord sur trois länder différents dont la ville-Etat. Pour autant, personne ne pose la question de leur redécoupage.
Comment expliquez-vous, alors, le plaidoyer présidentiel en faveur de plus grandes régions ?
François Hollande semble bel et bien avoir été convaincu par la doxa vantant l’efficacité de régions plus grandes. Malgré l’absence de solide démonstration en ce sens, elles seraient, affirme-t-on, moins coûteuses pour les contribuables, plus compétitives et davantage adaptées à la mondialisation.
C’est curieux car, il y a dix ans, on ne parlait que de subsidiarité : il fallait que les décisions soient prises au plus près des populations et du territoire concerné. Désormais il faut des ensembles plus vastes afin de faire des économies d’échelle, en supprimant les doublons sources de dépenses inutiles voire pour certains « experts » de gabegie.
Un renforcement du pouvoir des régions vous parait-il cependant nécessaire ?
La centralisation, qui a atteint son paroxysme au milieu des années 1960, a montré ses limites. L’Etat ne peut plus revenir à l’époque où les permis de construire étaient délivrés par les préfets et non les maires, et que ces derniers apprenaient la création de villes-nouvelles sur leurs territoires… par le biais de la presse ! Il convient de gérer, aujourd’hui, les politiques au bon niveau.
Les régions seraient sans doute plus efficaces que l’Education nationale pour déterminer les territoires prioritaires où le nombre d’élèves par classe serait beaucoup plus petit pour éviter les décrochages échecs scolaires alors que dans d’autres territoires les classes pourraient être plus chargées.
Il en est de même dans le domaine de la santé où, à rebours de ce qui a été prévu pour les agences régionales de santé (ARS) imposées par l’Etat, les régions devraient être associées aux décisions qui concernent la santé de leur population.
Faut-il en finir avec les 36 000 communes, comme le souhaite la directrice de l’Institut français pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (IFRAP), Agnès Verdier-Molinié ?
Sur le modèle de l’Allemagne où la densité de population est trois fois plus forte qu’en France, Madame Verdier-Molinié estime qu’une commune doit regrouper au minimum 5 000 habitants. A-t-elle oublié que certains territoires, de montagne notamment, ont une densité démographique très faible ? Combien de temps les enfants mettront-ils alors pour se rendre à l’école ? Est-elle au courant que la plupart des élus municipaux ne coûtent pas un sou à la République ?
Soyons plus pragmatiques et moins dogmatiques : tenons compte de la réalité géographique et historique pour penser une réforme territoriale, car ces schémas apparemment si logiques peuvent s’avérer inapplicables voire absurdes !
Au-delà du matraquage médiatique de quelques fausses évidences, le système actuel demeure-t-il, selon vous, lisible aux yeux de nos concitoyens ?
De la commune au syndicat mixte, la France compte à elle seule le tiers des structures territoriales de l’Europe : c’est assurément trop. Très hétérogènes – il y en a de très petites et de très vastes – les intercommunalités restent mal identifiées : quelles sont leurs limites territoriales ? Quelles sont leurs compétences ? Peu de nos concitoyens le savent, et conservent de fait une image technocratique de cette structure.
En revanche, les autres strates telles que la commune, le département, la région et l’Etat sont parfaitement lisibles. Je rappelle, par ailleurs, que c’est l’Etat et l’Europe qui sont le plus pourvoyeurs de découpages fonctionnels(1) contribuant à embrouiller les citoyens… et même les élus locaux !
L’interdiction à venir du cumul parlementaire-président d’exécutif local ne va-t-il pas faciliter la réforme des territoires ?
Sans doute, oui. Mais elle va aussi affaiblir le poids du pouvoir local à Paris et renforcer la technostructure qui est déjà difficile à faire bouger.
Si les principaux élus du bassin minier n’avaient été que maires et non pas aussi députés dans les années 1990, ils n’auraient pas pu assurer la reconversion si difficile de leur territoire.
Que changera la limitation du cumul sur le plan local ?
Le non-cumul favorisera aussi, et c’est heureux, la parité. Elle devrait également permettre de réconcilier une partie des Français avec la vie politique, même si je suis persuadée que l’on ne parlerait pas autant de Montpellier sans la mégalomanie de Georges Frêche.
Mais attention : l’impossibilité pour les maires de cumuler leur mandat avec des pouvoirs discrétionnaires comme la présidence d’une SEM ou de l’office HLM ne sera facteur ni de simplification, ni d’économie…
Comment expliquez-vous le climat de défiance envers les élus locaux ?
Si elle est légitime pour une infime minorité d’entre eux, la diabolisation d’élus irresponsables et obnubilés par leur seule réélection ne fait qu’alimenter le discours «tous pourris» tenu par le Front national.
Je ne conteste pas que certains élus, à l’approche des élections, embauchent plus que de raison dans la fonction publique territoriale. Mais ne me dites pas qu’il n’existe pas non plus des postes inutiles dans la fonction publique d’Etat ou les entreprises…
Est-ce réellement une faute de ne pas avoir mutualisé et réduit les effectifs communaux et intercommunaux quand 25% de votre population est au chômage ?
La géopolitique des régions, mode d’emploi
Quel est le point commun entre l’implantation de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la crise des banlieues françaises de 2005, la gentrification du quartier d’Harlem à New York ou encore la gouvernance du Grand Paris ? Tous ces évènements ont donné lieu à un conflit, entre des acteurs ne partageant pas la même conception de leurs territoires.
Dire que les élus locaux et les fonctionnaires territoriaux font de la géopolitique n’est donc pas une caricature journalistique galvaudant cette discipline très médiatisée : c’est le constat de Béatrice Giblin.
Au sein de l’Institut français de géopolitique (IFG), elle, Philippe Subra et quelques autres enseignants-chercheurs appliquent, depuis une vingtaine d’années, le raisonnement géopolitique à tous ces conflits locaux contemporains.
Contrôle du territoire - Leur discipline – autrefois réservée à l’analyse des conflits internationaux – met en lumière les stratégies de divers acteurs(2) se disputant le contrôle et l’usage d’un territoire.
Les travaux de géopolitique locale, ou géopolitique interne, portent aussi bien sur la montée en puissance des collectivités territoriales depuis la décentralisation, et les luttes de pouvoirs entre administrations locales et administrations déconcentrées que sur les rapports de force entre institutions ou entre responsables politiques lors d’opérations d’aménagement du territoire ou d’élections, les recompositions territoriales à l’œuvre, les rivalités entre forces économiques et sociales, etc…
FPT ou cabinet - Objectif : démonter les ressorts profonds des stratégies de gouvernance, des alliances électorales, mais aussi de certains blocages liés à des affrontements entre groupes de pression opposés sur la construction de ligne à grande vitesse ou à l’implantation de logements sociaux.
A la frontière du technique et du politique, les diplômés de l’Institut Français de Géopolitique travaillent autant dans la fonction publique territoriale que dans les agences de conseil ou les cabinets d’élus.