La déception concerne surtout l'un des programmes, celui des zones urbaines sensibles (ZUS). Il consiste en un classement des zones urbaines plus ou moins défavorisées grâce à un index qui apprécie leur écart par rapport à la moyenne nationale et les fait bénéficier de mesures proportionnées à la gravité de celui-ci. Renforcé en 2003, ce programme reçoit alors pour mission de ramener les zones en question à la normale dans un délai de cinq ans. Le dernier rapport publié par l'Observatoire national des zones urbaines sensibles montre qu'il n'en a rien été. Le revenu par habitant n'y a pas changé sensiblement. Le chômage y est toujours le double de la moyenne et l'écart des résultats scolaires par rapport aux autres quartiers reste identique.
Figure de proue de cette politique, le programme de rénovation urbaine vise à réintroduire dans ces quartiers la mixité sociale qui y a disparu et cela grâce à des opérations de démolition et de reconstruction concernant plus de 200 000 logements ainsi que la réhabilitation de 400 000 autres.
Mais ce vaste chantier avance lentement et les premières évaluations montrent que ces opérations n'entament que très partiellement la logique de ghetto qu'elles sont censées défaire. Les démolitions vont généralement de pair avec un relogement des familles à proximité des immeubles détruits. Les nouveaux logements n'attirent pas des publics vraiment différents de ceux vivant déjà dans le quartier quand ce ne sont pas ceux-là même qui les investissent, comme en Ile-de-France. Bref, au lieu de la mixité promise, c'est plutôt à une fine segmentation interne des quartiers d'habitat social que l'on assiste.
Quant au dernier programme, lancé en 2005, celui des contrats urbains de cohésion sociale (CUCS), ils constituent surtout le support de nouvelles mesures d'insertion socioprofessionnelle comme les "contrats d'autonomie" impulsés par Fadela Amara. Les jeunes reçoivent une indemnité mensuelle de 300 euros pendant six mois contre l'acceptation d'un coaching par des agences privées devant les conduire à un emploi ou une formation.
Sur les 45 000 prévus, environ 13 000 contrats ont été passés... dont un millier ont conduit à une entrée dans un emploi ou une formation. Les observateurs ont calculé que cela établissait le coût de l'entrée dans un emploi à 30 000 euros par personne. Et ce piètre résultat vaut à la secrétaire d'Etat d'essuyer pas mal de sarcasmes.
Constatant le peu de résultats de cette politique, le gouvernement s'oriente visiblement vers sa reformulation a minima. Tel paraît être le sens du rapport Hamel et André, publié à l'été 2009, qui propose de réaliser les opérations engagées en matière de rénovation urbaine et, pour le reste, de concentrer l'effort sur un petit nombre de quartiers très défavorisés relevant de communes ne disposant que de peu de moyens, laissant aux mieux nanties de celles-ci la charge de concevoir elles-mêmes leur action selon des plans d'ensemble que l'Etat abondera à son gré. Dans le contexte actuel de sérieux déficit budgétaire et compte tenu de la "culture du résultat" prônée actuellement, une telle réaction paraît logique.
On peut toutefois estimer que ces résultats décevants devraient valoir remise en question non pas tant des moyens que de l'orientation trop partiale donnée à cette politique : celle du retour à la moyenne en matière de composition sociale qui en constitue l'horizon. Cette manière de faire conduit à se préoccuper des lieux plus que des gens, ou alors à le faire de manière purement symbolique, en extrayant une pincée d'élèves ou d'apprentis méritants mais sans se doter des moyens d'une véritable emprise sur une population tellement déconnectée de la ville qu'elle nécessite une "remise en mouvement" dans son ensemble.
Pourquoi mettre ainsi l'accent sur le mouvement, sur la "connectivité", plutôt que sur les lieux ? Parce que la ville a changé depuis un demi-siècle et que ce changement revient justement à faire prédominer les flux sur les lieux alors que c'était l'inverse au moment où furent construites ces fameuses cités sociales qui se trouvent au coeur de la politique en question.
L'urbanisme fonctionnel de l'ère industrielle avait été conçu contre "les méfaits de la ville", "l'attraction néfaste" que celle-ci exerçait sur la population qui venait s'y concentrer, séduite par ses lumières et ses emplois, mais que la cherté conséquente des loyers conduisait à l'entassement, à la démoralisation et rendait prompte à l'émeute.
Pour contenir cette attraction, on avait séparé les fonctions, isolant celle de l'habitat par rapport à celle de l'activité industrielle et celle du commerce. Pour stabiliser les salariés, on avait inventé la cité sociale, ce lieu où chaque famille pouvait satisfaire ses besoins dans un cadre propre à réduire le rôle des inégalités de revenu entre les habitants grâce à l'uniformité de l'habitat. La citoyenneté sociale proclamée au milieu du XXe siècle avait partie liée avec cette figure de la ville, cette manière de faire prédominer les lieux sur les flux.
Nous vivons, à présent, dans un autre modèle urbain, celui de la ville des flux de l'ère de la globalisation. Un lieu n'y vaut plus tant pour lui-même qu'en tant que support de mobilités vers des ailleurs plus ou moins lointains. Cela explique la revalorisation des centres qui permettent de relier la multiplicité des flux de toutes sortes, de fertiliser ces lieux par l'effet de leurs croisements. Cela permet aussi bien de comprendre que plus on maîtrise l'accès aux flux, plus on peut choisir librement son lieu de vie, élire celui qui offrira le plus d'aménités en évitant les compagnies indésirables.
Le périurbain se développe ainsi selon une logique de "clubbisation" (formule d'Eric Charmes) qui répartit les habitants dans des ensembles distincts à raison de leurs affinités sociales. Par contre, plus les lieux sont subis, plus ils deviennent synonymes de relégation. Cela vaut pour les périphéries lointaines mais aussi et plus encore pour les anciennes cités proches du centre mais privées de contact avec lui et devenant problématiques en raison de cette déconnexion.
La pauvreté des contacts avec le dehors y facilite les flux illicites, l'insécurité et la dégradation. Le problème de la citoyenneté n'y est plus que secondairement social. Il découle surtout, à présent, du contraste entre les espaces branchés sur la ville des flux et ceux dont les habitants se trouvent déconnectés de la ville. Il devient urbain.
Comment rétablir la connexion entre ces quartiers défavorisés et la ville des flux ? Une première voie s'est s'imposée comme une évidence. Elle consiste à dire : pour effacer cette coupure, faisons pénétrer la ville dans ces quartiers, rétablissons-y les règles de respect des autres et de l'environnement. Et, comme le respect de ces règles va mieux avec le statut de propriétaire, diffusons celui-ci parmi les habitants des cités sociales. Ou bien introduisons dans ces quartiers des membres des classes moyennes à la faveur de constructions nouvelles, attractives par leur prix, afin qu'ils donnent le ton aux autres habitants.
On peut désigner cette voie comme étant celle de "la responsabilisation". Elle correspond à la politique anglaise sous Margaret Thatcher qui a conduit à vendre un quart des logements sociaux à leurs habitants mais aussi bien à la politique française de mixité de l'habitat par la rénovation urbaine. Cette voie de la responsabilisation a montré assez vite ses limites : une plus grande concentration de la pauvreté dans le parc restant du logement social en Grande-Bretagne, une manière, en France, de nuancer la relégation plutôt que de la supprimer.
A raison des limitations rencontrées par cette voie de la responsabilisation, une autre voie s'est développée, depuis les années 1990, en Grande-Bretagne et en Europe du Nord, assez peu en France, où elle paraît restée dans les limbes. Elle consiste à rechercher la connexion entre la ville et ces quartiers en partant de ceux-ci, par une démarche de restitution à leurs habitants de ce pouvoir qu'ils ont visiblement perdu sur leur territoire, leur cadre de vie, par une manière de tramer entre eux et les forces du dehors les liens nécessaires pour qu'ils profitent des opportunités de la ville.
Cette voie peut être désignée comme celle de l'"empowerment" : élévation du pouvoir des gens sur leur vie, sur leur avenir. Elle se distingue de la précédente par l'accent qu'elle met sur le collectif. Puisque ne restent dans ces quartiers que ceux qui n'ont pas pu les quitter, elle porte à faire de cette incapacité de chacun séparément le ressort d'une force commune pour combattre l'installation dans une sous-citoyenneté à chacun des niveaux où celle-ci se fait sentir : civil, politique et social.
Comment permettre aux habitants de se réapproprier l'espace commun ? Suffit-il d'y faire circuler des unités de police, fussent-elles dites "de quartier" ? Avec celles-ci, les habitants gagnent en sécurité - et le disent - mais pas vraiment en liberté puisqu'ils restent prisonniers du conflit entre ces policiers et les jeunes qui les prennent à témoin de l'effet de harcèlement des contrôles qu'ils subissent.
La solution à ce malaise dépend, selon la voie de l'empowerment, de la décision des policiers de considérer qu'il est aussi de leur devoir de rendre compte aux habitants, et de manière régulière, de leurs activités, de leurs méthodes et de leurs résultats. Seul ce dialogue peut apporter le respect en plus de l'ordre et la capacité pour les habitants de se donner à voir et à entendre dans l'espace public.
Que faire pour redonner une dignité politique aux gens qui s'estiment déconsidérés par le seul fait d'habiter dans ces quartiers de relégation ? Les inviter à participer à la mise en oeuvre des politiques concernant leur habitat et leur environnement ? Oui, mais ce mot de participation recouvre tant de faux-semblants qu'il est devenu à peine prononçable. Il ne peut retrouver une crédibilité que s'il permet d'influer sur l'emploi des crédits destinés spécifiquement à leurs quartiers en tant que ceux-ci pâtissent d'un préjudice particulier.
La dotation de solidarité urbaine (DSU) est officiellement attribuée aux communes "à raison de l'évident déficit de la qualité de vie" offerte aux habitants dans certains quartiers. Reconnaître ce préjudice ne justifierait-il pas que soit accordé à ceux-ci un droit de peser sur l'usage de cette dotation dans le cadre d'un partenariat les réunissant avec les élus, les bailleurs et les prestataires de services ?
Comment lutter contre les effets de la ségrégation urbaine en matière de scolarité et d'emploi ? Plutôt que de se contenter d'arracher quelques jeunes à ces quartiers, mieux vaudrait tramer des liens méthodiques entre ces derniers et les opportunités présentes dans la ville, en termes d'emploi et de formation. Faire travailler ensemble les représentants de toutes les composantes de ces quartiers avec les responsables universitaires et les entrepreneurs, afin qu'ils mettent en place des parcours réalistes conduisant de la scolarité à l'emploi peut constituer le moyen d'une confiance retrouvée pour les habitants au niveau collectif parce qu'ils se verront effectivement reliés à la ville (comme le programme anglais aimhigher qui signifie littéralement : "viser plus haut").
Entre ces deux voies - responsabilisation et empowerment - tout le problème est de trouver le meilleur équilibre entre les avantages de l'avoir individuel et ceux qui résultent du pouvoir collectif. Soit un souci qui a déjà présidé à chacune des déclinaisons - civile, politique et sociale - de la citoyenneté. Que signifie, en effet, l'avènement du suffrage universel, au XIXe siècle, sinon la nécessité de doter ceux qui ne disposent pas de l'avoir nécessaire pour échanger et s'exprimer d'un pouvoir de le faire en tant que sujets souverains, sauf à voir se perpétuer la violence émeutière. Et celle-ci joue bien le même rôle dans l'affirmation progressive de la citoyenneté sociale au milieu du XXe siècle.
Les droits sociaux fournissent alors un pouvoir aux salariés contre les méfaits de la domination industrielle que la seule citoyenneté politique ne permettait pas de régler. C'est bien le même déséquilibre qui réapparaît à la fin du XXe siècle avec les violences urbaines quand les droits sociaux ne suffisent plus pour intégrer une société où l'appartenance passe par l'aptitude aux connexions, par la disposition d'un capital social élargi alors que ceux qui le maîtrisent semblent portés à en restreindre le bénéfice pour leur seul usage. On peut alors étendre cet usage à la part "méritante" de ceux qui en sont exclus. Ou bien redonner les moyens d'une dynamique à l'ensemble de ceux-ci.
Les deux démarches sont objectivement complémentaires mais produisent des effets sensiblement différents selon que l'équilibre s'opère au bénéfice de la première ou de la seconde de ces voies. Dans le premier cas, les rares bénéficiaires servent de justification à une dénonciation des autres. Tandis que, dans le second cas, cela apparaît comme la récompense d'un effort partagé pour surmonter les fractures de la société urbaine. N'est-ce pas ainsi que se perpétue, au fil du temps, la distinction entre droite et gauche ?
Jacques Donzelot est historien et sociologue.
Maître de conférences en science politique à l'université Paris-X Nanterre, Jacques Donzelot est conseiller scientifique au Plan urbanisme construction et architecture (PUCA) et reconnu comme l'un des meilleurs spécialistes des questions sociales et urbaines. De 1990 à 1993, il a été évaluateur de la politique de la ville. Depuis janvier 2008, il dirige aux PUF une collection intitulée "La ville en débat". Membre du comité de rédaction de la revue "Esprit", il a notamment publié "Faire société" (Seuil, 2003), "Quand la ville se défait : quelle politique face à la crise des banlieues ?" (Seuil, 2006) et, en 2009, "Vers une citoyenneté urbaine ? : la ville et l'égalité des chances" (Editions de la Rue d'Ulm) et "La Ville à trois vitesses" (Editions de La Villette)