M. Jean-Luc Mélenchon. Après avoir entendu mes collègues, je veux compléter et renforcer les propos que j’ai tenus tout à l’heure. Sur le sujet dont nous débattons, lorsque l’on a des certitudes, c’est qu’on les a construites : on n’a pas de certitudes a priori. Pour être plus exact, si l’on a des certitudes a priori, ce sont des préjugés.
J’admets qu’il s’agit de préjugés très forts : l’évidence plaide pour affirmer qu’il y a un père et une mère. C’est un fait évident. Nous sommes les héritiers d’une longue tradition dans ce domaine. Pour autant, si nous examinons cette situation, devons-nous conclure à son caractère indépassable ? C’est tout le sujet. C’est la question même du progrès – je ne parle pas du progrès matériel ou du progrès technique, qui sont d’un autre ordre, quoiqu’ils viennent souvent bousculer notre perception du progrès humain. Ce progrès humain existe bel et bien, et son existence se mesure à l’évolution des lois – qui sont parfois régressives et parfois progressistes. Et, en la matière, que de chemin parcouru !
Notre collègue Blandine Brocard a évoqué la nécessité d’une présence masculine dans la vie et la construction de la psyché des enfants. Ce n’est pas un homme qui lui dira que cela n’a aucune espèce d’importance ! Je suis moi-même père et grand-père…
M. Thibault Bazin. Félicitations ! (Sourires.)
M. Jean-Luc Mélenchon. et j’espère jouer un rôle. À vrai dire, j’ai fait ce que j’ai pu, comme beaucoup d’entre nous. Il reste que je veux récuser l’argument selon lequel la situation prévue par le texte exclurait la présence des hommes. Ce sera certes le cas du père, y compris de manière formelle pour l’état civil, mais ce ne sera pas une exclusion des hommes, car celles qui forment un couple de femmes ont des frères, des pères, et peut-être parfois des fils. Des hommes seront donc bien présents, tels qu’ils sont.
Mais bien malin qui peut dire ce que sont les hommes, parce que ça change d’une génération à l’autre : le genre masculin est aussi une construction, mais j’ai eu l’impression qu’on le présentait comme une essence. Or, ce n’est pas du tout le cas ! Une seule de mes collègues plus jeunes que moi éduquerait-elle aujourd’hui son fils en lui donnant une gifle lorsqu’il a les larmes aux yeux, en lui disant : « Tu n’es pas une femme ; au moins maintenant, tu sais pourquoi tu pleures ! » (Sourires.) Dans ma génération, c’était courant : on était un homme, on ne pleurait pas. Du coup, nous gardions nos sentiments pour nous. On nous apprenait cela : nous étions dressés pour cela. On évoque souvent la dictature des modèles culturels sur les femmes, mais l’équivalent existe pour les hommes.
Mme Anne-Christine Lang. Très bien !
M. Jean-Luc Mélenchon. Les hommes doivent être comme cela, se comporter de telle manière ou de telle autre… Le genre masculin est une construction, comme le genre féminin.
M. Marc Le Fur. Ce ne sont pas des genres ; ce sont des sexes !
M. Xavier Breton. Nous parlons de corps !
M. Jean-Luc Mélenchon. La paternité et la filiation sont un rapport social. Je viens de vérifier un point avec mon collègue Bastien Lachaud, qui est un éminent historien. Même si elle est aujourd’hui remise en cause, selon la règle de la présomption de paternité consacrée par l’état civil napoléonien, lorsque votre femme donne naissance à un enfant, c’est le vôtre : c’est votre femme, donc c’est votre fils ! Disons que c’est un credo.
M. Marc Le Fur. C’est pour la paix des ménages !
M. Jean-Luc Mélenchon. En tout cas, c’est comme cela. C’est la loi. Moi, je trouvais ça très bien.
Dans la Rome antique, le paterfamilias avait le choix : il pouvait prendre l’enfant dans ses bras et prononcer la formule sacrée « c’est à moi ! », et c’était alors son fils, ou le mettre à la poubelle. Dira-t-on aujourd’hui qu’il s’agissait d’un modèle indépassable ? Non, bien sûr !
M. Marc Le Fur. C’est pourtant ce que nous recréons !
M. Jean-Luc Mélenchon. Je ne l’évoque pas pour le jeter à la figure de qui que ce soit – de quel droit le ferais-je ? –, mais pour montrer que les rapports sociaux, les rapports de filiation, de paternité et de maternité sont des faits sociaux et culturels. Comme tels, il faut s’en réjouir, car cela signifie qu’ils sont à notre portée.
Ainsi, monsieur Brindeau, il faut reconnaître que votre raisonnement est formellement implacable : il enchaîne des faits. Mais, non, collègue ! Ce que nous allons voter ne forcera pas notre conviction et personne ne sera obligé de renoncer au père du fait du vote de la loi : il y aura toujours des pères, et il y aura toujours des mariages hétérosexuels. Il s’agit là uniquement d’une catégorie de personnes, en vérité peu nombreuses. Quelqu’un a parlé de révolution de civilisation mais, de grâce,…
M. Marc Le Fur. C’est vous qui en parlez !
M. Jean-Luc Mélenchon. On peut toujours dire cela, mais nous n’en sommes pas là ! Ce qui va changer, monsieur Le Fur, c’est qu’au lieu d’avoir un seul modèle possible de filiation, il y en aura plusieurs. Le seul mal qui résultera de cela…
Mme Constance Le Grip. Comment écrivez-vous « mal » ?
M. Jean-Luc Mélenchon. …serait celui que pourraient éventuellement faire ceux qui viendraient ultérieurement discuter de la légitimité de telles filiations.
J’appartiens à une génération pour laquelle le divorce était rarissime. Les enfants de divorcés pouvaient lire dans les yeux des autres une sorte de consternation douloureuse. On nous disait qu’il fallait s’apitoyer sur eux. Personnellement, cette situation ne m’a causé aucune souffrance et je me demandais de quoi je pouvais bien me plaindre. Je comprends ce regard, qui était plein de bienveillance. Aujourd’hui, dans une classe de CM2 ou de CP, on a plus vite fait de compter les enfants dont les parents sont toujours en couple que ceux dont les parents ont divorcé.
M. Xavier Breton. 70 % des enfants vivent avec leurs père et mère !
M. Jean-Luc Mélenchon. Nous sommes en train d’augmenter les droits des personnes, des pères et des mères, qui constituent les familles recomposées – quatre personnes sont concernées. Nous voyons bien que les choses ont évolué.
Nous ne ferons rien d’autre que de voter. Un vote, ce n’est pas un oukase, c’est seulement une décision. Une fois le vote acquis, chacun peut conserver son opinion. Si vous pensez que nous commettons une erreur terrible… D’ailleurs, peut-être avez-vous raison et peut-être dirons-nous, dans quatre ou cinq ans, que nous avons fait une horrible gaffe et rendu malheureux des milliers de jeunes gens – mais nous ne le croyons pas.
Nous avons beaucoup réfléchi avant de prendre notre décision et il ne faudrait pas faire croire que c’est une décision prise au débotté. Cette mesure n’est même pas partidaire : elle se trouvait dans le programme que j’ai eu l’honneur de défendre lors de l’élection présidentielle, dans celui de M. Macron, et peut-être dans d’autres – j’en oublie –, comme celui de M. Hamon. Nous avons tous pris le temps d’y réfléchir.
Mais la force de l’idéal républicain et de la démocratie laïque – et j’insiste sur cet adjectif –, c’est qu’elle ne place pas un Dieu ou une ethnie au-dessus de nos têtes : la loi est réversible, provisoire. La démocratie et l’humanisme ne proclament pas de vérité : nous ne prétendons pas que nous connaissons la vérité, mais que nous la cherchons.
Monsieur Brindeau, vous m’expliquez aussi, par un raisonnement que j’entends, que si nous sommes partisans de l’égalité, nous serons partisans de la GPA. Formellement, vous avez raison, mais nos décisions cheminent entre nos principes : à côté du principe d’égalité, un autre principe intervient, selon lequel le corps humain n’est pas une marchandise. Croyez bien que si ce projet de loi comportait un quelconque élément de marchandisation, je ne le voterais pas !
M. Marc Le Fur. Alors, vous ne le voterez pas !
Plusieurs députés du groupe LR. Vous ne le voterez pas !
M. Thibault Bazin et M. Xavier Breton. Nous allons vous expliquer !
M. Jean-Luc Mélenchon. En fait, comme beaucoup de gens ici, je vais voter ce texte, parce qu’on n’y trouve pas trace de marchandisation.
Si, demain, des collègues proposent d’autoriser la GPA, tout en disant d’avance que je respecterai leur point de vue et en reconnaissant l’ambiguïté de certaines de nos positions, je serai contre et mon raisonnement sera le suivant : présentez-moi une femme milliardaire prête à faire un enfant pour le bonheur d’une femme habitant un bidonville, et j’accepterai de discuter du principe de la GPA. Cela n’existe pas ! La GPA ne sera jamais autre chose qu’une forme de marchandisation, et nous nous y opposerons absolument. (« Ah ! » sur les bancs du groupe LR. – Applaudissements sur les bancs du groupe LT.) Nous ne serons pas les seuls. Il y aura des oppositions sur tous les bancs. Vous aussi vous voterez contre !
Voilà ce qu’est une décision politique : il ne faut pas en faire une vérité absolue, sous peine de tomber dans le dogmatisme et, forcément, dans le sectarisme. Toutefois, puisque Marc Le Fur est venu sur ce terrain, et que vous avez aussi évoqué le droit aux origines, je me permets de vous demander de quoi vous parlez – mais je ne veux désigner personne ni mettre aucune polémique dans mon propos.
Peut-être celui ou celle qui est capable de remonter à ses origines sur cinq, dix ou vingt générations pourra-t-il parler du droit aux origines en citant ses ancêtres jusqu’aux croisades. Les miens devaient sans doute s’y trouver aussi – par la force des choses, puisque je suis aujourd’hui devant vous –, mais ils ont oublié de le mentionner. Peut-être n’étaient-ils pas du « bon côté » mais, à la vérité, je m’en fiche, car le droit aux origines est une illusion ou, plus exactement, une idéologie.
C’est pourquoi tout à l’heure je repartais du discours de Mme Le Pen, parce qu’elle est cohérente. À sa manière, M. Le Fur l’est aussi, pour de tout autres raisons, comme M. Brindeau – je m’empresse de le dire, car nous sommes unis, avec Marc Le Fur et Claude Goasguen, par des polémiques à propos de l’interprétation des événements de la Révolution de 1789.
Vous avez raison de dire, monsieur Le Fur, que nous sommes des nains sur les épaules des géants, mais vous vous trompez sur un point : ce n’est pas parce que les autres étaient plus grands, mais parce qu’ils étaient plus nombreux…
M. Marc Le Fur. C’est parce que nous leur sommes redevables !
M. Jean-Luc Mélenchon. Le sens de cette métaphore, c’est que nous sommes tous des nains parce que nous succédons à des générations qui nous précèdent. Comme vous le savez, puisque vous vous êtes chrétien, Christophoros, qui veut dire, en grec, « qui porte le Christ », ne signifie pas que Christophe est plus grand que le Christ – ce serait une hérésie –, mais que nous sommes les héritiers d’une histoire collective, et non individuelle. Moi, comme tout le monde le sait ici, je suis l’héritier de Robespierre, avec qui je n’ai aucun lien de parenté.
M. Claude Goasguen. Ce n’est pas sûr ! (Sourires.)
M. Thibault Bazin. Il faudrait faire un test ADN !
M. Jean-Luc Mélenchon. Je suis l’héritier d’Épictète, que je n’ai jamais rencontré, et de Karl Marx, que je n’ai jamais vu,…
Mme Danièle Obono. Lui, il existe !
M. Jean-Luc Mélenchon. …et ainsi de suite. Notre passé, nous le choisissons, et même la mémoire que vous croyez en avoir est une reconstruction – il y a parmi nous quelques médecins qui me donneront raison à ce propos. La mémoire n’a jamais été un enregistrement, et l’histoire, si elle est une science – et c’en est une – n’établit, là non plus, aucune certitude, sans quoi elle ne serait pas une science.
Acceptons donc la splendeur du relativisme ! C’est ce dont je me fais l’avocat à cet instant. Nous sommes grands parce que nous décidons de vivre de telle ou telle manière, et de le faire de façon honorable. C’est la seule chose qui compte ; nous ne devons rien à personne, sinon pour les sacrifices qui ont été consentis pour nous, mais cela ne nous crée pas une identité.
M. Marc Le Fur. Cela crée une dette !
M. Jean-Luc Mélenchon. L’identité est une construction. Je suis d’accord, monsieur Le Fur, pour dire que nous sommes en désaccord sur ce point : je ne vais pas vous attribuer une position qui ne serait pas la vôtre, que je ne connais pas exactement, mais je sais qu’il y a un lien profond – et j’invite ceux qui siègent de votre côté de l’hémicycle à y réfléchir – entre le droit aux origines, le droit du sang, l’ethnicisme et le communautarisme. Je ne vous le reproche pas, collègue, et je ne suis pas en train de vous faire un procès, mais ceux qui sont les plus cohérents sont ceux qui vont d’un bout à l’autre du spectre : du droit aux origines au droit du sang, pour terminer par l’ethnie, qui fonderait l’identité. L’histoire est longue et moi, je suis l’héritier d’une histoire – qui n’est pas celle-là dont je ne veux pas.
La vraie frontière qui traverse l’Europe est celle des lignes de l’Empire romain : d’un côté, c’est la cité, la citoyenneté et le droit du sol – celui qui arrive et qui est là a droit à la parole comme tout le monde – ; de l’autre, c’est le droit du sang, et tout ce qui va avec.
Je ne suis pas étonné par la position de mes collègues conservateurs. Il n’y a d’ailleurs aucune honte à être conservateur et je me demande pourquoi cela semble en déranger certains. C’est un point de vue politique respectable et honorable, et il n’y a pas de démocratie si nous sommes tous d’accord ! Il n’y a de démocratie que parce que nous sommes dans un rapport de conflictualité, qui nous fait réfléchir et nous oblige à affiner nos arguments.
On peut donc être conservateur et vous l’êtes, chers collègues, quand vous proclamez la prééminence du passé. (Exclamations sur les bancs du groupe LR.)
M. Thibault Bazin. Nous sommes pour le progrès éthique !
M. Jean-Luc Mélenchon. Quant à nous, nous proclamons la prééminence de l’autoconstruction !
M. Marc Le Fur. La prééminence de la transmission, c’est autant le passé que l’avenir.
M. Jean-Luc Mélenchon. Nous ne disons pas qu’elle sera une réussite à tous les coups, mais que si nous ne sommes pas dans cette logique-là, cela signifie – et cela vous a échappé, monsieur Le Fur – que chacun d’entre nous n’a d’autre mission dans la vie que de reproduire des modèles. Or, reproduire des modèles, ce n’est pas exister, c’est imiter.
M. Claude Goasguen. Ce n’est pas vrai ! Syllogisme !
M. Jean-Luc Mélenchon. La vie n’est pas une imitation, et elle le sera moins que jamais à l’avenir.
Vous me verrez peut-être d’accord avec vous, Marc Le Fur, quand nous aborderons les questions terribles posées par les eugénistes et par ceux qui se disent transhumanistes.
M. Marc Le Fur. C’est ce que vous nous préparez avec ce texte !
M. Jean-Luc Mélenchon. Ceux-là non plus n’ont rien compris à ce qu’est la nature humaine telle que l’humanisme historique la décrit.
Nous n’avons jamais dit que nous allions dépasser les limites physiques de l’humanité, mais celles qui tiennent à sa culture, à ses préjugés, à sa violence, à ses obsessions et à ses dogmes. Voilà ce que l’humanisme se donne comme projet.
C’est pourquoi ce modeste article, qu’on aurait tort de présenter comme le changement du siècle, est un petit bout du chemin que nous construisons étape après étape, tâtonnant dans la pénombre pour trouver la bonne direction. Nous sommes comme la chouette qui, lorsque le jour tombe, passe entre l’ombre et la lumière pour trouver le côté où elle va s’en aller.