Sortant du cinéma après avoir vu le nouveau film de Todd Phillipps, dont je comprends désormais aisément qu'il ait reçu le Lion d'Or à la Mostra de Venise, l'effet qu'a produit « Joker » sur moi a sans doute inhibé ma faible capacité à trouver un titre original. Ceux qui auront vu le film ou qui auraient lu des critiques trouveront sans doute que je sombre dans la banalité ou la facilité ; ils auront sans doute raison, mais je vais essayer de traduire dans les lignes qui suivent quelques impressions fortes qui me paraissent être transmises par cette interprétation originale d'un anti-héros emblématique des Comics américains.
Évidemment, la composition de Joaquin Phoenix – dont on ressent bien qu'il ait pu manquer de sombrer dans la folie avec ce personnage, quand on connaît sa propension à s'immerger dans ses rôles – est proprement époustouflante, tous les autres Jokers qui l'ont précédé (sauf peut-être Heath Ledger) peuvent aller se rhabiller, ils ne lui arrivent pas à la cheville ; le scénario, la mise en scène, la photographie, la bande sonore et le reste du casting sont à l'unisson. Autre originalité à souligner, l'histoire de ce « Joker » n'a jamais de près ou de loin été contée dans une quelconque version BD des Comics, dont il décrit ici la genèse d'un des personnages phares. C'est donc une œuvre originale dans tous les sens du terme. Or donc ce qui est intéressant dans toute œuvre originale, c'est ce qu'elle semble raconter de la société dans laquelle nous vivons.
Je m'écarterai de ce qui semble faire prioritairement polémique, notamment aux États-Unis, sur le fait que d'aucuns y verraient une implicite apologie de la violence, dans un pays tout à la fois rudement touché par les meurtres de masse, la prise de conscience qui en découle et le déni pathologique d'une partie de ses institutions et de sa population. Pourtant s'agissant du portrait et du passé d'un criminel psychopathe, on pouvait s'attendre à ce que le film en lui-même ne soit pas exactement une bluette pour adolescent ; la production cinématographique américaine propose suffisamment d'images de violence gratuite, sans aucun recul, pour qu'on ne fasse pas ce procès au « Joker » plus qu'à un autre. Au contraire, comme dans The dark knight rises (qui avait pour le coup été frappé par des agressions et des fusillades au moment de sa sortie), « Joker » est suffisamment explicite dans sa manière de mettre en scène la folie et l'insanité du personnage principal pour que le recul existe sur la violence qui s'affiche. Je considère qu'ici c'est la société américaine qui se sert du film comme d'un miroir à ses propres angoisses et impensés.
Il me semble que le film développe un propos social pour le coup assez appuyé et transparent. Le Gotham city décrit de manière évidente le New York du début des années 1980, celui de la crise sociale, des immeubles décrépis et presque insalubres, des rues sales soumises à la criminalité, celui de la crise morale également, quand l'Amérique avait mauvaise conscience de la guerre du Viet Nâm, rejetait ses vétérans (c'est le pitch du premier Rambo) et que la police new-yorkaise semblait irrémédiablement gangrenée par la corruption.
Le décor est cohérent avec les deux messages principaux.
Le premier se greffe sur la compréhension de la fabrique d'un monstre. Comédien raté, avec un passé psychiatrique déjà chargé (on découvrira dans le dernier tiers du film à quel point), Arthur Fleck est suivi par les services sociaux de la ville de New York, ce qui l'empêche de sombrer totalement.
Évidemment, la vie qui lui est promise sur ce chemin n'a rien de réjouissant, le personnage est un loser, qui semble condamné aux brimades et à la médiocrité. Il n'y a pas d'angélisme dans la présentation des services sociaux : le metteur en scène ne laisse aucun doute sur le fait que les psychologues qui accompagnent Arthur sont dépassés, désabusés, pas forcément à l'écoute, mais pas forcément sans conscience de leur utilité sociale, de leur rôle et de leur place. C'est la suppression de tout ou partie des services sociaux municipaux pour coupes budgétaires qui va être l'un des éléments rendant possible la dérive délirante et la naissance du Joker, Arthur choisissant sous l'effet de sa dérive psychiatrique de considérer que la folie lui offre la possibilité de se réaliser plus pleinement.
On pourra considérer que le propos reprend des discours psycho-pédagogiques que certains disent éculés et qui viseraient selon eux à excuser les criminels et feraient preuve de naïveté quant aux peines qui leurs sont infligées... On pourra juste rappeler à quel point presque toutes les prisons des pays démocratiques (il y a une exception US, qui a trait à l'enfermement des hommes noirs américains, je ne vais pas entrer dans les détails, mais lisez Emmanuel Todd) sont remplies majoritairement d'individus atteints de sévères troubles psychologiques ; c'est sans doute l'une des raisons, parmi d'autres, pour lesquelles la mission de correction, de rachat ou de rééducation qu'on leur fixe est aujourd'hui en échec. On ne dira jamais à quel point les politiques de prévention psychologique et sociale sont des outils essentiels pour éviter des parcours criminel ; on ne redira jamais à quel point certains des pires tueurs de ses dernières années avaient un pedigree psychologique chargé dès l'enfance et témoignent donc d'un échec ou plutôt d'un abandon du suivi social et psychologique de l'enfance en difficulté... n'oublions jamais qu'un enfant violenté a besoin d'être accompagné pour faire preuve de résilience.
Le film dit d'abord cela : l'austérité détruit nos capacités à prendre soin, à soigner ceux de nos prochains qui sont les plus fragiles, l'austérité accouche de fous dangereux et criminels, donc l'austérité détruit à court et moyen terme notre sécurité individuelle et collective, notre tranquillité...
Le second s'engage sur le terrain de la morale économique et sociale, de la morale ramenée à une forme de lutte des classes. On pourrait y voir une forme d'illustration de la notion de common decency, proposée tout au long de son œuvre par l’écrivain britannique et socialiste George Orwell.
Cette notion postule une « décence ordinaire », un sens inné de l’entraide et de l’éthique propre à la classe ouvrière – ou aujourd'hui (dans une époque où le sentiment d'appartenance de classe a fondu) aux catégories populaires –, cette dernière, de par sa condition, serait plus encline que les autres à l’entraide, à la fraternité, à un comportement « moral ». La notion est aujourd’hui reprise et abusivement exploitée par toute sorte d’intellectuels plus ou moins réactionnaires qui tentent de transformer le concept en « signifiant vide » qui réceptionnerait une forme de xénophobie bon teint quand il s'agit juste au départ d'une forme de rejet de la mondialisation libérale ou plutôt de ses conséquences. Il fallait que je signale cette instrumentalisation du concept orwellien pour qu'il n'y ait pas de confusion : cette dérive est absente du film. On peut par contre rapprocher l'interprétation qui en est donnée dans un autre film récent et très réussi « Alice et le maire » (de Nicolas Pariser), la jeune collaboratrice y rappelant au maire fictif de Lyon à quel point le militant de gauche éduqué et favorisé ne saurait être en capacité d'édicter un point de vue moral ou politique aux catégories sociales défavorisées qu'il prétend défendre (certains ne le prétendent même plus) s'il n'a pas réellement conscience ou s'il ne partage pas d'une manière ou d'une autre leur vie quotidienne et leur réalité sociale. Sans tomber dans la caricature de la notion « d''établissement » des jeunes militants maoïstes français des années 1970, il s'agit de dire que les jugements politiques définitifs des Bobos du XIème sur le comportement électoral ou civique des catégories populaires des banlieues, du nord ou de l'est de la France n'est pas toujours frappé au coin de la pertinence et de la légitimité, qu'ils gagneraient sans doute à partager un peu concrètement leur vie en s'installant à leurs côtés pour mettre en œuvre cette diversité sociale qu'ils défendent intellectuellement si souvent.
« Joker » applique la « décence ordinaire » à l'élite libérale et financière. Le mépris affiché par les puissants, par ceux que les « populistes de gauche » pourraient désigner comme la caste ou l'oligarchie, le mépris de leur représentants politiques (en France, Macron en est un archétype absolu), leur absence d'empathie quelconque pour la réalité quotidienne de la vie du plus grand nombre, des 99%, est indécent. La dérision et la caricature de média sombrant dans l'entertainment permanent est tout aussi indécent. La dignité voudrait qu'ils se taisent ou se mettent de côté. Mais évidemment les rapports de pouvoir et la facilité à manipuler avec « du pain et des jeux » les masses leur offrent une garantie de long terme. Ainsi Thomas Wayne peut prétendre se présenter à la mairie de New York tout en traitant la majorité des habitants de la ville de clowns et en les comparant à un assassin, dont il charge lui-même le crime d'une valeur sociale. Il a les médias pour lui.
Arthur devenu Joker suggère une solution quelque peu définitive à cette indécence, mais il s'agit d'un personnage psychopathe ne l'oubliant pas. Cependant, il est intéressant de noter que le portrait des New-yorkais dressé dans le film les montre LE moment où cette indécence de l'oligarchie, de ses médias et de ses fondés de pouvoir est devenu insupportable : c'est l'émeute et c'est la projection des masses (au sens arendtien) à travers la personnalité d'un leader possible mais délirant. Le mépris peut conduire les foules à choisir un clown, celui-ci ne sera par forcément drôle. Il est certain que le mépris a joué dans l'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis d'Amérique ; quels que soient les talents et les qualités personnelles ou politiques de Barack Obama (surtout comparé à G. W. Bush), il a mené une politique de fondé de pouvoir de l'oligarchie libérale bien pensante américaine ; le mépris a transparu durant toute la campagne d'Hillary Clinton en 2015, les intérêts du monde de la finance étant largement représentés parmi ses soutiens (avec une situation de « subjugation » de l'électorat noir par sa propre élite sociale qui la convint depuis deux décennies de voter Clinton contre ses intérêts, plutôt que de voter Sanders par exemple) ; il est probable que cela se reproduise avec Joe Biden.
La violence des rapports de pouvoir entre les masses et l'oligarchie sont parfaitement visibles également que ce soit dans la manière dont le pouvoir a traité le phénomène des Gilets Jaunes ou le refuge d'une large partie du vote populaire auprès de la famille Le Pen qui présente toute une panoplie de clowns sinistres et dangereux. L'un des enjeux de la gauche est bien de sortir d'une logique de "masses" pour retrouver une dynamique de "front de classes" qui rétablisse nos intérêts collectifs face à l'oligarchie.
À méditer...
Frédéric Faravel