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sur l'auteur

Je m'appelle Frédéric Faravel. Je suis né le 11 février 1974 à Sarcelles dans le Val-d'Oise. Je vis à Bezons dans le Val-d'Oise. Militant socialiste au sein de la Gauche Républicaine & Socialiste. Vous pouvez aussi consulter ma chaîne YouTube. J'anime aussi le groupe d'opposition municipale de gauche "Vivons Bezons" et je suis membre du groupe d'opposition de gauche ACES à la communauté d'agglomération Saint-Germain/Boucle-de-Seine.
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Gauche Républicaine & Socialiste

14 août 2024 3 14 /08 /août /2024 11:54

J'ai rédigé pour la Gauche Républicaine et Socialiste cette analyse à propos des conséquences attendues des élections générales britanniques du 4 juillet dernier sur l'évolution des perspectives d'unification de l'Irlande.

Je vous souhaite une bonne lecture.

Frédéric Faravel
Conseiller municipal et communautaire de Bezons
Membre de la direction nationale de la Gauche Républicaine et Socialiste

Changement constitutionnel en Irlande : la balle est dans le camp du cabinet britannique

Plus de cinq semaines se sont écoulées depuis les élections générales pour la Chambre des Communes. Elles ont offert au Labour Party conduit par Keir Starmer un retour en grâce qui doit bien plus à la déchéance des Tories, aux difficultés internes des nationalistes écossais et à la fin de la séquence du Brexit (qui avait vu le Red Wall passer aux mains des conservateurs grâce à la promesse de Boris Johnson de mettre fin aux atermoiements du parlement) qu’au caractère enthousiasmant du programme du nouveau gouvernement Keir Starmer.

Une victoire travailliste massive mais par défaut

Le nouveau Premier ministre britannique a résolument engagé son parti sur une voie centriste depuis qu’il a battu la dauphine de Jeremy Corbyn en avril 2020 pour le poste de chef du Labour : les 10 promesses sur lesquelles il avait alors fait campagne pour obtenir le « job », et qui marquaient une forme de continuité économique et sociale avec la ligne précédente du parti, ont été prestement effacée du site internet. Son leadership a donc constitué un retour au New Labour de Tony Blair, sans volonté de renégocier les relations avec l’Union Européenne ,et avec une grande modération dans ses critiques concernant la politique migratoire du gouvernement Sunak.

Aussi la victoire des travaillistes s’explique-telle avant tout par la déconfiture des Conservateurs conduits par le Premier ministre sortant Rishi Sunak, qui ont perdu près de 20 points (et 121 sièges) par rapport au scrutin de 2019. L’ancien (et richissime) directeur de société financière a été incapable de compenser les dégâts causés dans l’opinion par les scandales à répétition sous Boris Johnson et le passage catastrophique au 10 Downing street de sa prédécesseure Liz Truss. Il a dû aussi assumer les dégâts provoqués par la violence sociale de la politique économique des Tories et par les promesses non tenues des brexiters (sur le système de santé, le NHS, notamment).

Une politique plus dure sur l’immigration (on retiendra l’accord absurde de re-migration vers le Rwanda, quelle que soit l’origine des migrants) n’a pas non plus permis de contenir l’extrême droite parlementaire, née des ruines d’un UKIP devenu inutile par la concrétisation du Brexit. Bien au contraire, le Reform Party, la nouvelle petite entreprise de Nigel Farage, semble avoir recueilli une forme de légitimation. Il a ainsi réuni 14,3% (+12,3 points) des suffrages (devant les LibDems avec 12,2%, +0,7) mais n’a obtenu que 5 sièges (contre 72 aux LibDems1 qui emportent 61 circonscriptions supplémentaires, bénéficiant d’implantations locales stratégiques en Angleterre et en Écosse).

Le Labour Party a ainsi et avant tout bénéficié de la division de la droite et et d’une baisse de régime du Scottish National Party2 (le Labour a repris une trentaine de sièges au SNP – qui se maintient à 30% dans la région –, rétablissant le caractère stratégique de l’Écosse dans le dispositif majoritaire travailliste). Le scrutin majoritaire à un tour de circonscription a fait le reste.

Qui est Keir Starmer ?

Cependant le nouveau Premier ministre britannique n’est peut-être pas uniquement ce personnage sans charisme et social-libéral décrit (pas forcément à tort) par ses opposants internes et la presse d’Outre-Manche.

Avocat de talent, il s’est fait un nom dans la défense des droits humains, des libertés publiques et des militants politiques écologistes, mais aussi dans la lutte légale sur des causes économiques. Jeune avocat, il fournit en 1990 une aide juridique gratuite aux manifestants arrêtés par la police après les émeutes contre la Poll tax de Margaret Thatcher (1990) ; il s’est également opposé au gouvernement Blair, lui reprochant en particulier la guerre en Irak et l’attaquant en justice lorsque ce dernier refusa d’accorder des prestations aux demandeurs d’asile.

Et c’est bien dans son parcours professionnel que l’on peut trouver aujourd’hui des éléments de nature à nous intéresser, bien qu’il se soit révélé finalement assez malléable sur ces questions à la tête de son parti : ainsi dès le printemps 2020, il a exclu plusieurs membres du cabinet fantôme au prétexte d’avoir voté contre deux projets de loi conservateurs visant à garantir l’impunité aux militaires et aux agents de renseignement s'ils commettaient des actes criminels au cours de leurs opérations.

Avant de devenir député en 2015, il a été Procureur général ("directeur des poursuites pénales publiques", dans le système britannique) du Royaume Uni de 2008 à 2013, mais surtout il a participé entre 2003 et 2008 à l’élaboration des nouveaux services de police en Irlande du Nord, le Police Service of Northern Ireland (PSNI)3, un des nombreux points découlant des Accords du Vendredi-Saint4. Au moment d’aborder la question de l’Irlande du Nord comme Premier Ministre, cette expérience n’est sans doute pas inutile.

Une scène politique totalement différente

Le tableau politique de la province d’Irlande du Nord n’a pas grand-chose à voir avec le reste du Royaume Uni. Pour la troisième élection consécutive entre 2022 et 2024, le Sinn Féin5 est devenu le plus grand parti politique de la province ; il est désormais en tête de manière décisive en termes de représentativité et de suffrages, au sein de l'Assemblée provinciale, du gouvernement local et des députés élus au parlement britannique (où il continue de refuser de siéger car il ne reconnaît pas la souveraineté britannique sur la province malgré son attitude de coopération avec les autorités britanniques en Irlande du Nord depuis les Accords du Vendredi Saint).

Les sept députés du Sinn Féin élus constituent désormais le plus grand groupe de députés de tous les partis du nord, avec une augmentation de 4,2 points6 en termes de suffrages exprimés. 2024 marque donc le renforcement de Sinn Féin dans un contexte plus favorable à l’unité irlandaise : le Democratic Unionist Party (DUP)7 continue son déclin, ne conservant plus que 5 membres du parlement britannique : il a perdu plus de 70 000 voix depuis 20198 (-8,5 points) et trois sièges à Westminster où il dépassait jusqu’ici de peu la représentation théorique des républicains irlandais.

En réalité, le DUP avait perdu sa position stratégique dès les élections générales britanniques de 2019 : jusque-là, ses 10 députés étaient indispensables à la majorité parlementaire de Theresa May, tout en représentant une partie de ses problèmes. Le DUP était un soutien radical du Brexit, apportant de l’eau au moulin de Boris Johnson ; la victoire électorale massive de ce dernier en 2019 rendait le DUP inutile.

Depuis, le parti ultra-conservateur protestant s’est enlisé dans des scandales internes. Les positions de plus en plus caricaturales de certains de ses élus en matière de société et des dissensions sur la ligne politique l’ont conduit à raidir sa position et à refuser pendant près de deux ans (de mai 2022 à février 2024) la constitution d’un gouvernement provincial dirigé par la républicaine Michelle O’Neill qui avait remporté les élections de 2022 avec 29% de voix (contre 21 au DUP). Le parti unioniste a ainsi perdu sur toute la ligne et le scrutin britannique du 4 juillet dernier ne fut qu’une confirmation supplémentaire : le DUP a perdu sur tous les fronts, il cède North-Antrim au parti Traditionnal Unionist Voice (encore plus à droite), South-Antrim à l’Ulster Unionist Party (UUP)9 et Lagan Valley à l’Alliance Party10. La position globale du Sinn Féin en tant que parti le plus important d’Irlande a été consolidée11.

Le cabinet Starmer doit rompre avec la stratégie d’indifférence qui a prévalu depuis 14 ans

La réalité est que le système gouvernemental et parlementaire britannique proprement dit n'a pas pris en compte les intérêts de l’Ulster et de sa population. Cela est illustré par l'héritage des administrations tories successives qui ont abouti à l'austérité, au sous-financement systémique des services publics, à la catastrophe du Brexit et à la plus récente « loi d'amnistie »12. Cela s’est également traduit par le peu d’entrain des gouvernements conservateurs à peser sur le DUP pour qu’il respecte le cadre constitutionnel nord-irlandais découlant des Accords du Vendredi Saint en entrant dans le gouvernement provincial, tout comme Sinn Féin avait accepté de le faire quand le premier ministre nord-irlandais était membre du DUP.

Cependant, l'élection de la nouvelle administration travailliste offre l'occasion de changer fondamentalement la politique du gouvernement britannique à l'égard de l'Irlande et de réinitialiser les relations entre la Grande-Bretagne et l'Irlande. Les évolutions électorales sanctionnées par le scrutin du 4 juillet reflètent une demande populaire en Irlande-du-Nord pour une amélioration réelle de leurs perspectives politiques, ainsi qu'une opinion croissante selon laquelle le progrès économique et social requis pour répondre aux priorités des travailleurs et des familles ne sera possible qu’en dépassant la partition de l’Île ce qui implique un processus de changement constitutionnel.

Dans les jours qui ont suivi les élections, les médias britanniques et internationaux ont largement commenté la façon dont les bons résultats électoraux du Sinn Féin renforçaient la position de toutes celles et tous ceux qui militent en faveur de l'unité irlandaise. Cet élan a été alimenté par le Brexit, l'indifférence des responsables politiques anglais, l'échec économique et politique de la partition et l’impossibilité complète d’un retour en arrière qui rétablirait la frontière entre les deux Irlande à la suite de la mise en œuvre effective de la sortie du Royaume Uni de l’Union Européenne. Nous avons déjà eu l’occasion d’en expliquer les impasses et l’échec des Unionistes radicaux à relancer – au prix d’une compromission avec la pègre – les « troubles » au prétexte de l’établissement d’une frontière économique de fait entre la Grande Bretagne et l’Irlande du Nord13.

L’unité de l’Irlande est de toute façon à l’agenda

La question n’est plus tant de savoir si la réunification irlandaise est inscrite à l’agenda politique mais de quelle manière l'unité irlandaise peut se réaliser et comment la lier indissociablement à un potentiel de prospérité économique accrue, de services publics de meilleure qualité, d'une stabilité politique et d'un règlement constitutionnel fondé sur l’état de droit. Si Sinn Féin a progressé dans les deux parties de l’Île, c’est aussi en grande partie parce qu’il prétend porter la promesse d’une République Sociale irlandaise, débarrassée du sectarisme confessionnel.

L'Accord du Vendredi Saint fournit le mécanisme permettant l'exercice de l'autodétermination par le biais de référendums d'unité simultanés et permettant une transition planifiée vers la réunification. Or jusqu’à présent, les gouvernements britanniques ont refusé de définir les critères selon lesquels la date de convocation de tels référendums pourrait être fixée, même si l’on peut comprendre que les premières années de la paix civile, après 29 ans de conflits, méritaient une prudence attentive.

Aujourd’hui, les changements électoraux, les changements démographiques, les réalignements politiques, les sondages d'opinion au nord et au sud et les énormes travaux de recherche universitaires soulignent tous la nécessité pour ce gouvernement britannique de commencer à penser et à agir différemment sur la question stratégique de l’autodétermination irlandaise.

Le refus persistant de le faire n’est plus tenable.

Consensus irlandais inédit

En revanche, un consensus émerge désormais sur la nécessité de planifier et de préparer un changement constitutionnel au sein de la majorité des partis politiques de l'île d'Irlande (y compris les trois partis gouvernementaux de coalition à Dublin)14. Le mois dernier, un comité multipartite du parlement irlandais (comprenant à la fois l’Assemblée et le Sénat), le Comité mixte sur la mise en œuvre des Accords du Vendredi-Saint, a publié un rapport historique intitulé Perspectives sur le changement constitutionnel : finances et économie. Ce rapport énonce 15 recommandations, dont la nécessité d’adopter une approche pangouvernementale (gouvernement irlandais, exécutif d’Irlande-du-Nord, cabinet britannique) pour planifier et se préparer à l'éventualité d'un changement constitutionnel. Il appelle en outre le gouvernement de Dublin à publier un livre vert définissant une vision pour une Irlande unie. Il recommande notamment qu'un comité parlementaire irlandais soit mandaté, doté de ressources adéquates et dédié à la préparation d'une Irlande unie dès maintenant.

Ce rapport représente une avancée politique majeure car il intègre ainsi la parole des parlementaires républicains de Sinn Féin dans une expression commune des forces politiques irlandaises, alors que le jeu politique des partis qui avaient dominé la vie politique de la République d’Irlande consistait avant tout à marginaliser les Républicains pour tenter (sans succès) de les faire reculer électoralement. Cela signifie qu’un changement constitutionnel est désormais à l’agenda politique de l’ensemble des partis de la République d’Irlande alors qu’il avait en réalité peu ou prou disparu des objectifs du Fine Gael et du Fianna Fáil (ce dernier ayant tenté de maintenir l’illusion sur ses intentions plus longtemps que son « frère ennemi »15). Bien sûr, cela ne signifie pas que l’unification soit irrésistible, mais le large consensus contenu dans le rapport du Comité mixte reflète la profondeur et la force de l’accord politique sur l’unité irlandaise et les processus nécessaires pour y parvenir.

En octobre 2022, Ireland's Future, l'organisation civique qui milite et défend l'unité irlandaise, a organisé une grande conférence publique à la 3Arena sur les Docks de Dublin. À cette occasion, elle a réussi à réunir dans une même enceinte les dix principaux partis politiques irlandais de tous les horizons politiques nationaux et démocratiques pour discuter de l’unité irlandaise. Il y a deux mois, et peu avant les élections générales britanniques, Ireland's Future a organisé un événement similaire à l'Odyssey Arena de Belfast. Cette fois, les représentants des mêmes partis politiques ont été rejoints par l’Alliance Party, signifiant le basculement de cette organisation dont nombre de dirigeants sont issus de communautés unionistes vers la perspective de l’unité irlandaise16. La participation de tous les principaux partis organisés à travers l’Irlande, à l’exception des trois principaux partis unionistes17, souligne ainsi la centralité du changement constitutionnel dans le discours national irlandais.

Deux interventions individuelles extrêmement importantes ont été faites lors de la conférence tenue à l’Odyssey, par Jarlath Burns, président de la Gaelic Athletic Association, et par l'ancien Premier ministre irlandais Leo Varadkar (FG). Burns a insisté sur la nécessité de favoriser les discussions sur l'avenir constitutionnel de l'Irlande, tandis que Varadkar a affirmé qu'il était désormais temps pour le gouvernement irlandais de traiter l'unité irlandaise comme un objectif politique, et non plus simplement comme une aspiration, ce qui illustre la transformation complète de posture du centre droit irlandais que nous évoquions plus haut (personne n’est dupe, il s’agit aussi de tenter de couper l’herbe sous les pieds de Sinn Féin).

Des solutions à l’étude

Ireland's Future et d'autres, dont le professeur Brendan O'Leary18, ont produit des propositions détaillées sur la fixation d'une date pour les référendums sur l'unité d'ici 2030 et sur le type de processus de transition pour parvenir à un nouveau règlement constitutionnel pour l'Irlande. Le débat sur la réunification est également devenu une préoccupation ouverte du mouvement syndical irlandais depuis la conférence biennale des délégués du Congrès irlandais des syndicats en octobre 2021. Des dirigeants syndicaux, dont Owen Reidy, Gerry Murphy et d’autres, ainsi que des personnalités du mouvement syndical basé en Grande-Bretagne et aux États-Unis, comme Mick Lynch et Terry O’Sullivan, ont tous réfléchi aux futurs arrangements politiques de transition en faisant référence aux droits des travailleurs.

Un plus grand nombre de voix alternatives issues de la tradition civique unioniste se font désormais entendre. Ainsi, des personnalités telles que Denzil McDaniels, Claire Mitchell, Karen Sethuraman et Davy Adams ont élargi la portée du débat en soulignant que les valeurs et les identités des Protestants et des syndicalistes doivent faire partie intégrante du processus de changement en cours.

Alors que le peuple irlandais s’est vu refuser son droit à l'autodétermination sur l’ensemble de l’Île depuis plus de 100 ans, cette option démocratique a finalement été reconnue en 1998 grâce à son inclusion dans les Accords du Vendredi-Saint. Plus que jamais aujourd’hui, la réunification irlandaise et un nouveau règlement constitutionnel constituent des objectifs à la fois raisonnables et légitimes.

Starmer devant ses responsabilités

Le jour est venu pour le nouveau gouvernement britannique de s’engager et d’accepter ces réalités. Il peut entrer dans l’histoire en permettant d’écrire un récit positif. Keir Starmer a les atouts en main pour devenir un partenaire dans la gestion du changement progressiste en Irlande et travailler en partenariat avec le gouvernement irlandais et l’opinion démocratique au sens large pour ouvrir la voie à la réunification et à la réconciliation.

Il y a vingt-sept ans, un gouvernement travailliste, récemment parvenu aux affaires, a joué un rôle crucial en contribuant à garantir un accord de paix en Irlande et à ancrer le processus dans la durée. Cela a été une réussite au-delà des espérances les plus folles de l’époque car l’Accord a tenu face à toutes les chausses-trappes et que ces 27 années ont fait évolué comme jamais les mentalités.

Les gouvernements britannique et irlandais sont désormais devant la responsabilité conjointe de planifier et de préparer le changement constitutionnel et de concevoir une transition ordonnée vers de nouveaux arrangements nationaux, démocratiques et constitutionnels en Irlande. Une feuille de route intergouvernementale convenue et dotée de ressources adéquates est nécessaire ; il est pour cela indispensable que des discussions formelles commencent entre les administrations britannique et irlandaise en place. La réponse anti-raciste apportée des deux côtés de la mer d’Irlande aux émeutes suprémacistes qui ont éclaté en Angleterre et à Belfast ces dernières semaines démontre que les sociétés sont prêtes : ne pas saisir le moment serait un gâchis incommensurable.

Keir Starmer doit se hisser à la hauteur de l’histoire.

Frédéric Faravel

Changement constitutionnel en Irlande : la balle est dans le camp du cabinet britannique

Notes :

1Les Libéraux-démocrates (anglais : Liberal Democrats, abrégé en LibDems) sont un parti politique britannique libéral classé au centre et au centre gauche. Le parti a été fondé en 1988 par une fusion du Parti libéral avec le Parti social-démocrate (SDP, scission du Labour Party) qui formaient depuis 1981 une alliance électorale. Le Parti libéral existait précédemment depuis 129 ans (il est né au milieu du XIXème siècle de la fusion du parti et du groupe parlementaire Whig et d'une partie des Radicals) et a dirigé le Royaume-Uni sous de nombreux Premiers ministres Gladstone, Asquith et Lloyd George notamment, avant d'être progressivement surpassé par le Parti travailliste, traduction de l'accès de la classe ouvrière au droit de vote et de sa conscience de devoir prendre en charge directement la défense de ses intérêts.

2Le Parti national écossais est le principal parti indépendantiste écossais. Fondé en 1934, le parti retrouve de la popularité depuis les années 1970 et suit une ligne politique de centre gauche qualifiée par le parti lui-même de « social-démocrate ». L'élan électoral du nationalisme écossais découle indirectement du rejet de la politique économique et fiscale Margareth Thatcher, une partie des catégories populaires et moyennes écossaises considérant que la défense de leurs intérêts de classe passaient par une réaffirmation de l’Écosse comme Nation. Lors de l'établissement du Parlement écossais en 1999, le SNP devient le plus grand parti d'opposition. Depuis sa victoire lors des élections législatives écossaises de 2007, le Parti national écossais dirige le gouvernement écossais. Le SNP siégeait au Parlement européen au sein du groupe écologiste.

3Le Service de police d'Irlande du Nord a remplacé en 2001 la Royal Ulster Constabulary (RUC), dont la composition héritée du régime unioniste ségrégationniste qui a dirigé la province de 1920 à 1972 empêchait toute utilisation en faveur de la paix civile : son recrutement exclusivement protestant l'a conduit à de très nombreuses reprises à être complices des groupes paramilitaires « loyalistes » et d'exactions multiples contre la population civile. Le PSNI assure un recrutement non sectaire de ses agents ; elle est par son caractère impartial régulièrement l'objet de critique de la part du principal parti unioniste de la province et des groupes politico-maffieux héritiers des paramilitaires loyalistes. La situation politique en Ulster explique l'armement de tous ses personnels assermentés.

4Pour une présentation complète des Accords du Vendredi-Saint (Good Friday Agreement en anglais, GFA), nous vous invitons à lire notre article du 10 avril 2023 : 25 ans après le Good Friday Agreement, l’Irlande en chemin vers l’unité ? https://g-r-s.fr/25-ans-apres-le-good-friday-agreement-lirlande-en-chemin-vers-lunite/

5Sinn Féin : « nous-mêmes » en irlandais. Parti Républicain, dont la forme actuelle est issue de la tendance du parti qui choisit de conserver l’objectif d’émancipation nationale au côté de l’émancipation sociale en 1969-1970.

6En 2017, le Sinn Féin avait fait un meilleur score en voix comme en pourcentage – 238 915 et 29,4% – mais à l’époque le score écrasant des ultra-conservateurs unionistes du DUP, 36% et l’effondrement des autres partis unionistes, nationalistes ou centristes empêchaient toute évolution. La vacance gouvernementale en Irlande du Nord de plus de 2 ans provoquée par les scandales politico-financiers frappant le DUP et le refus de Sinn Féin de constituer dans ces conditions un exécutif provincial (en pleine négociation pour le Brexit) avait été mal perçue par les nord-irlandais qui avaient d’une certaine manière sanctionné les deux principaux partis de la province remettant en selle les autres forces politiques locales – UUP, SDLP et Alliance Party.

7Parti unioniste démocratique : parti ultra-conservateur protestant, fondé en 1971 par le Révérend Ian Paisley et de nombreux dissidents du Unionist Ulster Party, qui dirigeait le gouvernement provincial depuis 1920 et que les fondateurs du DUP trouvaient trop accommodant avec la volonté (pourtant très limitée) de transformation politique et sociale de la province des différents gouvernements britanniques à partir de 1968. L’intransigeance politique et le sectarisme du DUP l’a conduit à avoir des liens étroits avec plusieurs groupes paramilitaires « loyalistes » comme l'Ulster Volunteer Force (UVF) et l'Ulster Defence Association (UDA). Le parti refusa les Accords du Vendredi Saint jusqu’à ce qu’il soit amené à prendre la direction du gouvernement provincial en association avec leurs anciens ennemis du Sinn Féin.

8et 120 000 depuis 2017…

9Le Parti unioniste d’Ulster est l’ancien parti protestant du pouvoir de 1920 à 1971, signataire des Accords du Vendredi Saint en 1998 avec David Trimble, qui a reçu pour cela le Prix Nobel de Paix.

10Créé en 1970 pour défendre un unionisme non confessionnel, le Parti de l’Alliance a progressivement évolué comme un parti libéral, qui prétend dépasser les conflits communautaires. Politiquement, il n'est classé ni chez les Unionistes, ni chez les Nationalistes ; le nombre de ses adhérents en faveur de l'unification de l'Irlande tend à devenir majoritaires.

11Sinn Féin est également présent en République d’Irlande : il a obtenu le meilleur score aux élections générales en février 2020 avec 24,5% des voix et le groupe parlementaire le plus important (37 sièges, à égalité avec les conservateurs du Fianna Fáil. Il est écarté du pouvoir par une coalition (qui était informelle depuis 2016 et qui visait déjà à l’époque à refuser à Sinn Féin de participer à une coalition gouvernementale malgré un score plus modeste) des deux partis ennemis de droite qui alternent au pouvoir depuis 1926.

12Le gouvernement de Rishi Sunak a fait adopter le 12 septembre 2023 une loi interdisant les enquêtes de police et les procès pour les crimes commis durant la période de la guerre civile en Irlande du Nord. L’avancée des enquêtes en ce domaine était de nature à compromettre gravement la réputation des forces de sécurité et des gouvernements britanniques en mettant à jour leur collaboration criminelle avec les groupes paramilitaires « loyalistes ». La République d'Irlande a saisi la Cour Européenne des Droits de l'Homme, le jugeant contraire à la Convention européenne des Droits de l’Homme.

13Irlande du Nord : Le Brexit va-t-il gâcher 23 ans de Paix ? https://g-r-s.fr/irlande-du-nord-le-brexit-va-t-il-gacher-23-ans-de-paix/

14Depuis 4 ans, la coalition gouvernementale irlandaise est composée par le Fine Gael (FG, centre droit, libéral, siégeant aux côtés du PPE), du Fianna Fáil (FF, centre droit, conservateur, siégeant au sein de Renew Europe) – deux partis qui se sont affrontés électoralement de 1926 à 2016 (et les armes à la main en 1922 et 1923) – et le Green Party (écologiste). Depuis avril dernier, c’est Simon Harris (FG) qui est premier ministre en titre (avec Micheál Martin, FF, comme vice premier ministre) après la démission de Leo Varadkar (FG, plusieurs fois premier ministre, dont la période décembre 2022 à avril 2024) ; ce dernier avait lui-même succédé à Micheál Martin, dont il était vice premier ministre, qui avait dirigé le gouvernement de juin 2020 à décembre 2022.

15Fine Gael et Fianna Fáil sont héritiers des deux branches nationalistes qui se sont divisées sur le traité anglo-irlandais de 1921 créant l’État libre d’Irlande, division qui conduisit à une terrible guerre civile au début des années 1920.

16Les partis soutenant une perspective d'unification de l'Irlande au parlement provincial d'Irlande du Nord sont désormais majoritaires dans cette assemblée : Sinn Féin, Alliance Party, Social-Democratic and Labour Party (SDLP, nationalistes et travaillistes), People before Profit Alliance (extrême gauche), 53 sièges sur 90. Cependant, les Accords du Vendredi-Saint imposent que les quatre partis les plus importants de l'assemblée appartiennent à l'exécutif provincial (Sinn Féin, DUP, Alliance Party, UUP) ; le SDLP sert ici d'« opposition officielle ».

17Democratic Unionist Party (DUP), Ulster Unionist Pary (UUP, signataire des Accords du Vendredi-Saint), Traditionnal Unionist Voice (TUV)… Il faudrait ajouter à cette liste le Progressive Unionist Party(PUP), signataire des Accords du Vendredi-Saint et qui représentait « l’aile gauche » socialisante des membres de l’Ulster Volunteer Force (un des principaux groupes paramilitaires « loyalistes ») qui prétendait défendre les intérêts de la classe ouvrière protestante ; ce parti se maintient mais peine à se faire entendre électoralement.

18Politologue irlandais, professeur à l’Université de Pennsylvanie. Il était auparavant professeur à la London School of Economics. En 2009-2010, il a été le deuxième conseiller principal sur le partage du pouvoir au sein de l'équipe de veille de l'unité d'appui à la médiation du Département des affaires politiques des Nations Unies.

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12 juillet 2024 5 12 /07 /juillet /2024 11:33

Les principaux enseignements que j’avais tirés en 2022 des élections présidentielle1 et législatives2 (analyse poursuivie quelques semaines plus tard dans une autre série d’articles3) ont tous été confirmés, renforcés ou aggravés par le résultat des deux tours des élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024.

Déclenchées par la volonté d’un seul homme, le président de la République défait lors de l’élection européenne du 9 juin, elles ont abouti à :

  • une progression spectaculaire et même une vague électorale de l’extrême droite, avec plus de 10 millions de suffrages, 34% au 1er tour et 37% au 2nd ;

  • le désaveu du camp présidentiel ;

  • la concentration territoriale de la gauche sur les métropoles, leurs banlieues et l’outre-mer.

Ces enseignements sont d’autant plus marquants que la participation électorale (66,7%) retrouve des niveaux qu’elle n’avait pas connus depuis 1997. Si la légitimité institutionnelle des députés élus en 2017 et en 2022 (respectivement 48,7% et 47,5% de participation) ne pouvait être mise en cause, reconnaissons que la légitimité politique des députés élus en ce début d’été 2024 est incomparablement plus forte.

 
La Gauche républicaine doit inventer une démocratie républicaine et parlementaire apaisée au service du Peuple
Le pire évité ?

Si le pire a été évité au soir du dimanche 7 juillet 2024, c’est que le front républicain a fonctionné à un point qu’on n’imaginait plus. On ne l’imaginait plus car les instituts de sondages et les dirigeants de la droite républicaine avaient fini par nous convaincre qu’une majorité d’électeurs du centre et de la droite refuserait de faire barrage au Rassemblement National en votant pour des candidats de gauche ; on ne l’imaginait plus car le camp présidentiel avait cultivé la confusion et la cacophonie sur les consignes de vote pour le second tour.

Le résultat est frappant et au-delà des espérances dans une situation politique particulièrement dégradée : le Nouveau Front Populaire arrive en tête, suivi par la coalition des soutiens du président de la République ; le Rassemblement National et ses ralliés atterrissent encore loin de la majorité absolue de l’Assemblée Nationale qui leur semblait promise au soir du 1er tour. Les citoyens français sont décidément plus intelligents que nombre de leurs dirigeants et les effets du mode de scrutin majoritaire à deux tours ont fait le reste.

Nous pouvons être soulagés, nous pouvons continuer d’espérer mais à la seule condition de bien mesurer que nous n’avons aujourd’hui gagné qu’un sursis.

Oui, la gauche n’a pas démérité dans cette élection, notamment en constituant une coalition nouvelle sous la forme du Nouveau Front Populaire qui évite les déséquilibres et les ostracismes qui avaient présidé à l’accouchement de la NUPES. Emmanuel Macron avait fait le pari qu’elle serait incapable de s’unir face à la « guerre éclair » qu’il croyait lui imposer : il s’est lourdement trompé. Les partis de gauche et leurs dirigeants ont su mettre de côté les querelles amères, qui avaient conduit au sabordement de la précédente coalition, pour affronter le risque que le locataire de l’Élysée avait fait peser par caprice sur toute la Nation.

Mais le danger que le Rassemblement National représente pour notre pays reste entier. Marine Le Pen est en embuscade et prépare le prochain coup – tout en savourant sans doute d’avoir usé un Jordan Bardella à la popularité artificielle mais qui aurait pu commencer à lui faire de l’ombre pour 2027. Les faits sont têtus et connus : en 2017, le RN comptait 8 députés ; en 2022, 89 ; depuis lundi matin, il en a 143 (dont les 17 députés LR qui ont été élus sur la base d’une alliance indigne conduite par Eric Ciotti, mais qui sont donc passés ouvertement dans le camp de l’extrême droite), une progression de 54 sièges, le groupe parlementaire le plus important de la nouvelle Assemblée Nationale.

Cela ne s’arrête pas là. Dans de nombreuses circonscriptions, le RN manque de 1, 2 ou 3 points à peine. Sans sursaut construit de court, moyen et long termes, ces sièges basculeront sans doute lors d’un prochain scrutin.

Des territoires entiers ont basculé dans la France du Nord et de l’Est, dans le pourtours méditerranéen et la vallée de la Garonne ; il est frappant de voir qu’elle se déploie dans toute l’ancienne France ouvrière, qui mêle territoires urbains et ruraux. En 2022, des départements avaient déjà entièrement basculé au RN : l’Aude, la Haute-Marne, la Haute-Saône et les Pyrénées-Orientales ; il faut y ajouter deux ans plus tard les Alpes-de-Haute-Provence, la Côte-d’Or, la Creuse, le Gard, la Meuse, le Tarn-et-Garonne… La Lorraine ouvrière a basculé. Dans le Pas-de-Calais, en Picardie, dans le Languedoc, en Haute-Normandie ou en Provence, les circonscriptions qui échappent à l’extrême droite font l’effet d’îlots urbains (et parfois bourgeois) au milieu d’une marée brune « qui monte » et a l’ambition de tout recouvrir comme s’est plu à le rappeler Marine Le Pen.

Autant de territoires où ce parti que l’Élysée et les gouvernements macronistes ont contribué à banaliser va continuer à s’enraciner pour partir à l’assaut de nouvelles conquêtes.

La Gauche républicaine doit inventer une démocratie républicaine et parlementaire apaisée au service du Peuple
Sortir de l’impasse sociologique, rassembler la Français

La gauche a su se rassembler. Le Nouveau Front Populaire présente aux Français une coalition plus ouverte qu’en 2022. Le Nouveau Front Populaire et les députés divers gauche comptent désormais 195 sièges contre un peu plus de 150 dans la précédente assemblée. La gauche a gagné avec la progression de la participation un peu plus de 3 millions de voix au 1er tour… Mais en pourcentage, elle ne progresse pas et le bloc d’extrême droite a, lui, dans le même temps, progressé de plus 5,6 millions voix et d’une dizaine de sièges en plus.

Et surtout, les sièges et les voix de la gauche sont essentiellement concentrés dans les métropoles, les grandes agglomérations, leurs banlieues et les outre-mer. Les circonscriptions de gauche dans les territoires ruraux et périurbains ont été arrachés pour la plupart de haute lutte et sont tenus (à quelques exceptions près) de manière fragile. La somme des défaites de députés sortants devraient en soi nous faire réfléchir :

La France Insoumise

Parti Socialiste

Parti Communiste Français

Pôle écologiste

Caroline Fiat (6e Meurthe-et-Moselle)

Valérie Rabault (1e Tarn-et-Garonne)

Fabien Roussel (20e Nord)

Francesca Pasquini (2e Hauts-de-Seine)

Martine Etienne (3e Meurthe-et-Moselle)

Cécile Untermaier (4e Saône-et-Loire)

Pierre Dharréville (13e Bouches-du-Rhône)

 

Léo Walter (2e Alpes-de-Haute-Provence)

Bertrand Petit (8e Pas-de-Calais)

Sébastien Jumel (6e Seine-Maritime)

 

Pascale Martin (1e Dordogne)

 

 

 

Florian Chauche (2e Territoire de Belfort)

 

 

 

Michel Sala (5e Gard)

 

 

 

Sébastien Rome (4e Hérault)

 

 

 

Catherine Couturier (1e Creuse)

 

 

 

Rachel Keke (7e Val-de-Marne)

 

 

 

William Martinet (11e Yvelines)

 

 

 

Ces défaites qui se produisent pour l’essentiel contre le RN illustrent parfaitement l’impasse sociale et politique dans laquelle se trouve la gauche et dont elle doit sortir. Un choix stratégique a été fait consciemment par la France Insoumise de privilégier la mobilisation des banlieues populaires aux côtés des électeurs issus des classes moyennes supérieures des centres-villes métropolitains : un choix affirmé et assumé encore récemment en septembre 2023 par Jean-Luc Mélenchon dans une intervention devant l’institut La Boétie1 qui avait invité (pour contester leurs analyses) Julia Cagé et Thomas Piketty.

La sanction est franche : la gauche ne semble plus parler à une large partie de la France. Elle donne l’impression d’avoir fait le choix de l’abandon du Pas-de-Calais, de la Picardie, du « Midi rouge », de la Vallée de la Garonne, qui pendant un siècle ont envoyé des députés communistes et socialistes dans l’Hémicycle. Évidemment, il ne faut pas négliger les importantes évolutions sociologiques et démographiques qui sont intervenues depuis cette époque. Mais tout de même !

Quelle gauche pourrait prétendre parler au nom de l’intérêt général et gouverner durablement le pays pour le transformer, si elle se contente de « cultiver son jardin » et semble se désintéresser du reste des Français. La gauche a toujours conquis le pouvoir en représentant un front de classes large ; pour cela faut-il encore donner une cohésion aux classes que l’on prétend coaliser. Or les catégories populaires sont divisées entre les banlieues, d’un côté, et les bassins et territoires diffus ouvriers, de l’autre ; et jusque dans les quartiers populaires, le vote tend de plus en plus à se polariser sous la forme d’une tenaille identitaire alimentée par deux camps opposés, ce qui est délétère pour l’unité nationale et à terme la concorde civile.

La tentation de passer par pertes et profits les catégories perdues par la gauche – tentation qui a habité autrefois la fondation Terra Nova et certains membres de l’éphémère collectif dit « gauche populaire » avec Laurent Bouvet – est à la fois délétère pour la Nation et absurde électoralement. Il manque aujourd’hui quelques 90 sièges à la gauche pour atteindre la majorité à l’Assemblée Nationale : où pourrait-elle les trouver sans reprendre pied dans les anciens bassins ouvriers et les campagnes périurbaines et sans porter les aspirations de leurs habitants ?

La stratégie mise en avant par Jean-Luc Mélenchon est fondée sur l’obsession d’arriver au second tour de l’élection présidentielle, considérant que le seul moyen réside dans la mobilisation des quartiers populaires. Or cette mobilisation était déjà maximum lors du 1er tour de l’élection présidentielle de 2022 et elle n’a pas suffi. Si c’était là l’alpha et l’omega de nos objectifs électoraux pour 2027, elle conduirait également à la défaite au 2nd tour contre n’importe quel candidat. Par ailleurs, si la hausse de participation dans les banlieues populaires – qui est en soi une bonne chose, parce qu’elle traduit une forme d’intégration civique indispensable – a permis de gagner quelques circonscriptions supplémentaires (dans le Val-d’Oise notamment), elle n’est pas non plus la panacée électorale pour les candidats de gauche, si l’on se réfère aux défaites des députés sortants William Martinet (circonscription de Trappes), Rachel Keke (circonscription de Fresnes et Chevilly-Larue) ou Francesca Pasquini (circonscription de Colombes) face à des candidats de droite et du centre.

L’enjeu pour la gauche, tout autant civique, social qu’électoral, est bel et bien d’élargir sa base. Cela ne devrait pas susciter des attaques, comme on l’a vu lors des deux années précédentes, certains dénonçant en ceux qui tenaient ce discours des adversaires des quartiers populaires : absurde ! Pas du tout : il faut additionner et évidemment pas soustraire ! Il faut réconcilier, pas opposer, montrer l’immense commun entre « la France des bourgs et des tours » comme le décrit François Ruffin et d’autres avant ou avec lui. Sur les conditions de travail et de rémunération, sur la qualité de vie, sur l’accès aux droits, sur l’accès aux services publics, sur la qualité de l’enseignement et la mixité scolaire, les attentes sont convergentes.

Pour reconstituer ce front de classe, dont nous parlions quelques paragraphes plus haut, il faut donc évidemment adapter notre discours, mettre fin à une forme de brutalisation du débat public, mieux affirmer nos priorités économiques et sociales … et cela collectivement ! Si la cacophonie l’emporte toujours à gauche comme nous en avons trop souvent donné l’impression, nous échouerons. Cela impose également que les organisations de gauche se restructurent, consolident politiquement les bastions actuels et retournent sur les terrains abandonnés : il faut pour conserver les premiers engager un profond travail d’éducation populaire, il faut pour reconstruire dans l’ancienne France ouvrière disposer de militants et de cadres formés solidement politiquement.

1Think tank et institut de formation des cadres de La France Insoumise

L’indécence de la majorité du camp présidentiel

Le spectacle donné par la macronie et le président de la République depuis lundi matin est consternant. Ils ne cessent de contester la prééminence du Nouveau Front Populaire dans l’Assemblée Nationale, pire de contester sa légitimité politique même en lui déniant le droit de défendre le programme que la coalition de gauche a présenté aux deux tours des législatives. C’est un jeu dangereux car il remet en cause en soi les règles démocratiques de notre République.

L’analogie avec les conditions de réélection d’Emmanuel Macron est fallacieuse. Si la gauche avait appelé le président de la République à tenir sa parole et à ne pas considérer que son programme avait été validé par les électeurs, c’est que le candidat lui-même avait assuré les Français que seul le barrage à Marine Le Pen était en jeu : il en avait d’ailleurs tiré lui-même la conclusion le 24 avril 2022 en déclarant : « Ce vote m'oblige pour les années à venir ».

Comme toujours avec Emmanuel Macron, la promesse n’a pas été tenue. Après avoir brutalisé les « Gilets Jaunes », le président de la République a choisi de passer en force sur la réforme des retraites (rejetée par 80% des Français), sur la loi asile-immigration (en reprenant une partie du programme du RN, le président ayant lui-même sur ce sujet utilisé le vocabulaire du RN lors de la campagne législative de juin 2024) et sur l’assurance-chômage…

Au demeurant, bien que le Front républicain ait fonctionné avec une efficacité inattendue, il a opéré de manière asymétrique. Le désistement des candidats de gauche en cas de risque de victoire du RN au 2nd tour a été quasiment systématique, cela fut beaucoup moins vrai de la part des candidats macronistes et de la « droite républicaine » en faveur du Nouveau Front Populaire. L’analyse des reports de voix ne pose pas non plus question : 72% des électeurs de gauche du 1er tour ont voté Ensemble1 ou LR par devoir au 2nd tour, contre 54% des électeurs d’Ensemble et LR en faveur de candidats divers gauche, PCF, PS ou écologistes et seulement 43% en faveur de candidats insoumis. Les électeurs de gauche ont bien plus sauvé les sièges de la droite et des macronistes que l’inverse : s’engager dans un débat sur la légitimité des uns et des autres à mettre en œuvre leurs programmes respectifs est donc spécieux et ne joue d’ailleurs pas en faveur de ces derniers.

Par dignité, ces dirigeants politiques devraient faire profil bas : nous sommes au bord du ravin, parce que le Président de la République et ses gouvernements ont brutalisé le pays, plutôt que de l’apaiser. L'élection européenne puis le 1er tour des élections législatives ont été un désaveu massif de leur politique après une première gifle qu’ils avaient déjà reçue aux élections législatives de 2022. Le président de la République, qui pense encore pouvoir donner des leçons dans une « Lettre aux Français » publiée mercredi soir dans la presse régionale, a joué son va-tout en décidant de dissoudre l’Assemblée Nationale le 10 juin dernier : les Français ne lui ont pas donné la majorité qu’il leur demandait, il conviendrait que pour la fin de son mandat il se range au rôle des présidents de la IIIème République qui avaient des pouvoirs importants mais laissaient la prééminence à la Chambre des Députés. Le conflit avec MacMahon était une tragédie politique, l’agitation de Macron pourrait bien être une farce tragique.

Plutôt que de prendre en considération que le Nouveau Front Populaire est le premier bloc parlementaire, Emmanuel Macron, Édouard Philippe, Gérald Darmanin ou Sylvain Maillard lui dénient toute légitimité politique. Ils espèrent même le fracturer en stigmatisant, comme ils l’ont fait durant toute la campagne électorale, la France Insoumise. Cette dernière est loin d’être irréprochable mais prétendre inscrire un signe égal entre LFI et le RN est indécent. Et chacun sait à gauche que cette fracture représenterait un suicide collectif : chaque député Nouveau Front Populaire sait qu’il a besoin du soutien de toutes les composantes de la coalition, des social-démocrates à la gauche radicale pour être élu.

La leçon faite au Nouveau Front Populaire est d’autant plus indécente que la « droite républicaine » et la droite de la macronie ont présenté tous les signes d’une forme de connivence avec l’extrême droite. Comment espèrent-ils séduire un centre gauche fantasmatique en préférant « Hitler au Front populaire » et en demandant de continuer à appliquer un programme gouvernemental que les électeurs (y compris ceux de certains députés macronistes, si on en croit Sacha Houlié) ont largement sanctionné ? Comment faire une « union nationale », fondée sur un « arc républicain » (plutôt que sur le front républicain) excluant LFI, derrière un Édouard Philippe qui dîne de manière cordiale avec Marine Le Pen. Aucun député de gauche ne peut céder à un Von Papen de pacotille.

Comment, au-delà des arguments déjà évoqués, prétendre que le bloc central étendu à la « droite républicaine » (groupe désormais présidé par Laurent Wauquiez) serait plus légitime que la gauche pour revendiquer Matignon car il rassemblerait ainsi 15 sièges de plus ? Là encore, la décomposition politique à l’œuvre depuis des années, dont Emmanuel Macron est à la fois le produit et l’accélérateur, accouche de nouveaux effets : Sacha Houllié, député macroniste de Poitiers et fidèle de la première heure, semble avoir décidé de faire sécession avec une vingtaine de ses collègues. Le groupe Renaissance a vécu et le pitoyable argument numérique de l’aile droite présidentielle s’effondre.

Gouverner pour soigner le pays

Il faut tenir compte du vote des Français. Il faut profiter de l’obligation de parlementariser le régime en mettant fin aux excès du pouvoir présidentiel qui nous ont menés là où nous en sommes. Il revient au Nouveau Front Populaire de prendre ses responsabilités pour guérir le pays. En étant réaliste et ambitieux.

Nous ne sommes pas majoritaires, nous n’avons pas reçu de blanc-seing, nous ne devons pas être dans une situation ingérable où un gouvernement serait censuré tous les quinze jours, où aucun budget ne pourrait être adopté. Cela impose des compromis sur la méthode, des évolutions dans le comportement politique et une conduite tranquille des nécessaires transformations à apporter au pays. Les hymnes à la rupture radicale et sans concession nous conduisent à l’impuissance ; les Français ont besoin d’un gouvernement qui agisse et qui réponde à leurs priorités, d’un parlement qui montre l’exemple et d’une démocratie républicaine plus ouverte. Car le RN est toujours en embuscade, dans un an en cas de nouvelle dissolution, dans moins de trois ans à la présidentielle, il peut nourrir l’ambition de l’emporter.

Mais cela ne signifie pas bien au contraire que cela soit un passe-droit pour poursuivre la politique menée depuis 9 ans et qui a échoué. Une coalition des centres n’est pas possible et n’est pas souhaitable : les Français n’ont pas demandé non plus le mariage de la carpe et du lapin. La gauche doit proposer un dispositif d’apaisement du parlement et du pays : avec un premier ou une première ministre qui rassemble et qui anime un gouvernement qui mettra en œuvre les propositions les plus consensuelles du Nouveau Front Populaire.

C’est en ce sens qu’il faut peser en travaillant au sein du Nouveau Front Populaire avec celles et ceux qui partagent le plus fortement cette analyse et en agissant pour que l’union soit maintenue à gauche et dans le respect de chacune de ses composantes. La Gauche républicaine doit proposer au Parlement un programme d’action fondé sur la Justice sociale et le progrès, pour travailler ensuite aux solutions avec celles et ceux qui conçoivent comme nous l’impasse du macronisme et de la brutalisation politique avec ces dix priorités :

1- Redonner la priorité à l’école, avec des enseignants en nombre suffisant, décemment payé et une action véritable pour rétablir la mixité scolaire ;

2- rétablir l’hôpital public et réduire les déserts médicaux ;

3- mettre fin à l’austérité salariale, avec en priorité l’augmentation du SMIC et du point d’indice des fonctionnaires ;

4- revenir à des conditions décentes d’indemnisation du chômage ;

5- abroger la réforme des retraites de 2023, et en priorité abroger l’âge légal de 64 ans ;

6- modifier le mode de scrutin en passant à la proportionnelle ;

7- rétablir la police de proximité ;

8- redonner à la presse et aux médias des conditions saines et protectrice d’exercice de leur mission ;

9- impulser une action plus exigeante et offensive de la France dans l’Union Européenne ;

10- respecter les engagements internationaux de France et lui redonner sa voix propre.

Frédéric Faravel
Conseiller municipal et communautaire de Bezons
Membre du collectif de direction national de la Gauche Républicaine et Socialiste

1Ensemble : coalition des soutiens du président de la République, rassemblant Renaissance, le Modem, Horizon et un certains de candidats UDI, centristes ou divers droite

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8 juillet 2024 1 08 /07 /juillet /2024 10:46

Le pire a été évité hier soir : le front républicain a fonctionné à un point qu’on n’imaginait plus.

En fait, on avait été intoxiqué par les discours des responsables LR (et des sondages) qui disaient que l’électorat de droite classique préféreraient trop souvent l’alliance avec le RN. La cacophonie parmi les dirigeants macronistes et ex LR était telle que beaucoup d’entre nous avait anticipé une application très dégradée du front républicain : cela n’a pas été le cas. À part quelques endroits les reports de voix ont été impeccables. Les Français sont plus intelligents que leurs « dirigeants » et ce n’est pas la première fois qu’on le constate : un des problèmes à résoudre est aussi la grande médiocrité du « personnel politique » de cette 5ème République agonisante, à quelques trop rares exceptions près.

Malgré tout, il y a quand même une vague RN confirmée dans la France du Nord et de l’Est, dans le pourtours méditerranéen et la vallée de la Garonne ; il faudra y regarder de plus près mais il est frappant de voir qu’elle se déploie dans toute l’ancienne France ouvrière (cf. Caroline Fiat, Valérie Rabault ou Sébastien Jumel) que la gauche devra reconquérir si elle veut un jour être majoritaire.

Car malheureusement, malgré quelques discours hors sol et présomptueux en tout début de soirée et j’espère isolé, le nouveau Front Populaire n’est pas majoritaire loin de là : avec les divers gauche, elle réunit moins de 200 députés dont on verra comment ils se répartissent (cela aura une incidence politique importante). S’ils étaient un peu intelligents, les macronistes auraient tout intérêt à faire profil bas : les Européennes puis le premier tour des législatives ont été un désaveu massif de leur politique après une première gifle aux législatives de 2022. Ils ne doivent de sauver leurs meubles qu’à l’extrême discipline des électeurs de gauche et on regardera plus en détail dans les jours qui viennent mais c'est moins vrai pour les élus de gauche. L’intelligence voudrait qu’ils laissent le Nouveau Front Populaire gouverner ; un mariage de la carpe et du lapin n’est à mon sens pas possible : les uns exigent l’exclusion de LFI et la gauche ne veut pas perpétuer la politique délétère d’Emmanuel Macron. La gauche doit proposer un dispositif d’apaisement du parlement et du pays : avec un premier ou une première ministre qui rassemble et qui anime un gouvernement qui mettra en œuvre les propositions les plus consensuelles du NFP.

Les boutefeux mélenchonistes doivent le comprendre : nous ne sommes pas majoritaires, nous n’avons pas reçu de blanc-seing, nous ne devons pas être dans une situation ingérable où un gouvernement serait censuré tous les quinze jours, où aucun budget ne pourrait être adopté. Cela impose des compromis sur la méthode, des évolutions dans le comportement politique et une conduite tranquille des nécessaires transformations à apporter au pays. Les hymnes à la rupture radicale et sans concession nous conduisent à l’impuissance ; les Français ont besoin d’un gouvernement qui agisse et qui réponde à leurs priorités, d’un parlement qui montre l’exemple et d’une démocratie républicaine plus ouverte. Car le RN est toujours en embuscade, dans un an en cas de nouvelle dissolution, dans moins de trois ans à la présidentielle, il peut nourrir l’ambition de l’emporter : l’extrême droite a été en tête des suffrages au premier comme au second tour des législatives avec plus de 10 millions de voix et 34% puis 37% des suffrages exprimés. Ce socle peut encore s’élargir si la gauche faillit.

La gauche doit donc réussir, produire du sens et des résultats concrets sur un temps très court et sans majorité, le macronisme ayant été désavoué il ne peut prétendre à rien. La gauche doit aussi repartir à la conquête des cœurs et des esprits dans toute cette ancienne France ouvrière dont se désintéressent et que stigmatisent les insoumis proches de Mélenchon : c’est vital car la stratégie qui cantonne la gauche à l’outre-mer, aux métropoles et à leurs banlieues populaires a donné tout ce qu’elle pouvait, elle n’apportera pas plus ; s’y tenir sans rien faire de plus nous condamne à l’échec.

Ayons l’ambition de redevenir majoritaires, ayons l’ambition de ramener une majorité de nos concitoyens dans le camp de la République sociale.

Frédéric FARAVEL
Conseiller municipal et communautaire de Bezons
Membre du Collectif de Direction national de la Gauche Républicaine et Socialiste

C'est maintenant que les emmerdes commencent ... il va falloir être intelligents pour quatre !
C'est maintenant que les emmerdes commencent ... il va falloir être intelligents pour quatre !C'est maintenant que les emmerdes commencent ... il va falloir être intelligents pour quatre !
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22 novembre 2023 3 22 /11 /novembre /2023 12:47

J'ai rédigé avec mes amis Mathias Weidenberg et Laurent Miermont cet article (publié pour la Gauche Républicaine et Socialiste) sur la création du nouveau parti de la gauche radicale allemande par Sahra Wagenknecht. Il en a été un peu question dans la presse française, mais il est assez symptomatique de remarquer le peu d'effort d'analyse et de sérieux dont celle-ci a fait preuve sur le sujet. Sahra Wagenknecht reste pour la presse hexagonale la "Mélenchon allemande", sans être capable de faire le point sur l'éloignement grandissant du leader insoumis d'avec ce qui faisait la base commune qui aurait pu rassembler une partie de la gauche européenne sur une ambition radicale.

Sahra Wagenknecht n'est pas parfaite et je ne partage pas toutes ses prises de position politique, notamment en matière internationale, mais, comme nous le disons dans l'article, ces questions ne sont pas le cœur de son message. Au-delà de faire preuve d'un sérieux complet (qui ferait passer tous les hauts dirigeants politiques français pour une bande de clowns), Wagenknecht a un mérite essentiel, celui de ramener le débat politique là où la gauche devrait le conduire : sur les questions économiques et sociales et pour la défense des intérêts des catégories populaires, qui rencontrent ceux plus largement des pays auxquels elles appartiennent.

Espérons que le Gauche européenne saura traiter le sujet avec la tête froide... Nous ne pourrions au prétexte d'une rupture entre Die Linke et l'alliance de Wagenknecht en Allemagne nous priver de la dynamique que cette dernière insuffle ; et surtout au regard de l'audience qu'elle reçoit, cela devrait interroger bien de nos partenaires à s'interroger sur la dérive libérale-identitaire prise par certains d'entre eux qui essaient pourtant de le cacher derrière un vocabulaire teinté de rouge mais qui ne peut masquer la mise au second plan des priorités économiques et sociales.

bonne lecture,

Frédéric FARAVEL
Animateur national du pôle Idées, formation et Riposte de la Gauche Républicaine et Socialiste (GRS)
Conseiller municipal et communautaire GRS de Bezons

Die Linke au bord du gouffre après l’envol de Wagenknecht

Une page se tourne au Bundestag. Créé au lendemain des élections législatives de 2005, le groupe de gauche Die Linke n’existera plus à partir du 6 décembre, a annoncé son président, Dietmar Bartsch, mardi 14 novembre. Depuis 1960, c’est la première fois que le Parlement allemand perd un de ses groupes en cours de législature.

Die Linke était issu de la fusion entre le PDS, héritier du SED (“parti socialiste unifié”, le parti unique en RDA de 1949 à 1990), et le WASG, une alliance bigarrée de sociaux-démocrates de gauche, de néo-marxistes et d’altermondialistes. Le parti avait été officiellement fondé en 2007, deux ans après la constitution du groupe parlementaire, et avait obtenu son meilleur résultat aux législatives en 2009 (11,9%). Die Linke a cependant accumulé les revers ces dernières années.

La dissolution prochaine du groupe parlementaire est la conséquence d’une scission annoncée le 23 octobre par Sahra Wagenknecht, son ancienne présidente (2015-2019), qui emmène avec elle 9 parlementaires. Après leur départ, Die Linke n’en compte plus que 28, un nombre insuffisant pour conserver un groupe, car il faut en effet au moins 5% des membres du Bundestag pour en constituer un, ce qui place la barre à 37 dans l’assemblée actuelle.

L’aboutissement des désaccords au sein des Linke

Longtemps, Die Linke avait été dominé par un triumvirat : Gregor Gysi, ancien patron du PDS, Sahra Wagenknecht, co-présidente du groupe et vice-présidente du parti elle aussi issue du PDS, et Oskar Lafontaine (son mari depuis 2014) qui avait connu une carrière exemplaire dans le parti social-démocrate allemand : ancien candidat à la Chancellerie, ministre-président de la Sarre (petit Land à l’ouest, le long du département français de la Moselle) et éphémère ministre de l’économie du premier gouvernement Schröder avec qui la rupture fut aussi rapide que brutale. Opposé au social-libéralisme du Chancelier SPD, Die Linke était parvenu à obtenir des suffrages au-delà des nostalgiques du communisme et du SED, en portant une ligne de gauche anticapitaliste et de soutien aux intérêts économiques et sociaux des catégories populaires.

Mais le manque de cohérence entre les coalitions Linke – SPD dans les Länder de l’Est et le choix des sociaux-démocrates de gouverner au niveau national avec Merkel, ainsi que les divergences de fond et de stratégie en interne, ont peu à peu conduit le parti à substituer une ligne nouvelle de défense des minorités et de la jeunesse des hypercentres à celle, plus traditionnelle, de défense des classes populaires.

La violence de ces débats a conduit deux dirigeants parmi les plus sérieux et à la meilleure cote d’avenir, à quitter le parti : Fabio Di Masi, eurodéputé puis député fédéral, a claqué la porte en septembre 2022. À présent c’est la très populaire Sahra Wagenknecht qui s’en va créer sa propre organisation,après une première tentative avortée de faire du neuf pour élargir l’audience de la gauche radicale, suivie d’une période de diète médiatique (et d’une forme de burn-out).

En effet, Wagenknecht n’en est pas à son coup d’essai. En 2018, elle avait porté un nouveau “mouvement” inspiré de LFI et PodemosAufstehen !. Elle s’était alors immédiatement attiré des critiques féroces des Linke, l’accusant de dériver à l’extrême-droite, exactement comme le fait maintenant LFI contre le reste de la gauche française. Pourtant à l’époque, c’est Sahra Wagenknecht qui invitait Jean-Luc Mélenchon à parler devant le congrès des Linke à Berlin. Il y avait entre eux une convergence idéologique sur la question économique et celle de l’égalité des territoires, ainsi qu’une défiance marquée à l’encontre des discours centrés sur la petite bourgeoisie urbaine (depuis lors, le leader Insoumis a viré à 180° et choisi une orientation finalement assez semblable à celle des Linke actuels).

Mais Wagenknecht, bien qu’ayant très vite 100 000 inscrits sur sa newsletter, a vite calé, pour ne pas dire craqué. Peu sensible aux questions d’organisation, la native de Iéna est surtout une excellente oratrice. Sans structuration, Aufstehen ! a échoué à percer.

Un parti-mouvement personnaliste mais avec une colonne vertébrale marxiste

La seconde tentative sera-t-elle la bonne ? La très personnalisée Bündnis (”alliance”) Sahra Wagenknetch (BSW) n’existe pas encore juridiquement et ne gardera peut-être pas ce nom provisoire après son congrès fondateur. Au plan institutionnel, il y aura donc deux “coordinations” sans statut de groupe parlementaire : 27 députés loyaux à die Linke et 9 députés avec BSW.

Dans les sondages, sans Wagenknecht, la coalition au pouvoir est minoritaire : Unions Chrétiennes (conservateurs) 30%, AfD (extrême droite) 23%, SPD 17%, Verts 13%. Le FDP (libéraux) à 4%, comme les Linke (4%) seraient exclus du Bundestag. Mais quand elle est mesurée, la BSW rentre en fanfare dans le jeu politique : Conservateurs 24%, AfD 17%, SPD 17%, Wagenknecht 13% (soit mieux que le meilleur score des Linke), Verts 12%, le FDP et Die Linke 3% chacun.

Wagenknecht parle peu de l’international (ses rares sorties, plutôt pro-russes, avaient entraîné des départs de membres des Linke, ulcérés par l’absence de réaction du parti) et peu d’Europe. En revanche, elle dénonce assez souvent l’effet boomerang des sanctions prises par l’UE contre Moscou suite à l’invasion de l’Ukraine, car pour elle, ce qui compte, ce sont les enjeux économiques et sociaux. Elle mobilise les classes salariées naufragées qui n’ont pas profité de la croissance 2011-2021 et qui ne se reconnaissent pas dans les cibles sociologiques du vote écologiste et (désormais) des Linke.

Son mouvement est à ce stade surtout organisé sur les réseaux sociaux, mais un réseau local émerge dans les cantons en déshérence de la République fédérale.

Sahra Wagenknecht n’est pas que brillante oratrice, elle aussi une essayiste prolixe : ses nombreux ouvrages lui servent à accéder aux plateaux de télévision et à multiplier ses messages par les recensions de ses livres. En Allemagne, l’écrit reste un vecteur majeur de cristallisation du comportement électoral des classes d’âge qui votent. Au point de vue théorique, sa prose, à 90% économique, est matérialiste et teintée de néo-marxisme.

Élevée sans religion, elle se dit athée, ce qui est assez rare dans la classe politique allemande. Mais sans en faire un sujet central, elle ne se prive pas de dénoncer comme nouvel « opium du peuple » les théories post/décoloniales et autres études de genre qu’elle trouve, non sans raison, idéalistes, petites bourgeoises et excessivement centrées sur l’identité. Pour cette fervente admiratrice de Rosa Luxembourg, le vrai féminisme c’est la lutte des classes et le socialisme.

Sahra Wagenknecht sait non seulement jouer de sa parole percutante, mais aussi des autres registres de la politique spectacle. La plupart des Allemands, quand ils n’admirent pas sa beauté, lui reconnaissent un style à la fois simple et élégant (dépourvu de marques de luxe ou à la mode) qui leur évoque la figure d’une sorte d’Athena germanique.

Enfin, elle va chercher les électeurs du prolétariat partis chez l’AfD avec tous les moyens rhétoriques à sa disposition, ce qui la mettrait, aux yeux de certains Insoumis français, à l’extrême droite de Fabien Roussel (sachons manier nous-mêmes l’ironie).

Parmi ses soutiens se trouvent les députés Linke connus pour leur position marxiste, anti-impérialiste intransigeante (et plutôt pro-russe, par rejet de l’OTAN). Mais le nouveau parti ne fait pas du tout publicité de ses positions internationales : le choix est de parler économie, inflation, salaires, pouvoir d’achat, travail, énergie, inégalités sociales et de territoires.

L’espérance de vie de BSW sera sans doute bien supérieure à celle d’Aufstehen ! car Sahra Wagenknecht ne s’occupe pas de la structuration ni de “l’orga”, assurées par d’autres. En outre, Sahra Wagenknecht a tout lieu de se réjouir d’être partie avec 9 députés très bien implantés localement.

Quelles perspectives politiques ?

BSW va présenter des listes en 2024 aux européennes de juin et aux trois scrutins régionaux de l’automne en Saxe, Thuringe et Brandebourg. Rappelons qu’en Allemagne le minimum requis pour obtenir un eurodéputé est de 1,2%. Die Linke avec 3-4% peut donc espérer conserver 3, peut-être 4 sièges, et BSW devrait, si les sondages se confirment, en rafler au moins 10. On pourra alors mesurer le poids politique du nouveau parti.

La question est à présent de savoir comment cette reconfiguration de la gauche allemande (BSW mord un peu sur les restes de Die Linke, sur le SPD et… beaucoup sur l’AfD !) pourrait entraîner un changement politique significatif en Allemagne, voire, à terme, un changement de coalition, pour sortir de la succession d’accords de gouvernement de centre-droit et de centre-gauche, dont les nuances subtiles ne font guère de différence pour les gens.

On peut se poser la même question, mais cette fois au niveau européen : BSW choisira-t-elle un compromis avec l’alliance « Maintenant le Peuple » pilotée par LFI et donc de faire l’impasse sur leurs importantes différences idéologiques ? Cela poserait clairement la séparation avec Die Linke, mais cela éloignerait BSW de sa famille politique naturelle : le Parti de la Gauche Européenne, dont les positions économiques et sociales sont proches.

Mathias Weidenberg, Frédéric Faravel et Laurent Miermont

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11 avril 2023 2 11 /04 /avril /2023 10:46

J'ai rédigé pour la Gauche Républicaine et Socialiste cet article approfondi qui permet de comprendre le contexte historique dans lequel s'inscrivaient en 1998 les "Accords du Vendredi-Saint", mais également leur bilan et leur réussite, et surtout les perspectives qui ont été ouvertes et qui ont été rendues possibles par leur mise en œuvre. Le parti républicain Sinn Féin tient sans doute une grande partie l'avenir de l'Île entre ses mains et nous pourrions voir dans quelques années un processus avancé de réunification.

Frédéric FARAVEL
Conseiller municipal et communautaire GRS de Bezons
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes & républicains"
Animateur national du pôle Idées, formation, riposte de la Gauche Républicaine et Socialiste

25 ans après le Good Friday Agreement, l’Irlande en chemin vers l’unité ?
Le Vendredi 10 avril 1998, jour du « Vendredi-Saint », 26 ans après le terrible Bloody Sunday de Derry, les protagonistes de la crise nord-irlandaise parvenaient en fin d’après-midi à un accord historique pour mettre fin à 30 ans de guerre civile en Irlande du Nord. C’était l’aboutissement de quatre années de négociations plus ou moins secrètes, qui avait suivi deux cessez-le-feu unilatéraux de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA) en 1994 et 1997, la nomination de Tony Blair comme Premier ministre du Royaume Uni en 1997 et l’implication directe du président américain Bill Clinton au travers du sénateur George J. Mitchell. C’était surtout le début d’un processus de paix qui devait permettre le désarmement des groupes paramilitaires, la création d’institutions démocratiques provinciales, l’égalité des droits et la fin des discriminations contre la « communauté irlandaise ».

Vingt-cinq ans après, malgré quelques pics de tension, le visage de l’Irlande du Nord a été totalement transformé, et malgré le Brexit et une crise institutionnelle provinciale depuis 2022, non seulement le retour de la guerre civile est impensable mais la possibilité d’une réunification de l’Irlande sous le couvert de la République peut être sérieusement envisagée, sans que cela ne déclenche ni hilarité ni sourires entendus…

Vue de France, l’histoire en marche en Irlande met en jeu des processus complexes très éloignés de notre culture historique et politique, qu’il paraît nécessaire de redonner des éléments de compréhension pour maîtriser les enjeux actuels. Nous reviendrons donc sur ce qu’est la question d’Irlande, sur l’« Accord du Vendredi-Saint » en lui-même, sa mise en œuvre parfois chaotique et sur les évolutions politiques récentes des Îles britanniques qui ouvrent de nouvelles perspectives.

Après la « question d’Irlande », la question d’Irlande du Nord

La Question d’Irlande, c’est le titre d’un essai historique remarquable de Jean Guiffan, sûrement l’un des ouvrages les plus complets en langue française sur le sujet. Car avant la question d’Irlande du Nord, il y a eu une « question d’Irlande » qui s’étale sur près de 800 ans… Pour ceux qui souhaiteraient s’y référer avant de poursuivre, vous pouvez cliquer ici.

Avant même le traité anglo-irlandais de 1921 et la reconnaissance de l’État libre d’Irlande, la séparation de 6 comtés du nord au sein de la province de l’Ulster était déjà consommée. Dès 1918-1919, les élites locales protestantes par l’intermédiaire des milices des Black and Tans, de la Royal Irish Constabulary et de l’armée britannique engagent une politique de terreur contre les communautés « irlandaises » (en général les catholiques favorables aux Républicains). Le Royaume Uni octroie dans la foulée une autonomie provinciale aux six comtés d’Antrim, Down, Armagh, Londonderry, Tyrone et Fermanagh, sous l’égide de l’Ulster Unionist Party (UUP), le parti de la bourgeoisie protestante conservatrice locale.

Et si l’État Libre d’Irlande (puis la République) s’engage, au sortir de sa propre guerre civile en 1923, dans le chemin de l’isolement et du conservatisme catholique relativement passéiste, c’est un véritable régime ségrégationniste que va mettre en place l’UUP pendant plus de 50 ans. Si théoriquement les institutions provinciales britanniques sont bien démocratiques, la pratique discriminatoire affirmée du pouvoir la rapproche ouvertement de ce qui a cours contre les noirs à la même époque dans les États du sud des USA ou en Afrique du Sud. Il est d’ailleurs probant que des dirigeants de l’apartheid en visite officielle à Belfast dans les années 1960 aient alors fait part devant le congrès de l’UUP de leur admiration pour l’efficacité de son régime politique.

effectifs de la Ulster Special Constabulary à l’entraînement en 1941

effectifs de la Ulster Special Constabulary à l’entraînement en 1941

Tout est fait pour écarter les Irlandais catholiques des fonctions publiques avec une politique délibérée de gerrymandering pour le découpage des circonscriptions électorales (permettant ainsi de faire élire des députés de l’UUP même des les territoires irlandais, l’attribution de logements sociaux, l’emploi dans le secteur public et la police. Les juges sont tous protestants membres de l’UUP. La police d’Irlande du Nord, la Royal Ulster Constabulary (RUC), était recrutée dans la communauté protestante ; elle n’avait aucune indépendance opérationnelle, répondant aux directives des ministres provinciaux. La RUC et la réserve Ulster Special Constabulary (USC) étaient des forces de police militarisées, sous prétexte de la menace de l’IRA pourtant plus que marginale dès la fin des années 1940. Ces deux structures, par ailleurs liées à des organisations paramilitaires loyalistes et à l’Ordre d’Orange1, avaient à leur disposition la loi sur les pouvoirs spéciaux, une législation radicale qui autorisait les arrestations sans mandat, l’internement sans procès, des pouvoirs de perquisition illimités et des interdictions de réunions et de publications. Rapidement, les communautés irlandaises et britanniques sont entrées dans une logique de ségrégation mutuelle auto-imposée qui renforce les caractères institutionnels du régime ; cette situation apporte politiquement une garantie de stabilité sociale et politique à la bourgeoisie protestante qui dresse aisément les ouvriers britanniques contre la main d’œuvre irlandaise catholique (variable d’ajustement sur-exploitée et sous-payée car maintenue en sous emploi) en faisant jouer tout à la fois la concurrence économique et la détestation confessionnelle et « raciale » réciproque. Le Nationalist Party (NP), héritier du parti qui a porté le combat pour l’autonomie de l’Irlande dans la deuxième moitié du XIXème siècle, finit par lui-même boycotter les institutions provinciales.

une des marches de la Northern Ireland Civil Rights Association

une des marches de la Northern Ireland Civil Rights Association

Le mouvement pour les droits civiques en Irlande du Nord apparaît au début des années 1960 pour lutter contre les discriminations dont sont victimes les Irlandais catholiques. Ce mouvement emprunte exactement les mêmes codes (et les mêmes hymnes) que le mouvement des droits civiques pour les afro-américains. Au début des années 1960 apparaissent les premières associations luttant pour l’égalité civique, menées par des libéraux et des travaillistes principalement catholiques mais aussi protestants. Lorsque Terence O’Neill devient Premier ministre UUP d’Irlande du Nord en 1963, un certain espoir de changement naît, rapidement contrarié. La Campaign for Social Justice est fondée en 1964. En 1965, le Labour Party crée au Parlement du Royaume-Uni un groupe de pression, la Campaign for Democracy in Ulster. En novembre 1966 est fondée la Northern Ireland Civil Rights Association (NICRA), soutenue par des nationalistes et des républicains. Elle organise plusieurs marches à partir de 1968, violemment réprimées par la RUC et attaquées par des contre-manifestants loyalistes soutenus par les mouvements paramilitaires protestants. C’est le début de ce qu’on l’a appelé les « Troubles ». L’armée britannique est envoyée dès 1969 pour tenter de s’interposer et de stopper les affrontements (qui sont essentiellement provoqués par les contre-manifestants et groupes paramilitaires loyalistes) ; mais dès l’année suivante, les effectifs de l’armée britannique sont rapidement réduits du fait de la création de l’Ulster Defence Regiment (UDR) au recrutement essentiellement local, donc protestant loyaliste. Bloqué par sa propre majorité unioniste, Terence O’Neill ne réalise pas ses promesses de réformes sociales. Malgré la violence du conflit nord-irlandais, les différents groupes de pression pour les droits civiques continuent leurs actions. En 1972, la NICRA organise une manifestation pacifiste à Derry, le Bloody Sunday, sur laquelle tirent des parachutistes britanniques, faisant 14 morts.

une des victimes des parachutistes britanniques emmenés par des civils qui se servent d’un mouchoir ensanglanté comme drapeau blanc lors du Bloody Sunday de Derry en 1972

une des victimes des parachutistes britanniques emmenés par des civils qui se servent d’un mouchoir ensanglanté comme drapeau blanc lors du Bloody Sunday de Derry en 1972

C’est ce mouvement et son impact sur la société ainsi que le début des « Troubles » vont bouleverser le paysage politique. En 1970, deux nouveaux partis sont créés :

  • d’abord côté irlandais, le Social democratic and labour party (SDLP) qui rassemble autour de quelques élus catholiques et protestants du parlement provincial, issus du NP, des nationalistes, des républicains et des travaillistes. Lié au parti travailliste britannique, il sera dirigé par Gerry Fitt puis John Hume, il va un temps boycotter les institutions locales puis reprendre part aux élections, représentant rapidement la majorité des électeurs irlandais de la province, tant à Westminster que dans les conseils locaux.
  • ensuite côté unioniste, le Révérend Ian Paisley, leader de l’Église presbytérienne libre, créée après une scission au sein de l’UUP le Democratic Unionist Party (DUP), qui va représenter la fraction la plus intransigeante des Unionistes et progresser rapidement.
Le rassemblement anti-internement de Magilligan, à Derry 1972, avec John Hume parlant à un soldat de l’armée britannique. “Je pensais que j’avais le devoir d’aider ceux qui n’avaient pas autant de chance que moi.” (photo colorisée de Jimmy McCormack)

Le rassemblement anti-internement de Magilligan, à Derry 1972, avec John Hume parlant à un soldat de l’armée britannique. “Je pensais que j’avais le devoir d’aider ceux qui n’avaient pas autant de chance que moi.” (photo colorisée de Jimmy McCormack)

Le mouvement républicain historique est lui-même atteint par de profonds changements. Sinn Féin ne survit plus qu’à l’état résiduel en Irlande du Nord ; toujours lié à sa branche militaire, l’IRA, il avait évolué en lien avec les autres mouvements de libération nationale à l’échelle globale vers une idéologie marxiste-léniniste. En 1969, alors que l’IRA n’est plus que l’ombre d’elle-même et désarmée de fait, deux lignes s’affrontent et la scission a lieu d’abord en décembre au sein de la branche militaire : d’un côté, les Officials (majoritaires) qui veulent mettre fin à la politique abstentionniste des Républicains pour créer un front de libération nationale avec l’extrême gauche ; de l’autre, les Provisionnals (minoritaires) qui maintiennent une ligne de boycott des institutions politiques et considèrent que la défense « militaire » des communautés irlandaises face aux exactions de milices loyalistes comme l’Ulster Volunteer Force (UVF) reste prioritaire. La scission est acquise sur les mêmes bases au sein de Sinn Féin en janvier 1970. Les Officials abandonneront rapidement la lutte armée et subiront d’autres scissions motivées par la volonté de continuer le combat face aux agressions des milices loyalistes2. Les Provisionnals, qu’ils soient de la branche politique ou militaire, ne vont pas sortir de la marginalité immédiatement ; c’est la tragédie du Bloody Sunday qui va dans toute la province leur apporter le soutien d’une large partie de la communauté irlandaise et déclencher des « vagues » d’adhésion d’une partie des jeunes catholiques à la Provisionnal IRA qui apparaît alors comme la seule organisation ayant pour volonté de protéger les quartiers catholiques.

Tableau historique des différentes scissions de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA) de 1919 à nos jours

Tableau historique des différentes scissions de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA) de 1919 à nos jours

La guerre civile bat désormais son plein. Elle fera plus de 3 500 morts, plus de 50 000 blessés, dans les différents camps. De 1969 à 2003, il y a eu plus de 36 900 fusillades et plus de 16 200 attentats à la bombe ou tentatives d’attentats associés aux Troubles. À partir de 1972, au regard de l’aggravation de la situation politique et militaire, le gouvernement britannique va suspendre l’autonomie de la province pour résoudre le conflit. Mais son choix d’y appliquer prioritairement une solution militaire et sécuritaire plutôt que politique le conduit à reproduire les exactions et les discriminations reprochées précédemment au pouvoir unioniste : internements forcés, tortures, suppression du régime de prisonniers politiques, conditions d’internement illégales et dégradantes, répression violente et armées des manifestations pacifiques, erreurs judiciaires monumentales (on pourrait dire que la Grande Bretagne a vécu en 20 ans plusieurs « Affaire Dreyfus »), collaboration régulière et univoque avec les groupes paramilitaires loyalistes3… L’IRA ou l’INLA ne seront en rien des enfants de chœur : en dehors d’opérations de règlement de compte, avec les paramilitaires loyalistes (ou entre elles) dignes de guerres de gangs, et de la défense de quartiers catholiques, ces deux organisations paramilitaires (en lien avec leurs branches politiques, mais pas toujours) vont conduire des opérations terroristes contre des militaires britanniques et l’UDR en Irlande et en Grande Bretagne, mais aussi contre des civils et contre des Pubs en Grande Bretagne. Les opérations les plus marquantes seront évidemment l’assassinat de Lord Mountbatten, l’oncle du Prince Philippe (l’époux de la Reine d’Angleterre), en République d’Irlande ou l’attentat manqué contre Margareth Thatcher lors du congrès conservateur à Brighton en octobre 1984. Outre le fait que les directions républicaines n’ont alors jamais brillé par leur compassion pour les victimes civiles collatérales, elles sont parfois débordées par leurs troupes qui mènent des opérations non contrôlées. L’achat d’armes et d’explosifs des différentes branches militaires républicaines ou loyalistes met celles-ci en contact avec la pègre et une partie de l’internationale terroriste nationaliste et d’extrême gauche, ce qui laissera longtemps des traces. Cependant une évolution politique renforcée de Sinn Féin va être conduite sous la direction de Gerry Adams et de Martin McGuinness (chef de la Provisionnal IRA), notamment dans la foulée de l’élection de Bobby Sands au parlement britannique pour relayer la lutte et la grève de la faim des prisonniers politiques républicains. Sinn Féin (qui ne se considère plus comme Provisionnal) recherchera dès lors systématiquement le soutien électoral de la communauté irlandaise, tout en boycottant les institutions de la province.

tract électoral en faveur de l’élection de Bobby Sands, chef des volontaires de l’IRA internés dans la prison de Haute Sécurité de Long Kesh (dit “H blocks”), au parlement britannique

tract électoral en faveur de l’élection de Bobby Sands, chef des volontaires de l’IRA internés dans la prison de Haute Sécurité de Long Kesh (dit “H blocks”), au parlement britannique

Des tentatives de négociations et de résolution politique ont bien lieu dans les années 1970 sous le gouvernement travailliste britannique (Accord de Sunningdale) impliquant le gouvernement irlandais, mais la pression du DUP de Ian Paisley sur le premier parti unioniste UUP les conduira à l’échec. Margareth Thatcher empêchera comme Première ministre de Grande Bretagne pendant 12 ans toute résolution du conflit ; son intransigeance conduira à la mort de Bobby Sands le 5 mai 1981, suite à sa grève de la faim, alors même que celui-ci est officiellement devenu membre du parlement britannique. Aucune négociation ne sera engagée sous les gouvernements Thatcher, qui couvriront durant cette période les pires exactions et les pires écarts avec l’État de droit.

funérailles de Bobby Sands le 7 mai 1981, cimetière de Miltown à Belfast

funérailles de Bobby Sands le 7 mai 1981, cimetière de Miltown à Belfast

La chute de Thatcher en 1991 va ouvrir une nouvelle période… Après trois ans de contacts indirects, notamment grâce aux Américains et au SDLP de John Hume, l’IRA sous le contrôle de Sinn Féin décrète un cessez-le-feu inconditionnel le 31 août 1994 à minuit. Mais le refus de John Major, premier ministre britannique, de négocier directement avec Sinn Féin aboutira à la reprise de la lutte armée en février 1996. La victoire de Tony Blair en mai 1997 a pour résultat un nouveau cessez-le-feu unilatéral de l’IRA en juillet 1997. Les négociations commencent qui aboutiront aux « Accords du Vendredi-Saint ».

Bertie Ahern, taoiseach de la République d’Irlande, George J. Mitchell, envoyé spécial de Bill Clinton, et Tony Blair, premier ministre britannique, le 10 avril 1998

Bertie Ahern, taoiseach de la République d’Irlande, George J. Mitchell, envoyé spécial de Bill Clinton, et Tony Blair, premier ministre britannique, le 10 avril 1998

1 Ordre d’Orange : créé à Loughall en 1795, c’est une société pseudo-maçonnique raciste et sectaire ultra-protestante, dont les objectifs sont de maintenir le pouvoir politique protestant en Irlande.

2 La scission la plus notable au sein du parti d’extrême gauche qu’est devenu l’Official Sinn Féin (OSF) est en 1974 celle de l’Irish Republican Socialist Party et de sa branche armée l’Irish National Liberation Army (INLA) qui va mener des campagnes d’attentats assez importantes, en parallèle à celles de la Provisionnal IRA. Entre 1977 et 1982, OSF va progressivement se transformer en Workers’ Party (parti des travailleurs) ; il connaîtra quelques succès électoraux d’estime en République d’Irlande dans les années 1980. Aujourd’hui, il n’en reste plus grand-chose et c’est devenu un parti d’extrême gauche insignifiant en Irlande, inexistant en Irlande du Nord.

3 Les principaux groupes paramilitaires loyalistes sont l’Ulster Volunteer Force, le Red Hand Commandos, l’Ulster Defence Association, la Loyalist Volunteer Force et les Red Hand Defenders… chacun lié plus ou moins directement à des partis politiques unionistes, dont le DUP de Ian Paisley…

Les Accords du Vendredi-Saint

L’accord a été conclu entre les gouvernements britannique et irlandais et huit partis ou groupements politiques d’Irlande du Nord. Trois représentaient les Unionistes : l’UUP, alors premier parti de la province dirigé par David Trimble, et deux petits partis associés à des groupes paramilitaires loyalistes, le Progressive Unionist Party (PUP) lié à l’UVF et seul parti unioniste sur une ligne de “centre gauche” (avec sa principale base de soutien dans les communautés loyalistes de la classe ouvrière de Belfast) et l’Ulster Democratic Party (UDP – auto-dissous en 2001 –, vitrine politique de l’Ulster Defence Association, UDA). Deux partis représentent les Nationalistes, le SDLP de John Hume et Sinn Féin, dirigé par Gerry Adams. Trois organisations politiques signataires (présentes ou non dans les instances élues) prétendaient être en dehors des traditions communautaires : l’Alliance Party (libéral), la Coalition des Femmes et la Labour Coalition. Les négociations avaient été présidées par George J. Mitchell, ancien chef de la majorité démocrate du Sénat et envoyé spécial de Bill Clinton pour l’Irlande du Nord. Le seul grand parti nord-irlandais à rejeter l’accord était le DUP de Ian Paisley ; d’abord impliqué dans les négociations, le DUP s’était retiré en signe de protestation lorsque Sinn Féin avait été autorisé à y participer alors que l’IRA avait conservé ses armes. Le désarmement étant un des objets de la négociation et les paramilitaires loyalistes n’ayant pas plus désarmé, on mesure le caractère spécieux de son prétexte à rompre les négociations.

Il y a en réalité deux accords : le premier signé entre les gouvernements britanniques et irlandais ; le second entre ces deux gouvernements et les huit organisations politiques citées plus haut.

Le premier texte n’a que quatre articles : c’est ce court texte qui constitue l’accord juridique, mais il incorpore dans ses annexes l’accord entre partis politiques. L’accord reconnaissait : que la majorité des habitants d’Irlande du Nord souhaitaient rester dans le Royaume-Uni ; qu’une partie importante de la population d’Irlande du Nord et la majorité de la population de l’île d’Irlande souhaitaient créer une Irlande unie. Ces deux points de vue étant reconnus comme légitimes. Pour la première fois, le gouvernement irlandais acceptait dans un accord international contraignant que l’Irlande du Nord fasse partie du Royaume-Uni et la constitution de la République fut modifiée en conséquence, sous réserve du consentement à une Irlande unie des majorités de la population des deux parties de l’île.

L’accord définit un cadre pour la création et le nombre d’institutions à travers trois “volets”

Le premier volet traitait des institutions démocratiques d’Irlande du Nord et établissait deux institutions majeures : l’Assemblée et l’exécutif d’Irlande du Nord. L’Assemblée d’Irlande du Nord est une assemblée provinciale avec un vote intercommunautaire obligatoire sur certaines décisions importantes. L’exécutif d’Irlande du Nord est un exécutif fondé sur le partage du pouvoir avec des portefeuilles ministériels à répartir entre les partis selon la méthode D’Hondt. C’est pourquoi l’exécutif nord-irlandais, mis en place par les Accords du Venredi-Saint, a connu plusieurs crises : un première suspension de quelques mois en 2000 ; une suspension de 5 ans de 2002 à 2007 ; une suspension de 2017 à 2020 ; et depuis mai 2022, les élections provinciales n’ont toujours pas permis la constitution d’un nouvel exécutif. Il suffit pour cela que l’un des partis, auxquels la proportionnelle offre institutionnellement des postes de ministres, refusent de participer à l’exécutif pour que celui-ci ne puisse se mettre en place. C’est arrivé à plusieurs reprises : les premières crises découlaient des difficultés de mettre en œuvre le désarmement et la réforme des services de police ; celle de 2017-2020 découlait d’un grave scandale de corruption impliquant les principaux responsables du DUP (devenu premier parti de la province en 2004), les autres partis de l’assemblée provinciale refusant de travailler dans un exécutif sous sa direction tant qu’il n’aurait pas fait le ménage. Les élections provinciales de mai 2022 ont fait de Sinn Féin, le premier parti d’Irlande du Nord avec une large avance : le DUP, qui a pourtant dirigé les exécutifs provinciaux de 2007 à 2022 avec à chaque fois un vice premier ministre issu de Sinn Féin, refuse depuis de siéger dans un gouvernement local qui donne légalement la présidence à Sinn Féin.

Martin McGuinness et Ian Paisley

Martin McGuinness et Ian Paisley

Le deuxième volet traitait des questions « nord-sud » et des institutions à créer entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande : le Conseil Ministériel Nord/Sud ; l’Association interparlementaire Nord/Sud ; le Forum de concertation Nord/Sud. Le Conseil ministériel Nord/Sud est le plus important, composé de ministres de l’exécutif d’Irlande du Nord et du gouvernement irlandais. Il a été créé “pour développer la concertation, la coopération et l’action” dans douze domaines d’intérêt commun. Ceux-ci comprennent six domaines dans lesquels l’exécutif d’Irlande du Nord et le gouvernement irlandais élaborent des politiques communes mais les mettent en œuvre séparément dans chaque juridiction, et six domaines dans lesquels ils élaborent des politiques communes qui sont mises en œuvre par le biais d’institutions communes à toute l’Irlande. Les divers “arrangements institutionnels et constitutionnels” énoncés dans l’Accord sont également déclarés être “imbriqués et interdépendants”.

Le troisième volet institutionnel traitait des enjeux « est-ouest » et des institutions à créer entre l’Irlande et la Grande-Bretagne (ainsi que les dépendances de la Couronne) : la Conférence intergouvernementale anglo-irlandaise ; un Conseil anglo-irlandais (qui intègre l’Écosse, le Pays de Galles, l’île de Man et les îles anglo-normandes pour favoriser la coopération inter-régionales) ; un organe interparlementaire anglo-irlandais élargi. Les décisions doivent y être prises d’un commun accord entre les deux gouvernements et les deux gouvernements ont convenu de faire des efforts déterminés pour résoudre en amont les désaccords entre eux.

Mais l’objectif principal des Accords du Vendredi-Saint vise à transformer la société nord-irlandaise elle-même

Dans le contexte de violence politique de la guerre civile, l’accord engageait les participants à “des moyens exclusivement démocratiques et pacifiques [pour] résoudre les différends sur les questions politiques”. Cela impliquait nécessairement : le déclassement des armes détenues par les groupes paramilitaires ; la normalisation des dispositifs de sécurité en Irlande du Nord.

L’accord multipartite engageait les parties à “user de toute influence qu’elles pourraient avoir “pour provoquer le démantèlement de toutes les armes paramilitaires dans les deux ans suivant les référendums approuvant l’accord. Le processus de normalisation engageait le gouvernement britannique à réduire le nombre et le rôle de ses forces armées en Irlande du Nord “à des niveaux compatibles avec une société pacifique normale”. Cela comprenait la suppression des installations de sécurité et la suppression des pouvoirs d’urgence spéciaux en Irlande du Nord. Cela impliquait également de procéder à un “examen approfondi” de ses délits contre la législation de l’État… donc à engager des enquêtes sur l’ensemble des affaires dans lesquelles les gouvernements britanniques et irlandais auraient enfreints les règles de l’État de droit. Le gouvernement britannique s’est aussi engagé à procéder à un “examen approfondi” du système de justice pénale en Irlande du Nord.

Les Guilford Four passeront 14 ans en prison pour un attentat de l’IRA commis en 1974 dans le Surrey pour lequel ils n’avaient aucune responsabilité ni de près ni de loin…

Les Guilford Four passeront 14 ans en prison pour un attentat de l’IRA commis en 1974 dans le Surrey pour lequel ils n’avaient aucune responsabilité ni de près ni de loin…

L’accord prévoyait la création d’une commission indépendante chargée d’examiner l'organisation de la police en Irlande du Nord “y compris [les] moyens d’encourager un large soutien de la communauté” pour ces arrangements. La RUC a été remplacée par le Police Service of Northern Ireland (PSNI), dont le recrutement est pluri-communautaire, qui se trouve contrôlé par des autorités indépendantes du gouvernement provincial… Preuve évidente de la réussite du PSNI, le DUP proteste régulièrement contre le parti pris anti-loyaliste du nouveau service de police, ce dernier ne se faisant plus le complice systématique des partis unionistes ni n’offrant de passe-droit aux anciens paramilitaires parfois reconvertis dans le crime organisé.

La date de mai 2000 avait été fixée pour le désarmement total de tous les groupes paramilitaires. Le calendrier étant particulièrement ambitieux, cela n’a pu être réalisé, ce qui a conduit aux premières suspensions de l’assemblée provinciale à la suite d’objections des partis unionistes contre les retards dans le désarmement de l’IRA. On voit ici à nouveau la part de prétexte qui visait à limiter autant et aussi longtemps que possible l’association de Sinn Féin au pouvoir puisque le désarmement des groupes paramilitaires loyalistes n’avait même pas commencé. L’IRA a annoncé (sous vérification extérieure) son désarmement total en juillet 2005 et son renoncement à la lutte armée ; le désarmement de l’UVF a été déclaré en 2009, celui de l’UDA en 2010.

Les gouvernements britannique et irlandais se sont engagés à la libération anticipée des quelques 400 prisonniers purgeant des peines liées aux activités des groupes paramilitaires, à condition que ces groupes continuent de maintenir « un cessez-le-feu complet et sans équivoque ». Chaque cas fut examiné individuellement par la Commission de révision des peines. Les prisonniers de la Continuity IRA et de la Real IRA (deux scissions extrémistes de l’IRA dont les actions ont menacé le processus de paix, avec de nombreux morts comme à Omagh en août 1998, pour lesquelles elles furent rejetées radicalement par la population ce qui mit fin assez rapidement à leurs activités concrètes1), de la Loyalist Volunteer Force, de l’INLA n’étaient pas éligibles à la libération car ces groupes n’avaient pas convenu d’un cessez-le-feu sans équivoque. Il n’y eut aucune amnistie pour les crimes qui n’avaient pas été poursuivis. La loi de 1998 sur l’Irlande du Nord (peines) a reçu la sanction royale le 28 juillet 1998. 167 prisonniers avaient été libérés en octobre 1998. En décembre 1999, 308 prisonniers avaient été libérés. Le dernier groupe de prisonniers a été libéré le 28 juillet 2000, soit un total de 428 prisonniers.

L’accord affirmait enfin un engagement envers “le respect mutuel, les droits civils et les libertés religieuses de chacun dans la communauté”. L’accord multipartite reconnaissait « l’importance du respect, de la compréhension et de la tolérance en matière de diversité linguistique », notamment en ce qui concerne le gaélique, l’Ulster scots et les langues des autres minorités ethniques d’Irlande du Nord, « qui font toutes partie de la richesse culturelle de l’île d’Irlande »2. Le gouvernement britannique s’est engagé à incorporer la Convention européenne des droits de l’Homme dans la législation d’Irlande du Nord3 et à créer une Commission des droits de l’Homme d’Irlande du Nord. L’établissement d’obligations légales pour les autorités publiques d’Irlande du Nord de mener à bien leur travail “en tenant dûment compte de la nécessité de promouvoir l’égalité des chances a été défini comme une priorité particulière”. Le gouvernement irlandais s’est engagé à “[prendre] des mesures pour renforcer la protection des droits de l’homme dans sa juridiction” et à créer une commission irlandaise des droits de l’Homme. Enfin l’accord reconnaissait la complexité des identités nationales en Irlande du Nord donc le choix possible pour chaque citoyen d’Irlande du Nord de se reconnaître de nationalité irlandaise, britannique ou les deux, et que ce choix serait respecté quel que soit l’évolution du statut de l’Île à l’avenir, c’est-à-dire en sous-entendu qu’en cas de réunification de l’Irlande, les citoyens d’Irlande du Nord qui souhaitaient revendiquer leur nationalité britannique pourrait la conserver tout en résidant en Irlande du Nord et en y bénéficiant de la sécurité et de l’égalité des droits avec leurs voisins et concitoyens.

1 Il est plus que probable que les effectifs « loyaux » de l’IRA se soient directement impliqués pour forcer l’arrêt des opérations terroristes de ses différentes scissions et que quelques règlements de compte aient été assez sanglants.

2 Cela représentait une des revendications importantes de Sinn Féin.

3 C’est cette même référence à la Convention européenne des droits de l’Homme que les Brexiters annonçaient lors de la campagne du référendum de 2016 vouloir supprimer de la législation britannique. On comprend donc les conséquences politiquement désastreuses qu’une telle décision aurait pu avoir et qu’en conséquence cela ait participé à un nourrir un vote des Irlandais du Nord en faveur du maintien dans l’UE … et donc en conséquence, une nouvelle distanciation avec la métropole anglaise.

La réussite des accords

Les Accords furent ratifiés par référendums le 22 mai 1998, tenus simultanément en Irlande du Nord et dans la République. Dans cette dernière, la participation fut relativement faible – 56 % – mais avec 94 % de votes favorables. Le véritable enjeu était dans la province britannique : le DUP fit ouvertement campagne contre, mais le résultat ne laissait aucun doute car avec une participation de 81 %, 71 % des citoyens d’Irlande du Nord avaient voté en faveur des Accords, dont 57 % des électeurs membres des communautés protestantes.

Pour avoir permis aux différents protagonistes de se mettre autour de la table et la conclusion de cet accord, John Hume, leader du SDLP, et David Trimble, leader de l’UUP et futur premier ministre d’Irlande du Nord, recevront le prix Nobel de Paix en décembre 1998.

David Trimble (Ulster Unionist Party), Bono et John Hume (Social-democratic and Labour Party) lors du Concert for Yes, qui a eu lieu à Belfast le 18 mai 1998 devant environ 2 000 écoliers… trois jours avant le référendum en Irlande du Nord

David Trimble (Ulster Unionist Party), Bono et John Hume (Social-democratic and Labour Party) lors du Concert for Yes, qui a eu lieu à Belfast le 18 mai 1998 devant environ 2 000 écoliers… trois jours avant le référendum en Irlande du Nord

En définitive, l’Accord du Vendredi-Saint est une réussite à tous points de vue : malgré des tensions relatives à différents moments depuis 25 ans, des attentats ou des assassinats sectaires commis par des individus ou des groupes extrémistes, la guerre civile n’a jamais repris et les Irlandais du Nord vivent en sécurité, avec un niveau de tranquillité publique qui n’est pas fondamentalement différent de celui des autres pays d’Europe occidentale. L’ensemble des groupes paramilitaires d’importance a rendu les armes, celles-ci ont été détruites, et les groupes qui n’ont toujours pas officiellement renoncé à la lutte armée ne représentent plus rien et en tout cas plus un danger pour la paix dans la province. Surtout d’un point de vue politique, l’Accord s’est imposé à ses plus farouches détracteurs : il est ainsi particulièrement marquant que le DUP étant devenu le premier parti de la province depuis 2004, lorsque celui-ci s’est retrouvé en tête de l’élection provinciale de 2007, le Révérend Ian Paisley, qui avait passé sa vie à empêcher toute négociation, tout accord, toute paix, a pris le mandat de Premier ministre de l’exécutif provincial avec pour Vice premier ministre, Martin McGuinness qui était le chef de la Provisionnal IRA pendant près de 20 ans (l’un et l’autre ayant vraisemblablement tenté de faire assassiner leur adversaire dans les années précédentes). Par ailleurs, l’un des facteurs de discrimination marquants du régime de ségrégation d’Irlande du Nord étant ses forces de sécurité, le nouveau service de police – n’en déplaise à ses détracteurs extrémistes membres du DUP – est aujourd’hui un département exemplaire. La paix retrouvé dans la province a permis enfin le retour d’une prospérité économique relative, qui s’est accompagné d’une progression du niveau de vie, progression d’autant plus forte dans la communauté irlandaise que celle-ci n’était plus victime de politiques discriminatoires en matière de logement et d’emploi.

La crise financière et le Brexit, accélérateurs de changements politiques massifs

Dans les 25 ans qui ont suivi les Accords du Vendredi-Saint, la société et la politique irlandaise ont été profondément transformées, tant au sud qu’au nord. Nous examinerons tout d’abord ces fortes transformations dans la République.

25 ans pour sortir du conservatisme irlandais

La paix en Irlande du Nord va être la première pierre d’une évolution politique de l’Île… c’est en tout cas l’analyse qui conduit Sinn Féin à s’impliquer plus fortement dans la vie politique de la République, d’autant que les Accords de 1998 accordent de fait la nationalité irlandaise aux dirigeants de Sinn Féin. La méfiance du corps électoral au sud était vive contre ceux qui étaient encore considérés comme des complices de terroristes qui avaient parfois commis des opérations militaires sur leur sol ou qui l’avaient utilisé comme base arrière avec les ennuis sécuritaires que cela générait. La paix change progressivement le regard sur Sinn Féin, qui envoie son leader mener campagne dans la République sur un programme progressiste prononcé : logement, aide sociale, accès au droit, accès à l’eau, propriété nationale et collective, État de droit… C’est pourquoi c’est Martin McGuinness qui participera aux gouvernements d’Irlande du Nord et non Gerry Adams (celui-ci basculant définitivement dans la République entre 2002 et 2007). Le parti républicain passe de 2,5 % en 1997 à 6,5 % en 2002 ; il va s’installer durablement comme le quatrième parti dans la République, troublant le jeu habituel de l’opposition entre les conservateurs du Fianna Fáil et les libéraux du Fine Gael, qui reçoivent quand c’est possible ou nécessaire le soutien des travaillistes (troisième larron du jeu politique) pour former un gouvernement.

Martina Anderson, Gerry Adams et Martin McGuinness

Martina Anderson, Gerry Adams et Martin McGuinness

Les élections de 2007 avaient été un triomphe pour le Fianna Fáil de Bertie Ahern (plus de 41 % des voix), sa gestion catastrophique des conséquences de la crise financière internationale, dans un pays dont la stratégie économique l’a rendu totalement aux transactions financières, l’amène au bord du gouffre en 2011 : il passe en 3e place à 17 % des voix, derrière les travaillistes (19%) et le Fine Gael (36%) ; Sinn Féin frôle les 10 %. Les libéraux et les travaillistes forment une coalition gouvernementale sur un programme relativement progressiste et disruptif pour sortir l’Irlande de la crise financière … programme qui ne sera jamais mise en œuvre, la Commission européenne et l’Eurogroupe rappelant à l’ordre le gouvernement irlandais qui se voit contraint de mener des politiques d’ajustement néolibéral qui frappent violemment les Irlandais. Les travaillistes en sortiront discrédités : les élections suivantes de 2016 sont un rééquilibrage qui rend le Dáil ingouvernable ; les libéraux du Fine Gael descendent à 25 %, les conservateurs du Fianna Fáil remontent à 24 %, Sinn Féin progresse encore à près de 14 %, le labour chute à 6,6 % … le reste du parlement est peuplé de petits partis ancrés au centre gauche ou à l’extrême gauche. Après deux mois de blocage, une alliance inédite intervient entre les deux frères ennemis de la guerre civile de 1922 : ce qui paraît normal en France et en Europe se produit pour la première fois en Irlande, la droite gouverne ensemble, ou plutôt les conservateurs soutiennent un gouvernement libéral.

Mary Lou McDonald, présidente de Sinn Féin, lors de la soirée électorale du 9 février 2020 à Dublin

Mary Lou McDonald, présidente de Sinn Féin, lors de la soirée électorale du 9 février 2020 à Dublin

Les élections suivantes ont lieu en février 2020. Entre temps, le référendum sur le Brexit a abouti à la perspective de retrait de la Grande Bretagne de l’Union Européenne et l’année 2019 a été marquée par l’incapacité de Theresa May de négocier un accord avec l’UE acceptable par le Parlement britannique (nous y reviendrons). Par ailleurs, l’alliance de droite de fait entre libéraux et conservateurs n’a pas convaincu les électeurs irlandais ; Sinn Féin apparaît donc comme l’alternative politique en République, en s’appuyant sur un programme de rupture avec les politiques néolibérales poursuivies par le gouvernement et sa réputation de parti responsable au sein de l’exécutif nord-irlandais. Sinn Féin, désormais dirigé par une femme pugnace Mary Lou McDonald, est le vainqueur du scrutin avec 24,5 % des suffrages, contre 22 % au Fianna Fáil et 21 % au Fine Gael ; les écologistes sont le quatrième parti avec 7 % et les travaillistes poursuivent leur descente aux enfers avec 4,4 %; les petits partis de gauche et d’extrême gauche ont vu leurs scores grignotés par Sinn Féin. Le Fianna Fáil va refuser par principe toute constitution d’un gouvernement qui serait conduit par Sinn Féin, tandis que le Fine Gael voudrait pouvoir retourner dans l’opposition… la pandémie conduit au bout de deux mois les partis de droite à s’entendre avec les écologistes (qui obtiennent sur le papier un plan ambitieux pour l’environnement) pour former un gouvernement de défense anti-Sinn Féin, avec une rotation régulière du poste de premier ministre entre libéraux et conservateurs.

Cette stratégie défensive ne semble cependant pas profiter depuis aux forces gouvernementales, Sinn Féin continuant de progresser en promesse de vote, alors que son score atteignait déjà un tiers des électeurs de 18-35 ans en février 2020… D’autre part, près des deux-tiers des Irlandais étant désormais favorables à une réunification de l’Île, Sinn Féin apparaît à la fois comme le parti de la modernité, du progrès social et de la réunification … un cocktail politique qui pourrait l’amener vers de nouveaux succès dans une société irlandaise qui a prodigieusement changé au regard de ses origines conservatrices catholiques et où en 20 ans ont été légalisés le divorce, l’avortement, le mariage homosexuel (avec moins de réticences qu’en France) et où le chef des libéraux Leo Varadkar, plusieurs fois premier ministre ces dernières années, est un homosexuel qui assume publiquement de vivre avec son mari.

Matthew Barrett et son époux Leo Varadkar, leader du Fine Gael

Matthew Barrett et son époux Leo Varadkar, leader du Fine Gael

La paix et la normalisation politique en Irlande du Nord

Le système politique nord-irlandais va évoluer de manière dialectique. La réussite du processus du paix repose d’abord sur la relative loyauté des acteurs de la province à mettre en œuvre les termes de celui-ci pour réussir le désarmement des paramilitaires et la transition vers une société apaisée et démocratique, fondé sur un meilleur partage de la richesse du pays et la fin des discriminations sectaires en matière d’emploi, de logement, de respect des droits et des libertés publiques.

Pourtant, un observateur non averti considérerait avec étonnement le fait que les partis qui vont tirer profit assez rapidement des accords sont les plus « radicaux » et les plus opposés. D’un côté, le SDLP va perdre du terrain au profit des républicains de Sinn Féin dès 2002 et ne regagnera jamais le terrain perdu ; au contraire, il passe de 22 % en 1998 à 17 % en 2003, sa chute constante l’amène à 12 % en 2017 et à moins de 10 % en 2022. Ce parti travailliste de centre-gauche n’est plus en phase avec l’évolution politique : il permettait d’éviter que la situation ne dégénère tant que le pays subissait la guerre civile ; quand il s’agit désormais de défendre des intérêts concrets au quotidien dans l’exécutif provincial, les électeurs irlandais semblent lui préférer un parti plus combatif comme Sinn Féin qui passe de 17,6 % en 1998 à 29 % en 2022. Le SDLP pâtit également du retrait de son leader historique John Hume, figure nationalement et internationalement reconnue et admirée, dès 2001, mais aussi du désamour européen croissant pour les partis social-démocrates. Enfin, face à la montée des ultra-conservateurs unionistes du DUP de Ian Paisley, peut-être vaut-il mieux compter le talent politique de Martin McGuinness qui a su parfaitement troqué son costume de chef militaire pour celui de leader parlementaire et gouvernemental soucieux de l’intérêt général et de la réussite du processus de paix.

Résultats des élections provinciales de 2022 par circonscription. Le mode de scrutin désormais est le même que celui qui a été mis en place dans l’Etat libre puis la République d’Irlande, à savoir un scrutin à vote unique transférable, sorte de scrutin de liste majoritaire à très fort effet proportionnel.

Résultats des élections provinciales de 2022 par circonscription. Le mode de scrutin désormais est le même que celui qui a été mis en place dans l’Etat libre puis la République d’Irlande, à savoir un scrutin à vote unique transférable, sorte de scrutin de liste majoritaire à très fort effet proportionnel.

Car, dans le camp unioniste, ce sont les opposants aux Accord du Vendredi-Saint qui prennent le dessus sur le vieux parti traditionnel des protestants l’UUP au même rythme que Sinn Féin surpasse le SDLP : au moment de partager le pouvoir avec la communauté irlandaise, la partie la plus angoissée de la communauté unioniste pense sans doute que ses intérêts seront mieux défendues par l’intransigeance du vieux Révérend acariâtre. En 2003, le DUP récolte 25 % des voix contre 22 % à l’UUP : c’est donc à Ian Paisley que doit revenir dès cette date le poste de premier ministre… c’est trop tôt et il faudra attendre 2007, avec un score de 30 % pour le DUP, pour que Paisley fasse preuve de responsabilité accepte de permettre la constitution d’un exécutif provincial dans lequel son vice premier ministre sera Martin McGuiness ; entre-temps, l’IRA avait été totalement désarmée tandis que le désarmement des paramilitaires protestants était encore en cours. Le DUP va conserver une position dominante autour de 28-30 % jusqu’en 2017, tandis que l’UUP s’effondre autour de 11-12 %.

Les années 2010 vont être aussi une décennie de progression du parti libéral de l’Alliance qui se veut a-communautaire ; stagnant autour de 5-6 % précédemment, sa progression autour de 10 % et même 13 % en 2022 sont l’une preuve de la normalisation politique de la province.

Martin McGuinness en 2016

Martin McGuinness en 2016

Début 2017, un coup de tonnerre politique se produit : Martin McGuiness démissionne de l’exécutif provincial ; une dissolution de l’exécutif conduit à des élections anticipées en mars qui sont conduites pour Sinn Féin par Michelle O’Neill – on apprendra par la suite que McGuiness est malade (il décédera le 21 mars 2017). Sinn Féin souhaitait à ce moment rompre avec un DUP, conduit par Arlene Foster qui dirige depuis l’exécutif depuis décembre 2015. Il y a plusieurs raisons à cette rupture : le scandale politico-financier qui implique plusieurs responsables du DUP et entache Foster elle-même ; mais plus largement, le changement que représente le référendum sur le Brexit qui s’est conclu par le fait que 52 % des électeurs britanniques aient soutenu la sortie du Royaume Uni de l’UE. Le DUP en tant que parti ultra-conservateur a soutenu le Leave avec au moins autant d’arguments de bonne foi que Boris Johnson. Or les Irlandais du Nord ont voté pour le Remain à 56 %, l’UE leur apparaissant comme un des garants du processus de paix qui pourrait être mis à mal par le rétablissement de la frontière avec la République d’Irlande ; ce vote en faveur du maintien dans l’UE dépasse la seule communauté irlandaise et une large partie des protestants a donc voté comme leur concitoyens catholiques.

Les résultats du référendum du Brexit par circonscriptions en Irlande du Nord

Les résultats du référendum du Brexit par circonscriptions en Irlande du Nord

Les paradigmes politiques vont commencer à changer : le DUP commence à reculer en mars 2017 et n’a plus que 1000 voix d’écart avec Sinn Féin : la constitution d’un nouvel exécutif est dans l’impasse, d’autant qu’aucun parti ne souhaite collaborer avec le DUP tant que le ménage n’aura pas été fait. Or Arlene Foster et les trois députés du DUP à Westminster vont peser sur le gouvernement de Theresa qui dépend de ces 3 sièges pour avoir une majorité en soutien à son gouvernement : non seulement, ils défendent une vision dure du Brexit impliquant le rétablissement de la frontière avec la République pour éviter une forme de frontière entre l’Irlande du Nord et le reste de la Grande Bretagne, mais ils vont s’assurer une forme d’impunité politico-financière, Theresa May fermant les yeux sur leurs turpitudes. C’est paradoxalement leur allié du Brexit Boris Johnson qui va les plomber ; en renversant Theresa May, en provoquant de nouvelles élections générales, il s’offre une majorité conservatrice écrasante (sur la ligne Get Brexit Done) qui n’a plus besoin des sièges du DUP à Westminster ; d’autre part, pour obtenir un accord acceptable par sa nouvelle majorité, il transige avec l’UE sur le protocole nord-irlandais. Le DUP et Arlene Foster ont donc perdu sur tous les tableaux : il n’y aura pas de frontière entre la République et l’Irlande du Nord, il y aura une forme de frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande Bretagne et ils sont obligés de faire des concessions pour que leurs partenaires nord-irlandais acceptent enfin la constitution d’un nouvel exécutif que le gouvernement britannique réclame avec insistance en faisant porter la responsabilité d’un nouvel échec sur le DUP. Arlene Foster redeviendra première ministre d’Irlande du Nord avec Michelle O’Neill comme vice première ministre, qui manie avec art la fermeté et le rapport de force pour ne jamais rien lâcher sur les priorités de Sinn Féin.

Michelle O’Neill, cheffe du Sinn Féin pour l’Irlande du Nord et première ministre putative de la province

Michelle O’Neill, cheffe du Sinn Féin pour l’Irlande du Nord et première ministre putative de la province

De fait, les conséquences de la mise en œuvre du Brexit s’avèrent être une catastrophe économique pour la province, avec des magasins vides, un ralentissement marqué de l’activité et une baisse du pouvoir d’achat. Une partie des jeunes protestants exprimeront d’ailleurs violemment leur colère en avril 2021, qui sera manipulé le temps de quelques émeutes sporadiques par les anciens de l’UVF et de l’UDA qui se servent de la situation pour faire ainsi pression sur le service de police de la province qui a le tort de s’intéresser de trop près au trafic de drogue dans lequel certains d’entre eux se sont recyclés. Nous avons traité ce sujet à l’époque.

En mai 2022, le DUP s’est débarrassé d’Arlene Foster quelques mois plus tôt pour adopter une ligne encore plus conservatrice ; il est affaibli par les affaires, par sa mise en cause des services de police pourtant exemplaires et par les conséquences économiques et sociales de son soutien au Brexit. Lors des élections provinciales, il s’effondre à 21 % alors que Sinn Féin franchit la barre des 29 %. En toute logique, c’est donc Michelle O’Neill qui devrait devenir première ministre, mais le DUP refuse depuis de participer à un exécutif dirigé par Sinn Féin, alors que tous les autres partenaires avait accepté de subir leur leadership depuis 2007. Le DUP est isolé, car tous les autres partis – Alliance, UUP et SDLP – sont prêts eux à jouer les règles du jeu… d’autant que les partis n’étant pas opposés à la réunification sont désormais majoritaires dans l’électorat.

Il se trouve que c’est juste après ces élections provinciales que Boris Johnson, ne reculant devant aucune contradiction, a décidé pour tenter de sauver son poste de premier ministre, atteint par le PartyGate, a remis en cause le protocole nord-irlandais. Rishi Sunak, le nouveau locataire du 10 Downing Street, a trouvé un nouvel accord fin février avec l’UE qui vient d’être validé par les parties concernées : les dispositions prévues réduisent les contrôles douaniers sur les marchandises de Grande-Bretagne arrivant en Irlande du Nord y compris les médicaments. Elles limitent aussi l’application de réglementations commerciales européennes en Irlande du Nord. Seules les marchandises risquant de se retrouver en République d’Irlande, et donc sur le marché unique européen, seront soumises à des contrôles. Une raison en moins pour bloquer un accord ; Sinn Féin s’est donc empressé de saluer la solution trouvée par la Commission Européenne et le gouvernement britannique, afin de rappeler qu’il était temps de donner un gouvernement à la province et donc de faire avancer son agenda…

Tiocfaidh ár lá : 25 ans de paix et la réunification en perspective ?

Le processus de paix engagé le 10 avril 1998 est un succès. Non seulement la paix civile a tenu et s’est renforcée, mais les processus de ségrégation mutuelle sont en train de s’estomper à une vitesse sur laquelle personne n’aurait parié. Les médias européens et français parlent d’un processus de sécularisation de la société nord-irlandaise par méconnaissance du sujet : le conflit irlandais puis nord-irlandais n’a pas grand-chose à voir avec un conflit religieux, il s’agissait d’abord un conflit ethno-communautaire et hautement politique, provoqué par une domination impérialiste de long terme qui a construit pour se perpétuer une vision raciste et inégalitaire de la société.

Les Accords du Vendredi-Saint ont produit sur la société irlandaise des deux côtés de la frontière actuelle des effets qui sont en train de transformer durablement le paysage politique, dans des sociétés qui se modernisent d’autant plus vite qu’elles ont été retenues pendant des décennies dans un conservatisme déjà démodé au moment où il fut mis en place. À ces transformations purement politiques se sont ajoutées les bouleversements économiques et sociaux découlant d’un monde culturellement plus ouvert et plus interpénétré financièrement, pour le pire et le meilleur.

D’un côté, les gouvernements de droite britanniques et irlandais ont démontré leur incapacité à résoudre les problèmes économiques et quotidiens que leurs mauvais choix politiques avaient provoqué, que ce soit une dépendance extrême à la finance internationale ou un Brexit qui fut avant tout le fruit d’ambitions personnelles sans jamais en envisager les conséquences pratiques pour les citoyens qui leur avaient « accordé » leur confiance. De l’autre, il paraît assez illusoire à long terme que la Grande Bretagne reste longtemps une forteresse commerciale qui crée des obstacles à ses échanges avec le reste de l’Europe, alors que cette décision met en péril son unité même.

Aussi paradoxalement, le parti qui propose aux Irlandais à la fois une perspective réaliste de renforcer leur souveraineté nationale tout en s’ouvrant au reste du monde est bien Sinn Féin. Conduit par deux femmes déterminées, ce parti s’appuie sur un programme socialiste et républicain qui propose à tous les Irlandais que ce processus se réalise selon des objectifs de justice sociale et de développement endogène pour garantir un meilleur partage des richesses.

Mary Lou McDonald et Michelle O’Neill en 2018 lors du congrès de Sinn Féin qui les a élues Présidente et Vice Présidente de Sinn Féin, pour succéder à Gerry Adams

Mary Lou McDonald et Michelle O’Neill en 2018 lors du congrès de Sinn Féin qui les a élues Présidente et Vice Présidente de Sinn Féin, pour succéder à Gerry Adams

Or il se trouve que Sinn Féin est aujourd’hui le premier parti tant en Irlande du Nord que dans la République. Il pourrait prochainement au regard de la conclusion d’un nouvel accord sur le protocole nord-irlandais conduire l’exécutif provincial d’Irlande du Nord, le DUP n’ayant plus de marge de manœuvre politique pour s’y opposer encore. Un entêtement de leur part conduirait sans doute à des élections provinciales anticipées début 2024, dans lesquelles les ultra-conservateurs unionistes pourraient encore perdre des plumes et ne plus pouvoir rien empêcher, ni un exécutif dirigé par Sinn Féin, ni l’ouverture d’un processus de réunification… Dans la République, la droite ne peut plus espérer gouverner sans que les frères ennemis de la politique irlandaise du XXème siècle forment une coalition ; la politique conduite par cette coalition libérale-conservatrice n’est sans doute plus en phase avec une majorité de la population irlandaise. Les politiques menées n’offrent pas de perspectives économiques et d’avenir à la jeunesse (l’Irlande a la particularité de bénéficier comme la France d’une population plus jeune que la plupart des pays d’Europe occidentale). Les raisons qui ont amené Sinn Féin à être soutenu par un tiers des 18-35 ans sont toujours là. Il sera probablement difficile d’empêcher Sinn Féin au minimum de participer au pouvoir après les prochaines élections générales et de mettre à l’ordre du jour une réunification, soutenue par deux-tiers des Irlandais.

“Our revenge will be the laughter of our children” : “notre revanche sera le rire de nos enfants”, extrait d'un des poèmes de Bobby Sands

“Our revenge will be the laughter of our children” : “notre revanche sera le rire de nos enfants”, extrait d'un des poèmes de Bobby Sands

Il existe des obstacles évidemment, tous fondés sur le pari de la politique du pire. Il est vrai que les dirigeants britanniques nous ont préparés avec Boris Johnson à cette éventualité. Downing Street pourrait s’opposer à un processus de réunification pour ne pas avoir à céder ensuite sur un nouveau référendum d’indépendance en Écosse ; les Européens pourraient alors servir d’avocats de la raison. Les troubles peuvent-ils repartir avec une révolte identitaire d’une partie des Unionistes ? On a vu que les conditions existent pour une solution leur permettant de conserver leur nationalité britannique et les anciens paramilitaires loyalistes semblent avoir d’autres chats à fouetter.

Sans être certaine, la possibilité d’une réunification grandit et se rapproche toujours plus … et nous pourrions y assister en notre temps.

25 ans après le Good Friday Agreement, l’Irlande en chemin vers l’unité ?
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29 mars 2023 3 29 /03 /mars /2023 11:03

J'ai rédigé pour la Gauche Républicaine et Socialiste cette analyse (ci-dessous) des raisons pour lesquelles le Conseil Constitutionnel, s'il veut être cohérent avec sa propre jurisprudence, doit aboutir à une censure totale du projet de réforme des retraites porté par Emmanuel Macron et son gouvernement.

À mon sens, seule la saisine déposée par les sénateurs de gauche a une chance d’être entendue car elle ne met pas en cause le fond du texte qui est de l’ordre d’un débat politique (la saisine de la NUPES et du RN se trompent d’objet), mais s’attache à démontrer en quoi les conditions d’examen et les choix du Gouvernement pour empêcher les parlementaires de faire leur travail mettent en cause notre démocratie parlementaire déjà affaiblie et violent la constitution. ​​​​​​

Frédéric FARAVEL
Conseiller municipal et communautaire de Bezons
Animateur national du pôle Idées, formation et riposte de la Gauche Républicaine et Socialiste (membre du collectif de direction de la GRS)
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes & républicains"

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DOIT CENSURER TOUTE LA RÉFORME DES RETRAITES

Le projet de réforme des retraites d’Emmanuel Macron n’est pas seulement injuste et cruel socialement, inutile financièrement… Il est très probablement anticonstitutionnel ; Le Canard Enchaîné s’était d’ailleurs fait l’écho le 19 janvier dernier du fait que Laurent Fabius, président du Conseil Constitutionnel, avait prévenu le gouvernement que le texte pourrait bien être annulé pour vice de forme – une telle alerte en amont est assez rare. Les sénateurs des trois groupes de gauche de la Haute Assemblée, les députés des groupes de la NUPES, les députés et enfin la Première ministre elle-même ont déposé plusieurs recours1 devant le Conseil Constitutionnel contre le Projet de Loi de Financement Rectificative de la Sécurité Sociale (PLFRSS) pour 2023 qui est censé avoir été adopté suite à l’échec des deux motions de censure qui ont suivi le recours à l’article 49.3 par l’exécutif.

1 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decisions/affaires-instances?id=32246

Certes, des esprits avertis expliqueront que les Sages de la Rue de Montpensier jugent souvent avec des considérations politiques plutôt que de s’en tenir uniquement au seul respect de la Constitution. Mais lorsque l’on analyse les décisions du Conseil constitutionnel à travers les années, il ressort qu’il existe des contextes à censure plus ou moins forts. Quand l’Élysée, l’Assemblée, le Sénat et l’opinion publique convergent, il devient très délicat pour les Sages de censurer. Quand, au contraire, il y a division entre les institutions et avec l’opinion, les chances de censure augmentent. Et c’est peu de dire que la mobilisation populaire contre cette réforme a été massive et l’existence d’une majorité parlementaire pour la soutenir est sujette à caution.

Or en miroir, les motifs d’inconstitutionnalité pour des raisons de forme sont particulièrement sérieux. Il paraît donc difficile que le Conseil Constitutionnel ne censure pas la loi, quand bien même Emmanuel Macron pourrait considérer qu’il s’agit d’une espèce de déclaration de guerre envoyée à l’exécutif. On l’a vu cependant ranger dans les tiroirs sa menace de dissolution, tant la situation politique lui paraît défavorable, il n’est pas dit que sa marotte de remettre sur le métier une réforme des institutions – au passage de laquelle il sanctionnerait les Sages – puisse tenir très longtemps. A contrario, la validation de la loi par le Conseil Constitutionnel pourrait aggraver la crise politique – ou même de régime – dans laquelle le « cheminement » du PLFRSS a plongé le pays, car cela serait apporter une onction constitutionnelle à des dérives de l’examen parlementaire rarement atteintes.

Passons donc en revue des arguments en faveur de la censure.

Le recours de l’article 47-1 de la constitution

L’article 47-1 de la constitution permet au gouvernement de faire adopter un Projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) en un temps restreint. En effet, celui-ci dispose que, « si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet, le gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours ».

Les délais qui enserrent un PLFSS ont un objectif : permettre l’adoption d’un budget avant la fin de l’année civile. En effet, si aucun n’est adopté avant le 1er janvier, nous pourrions nous retrouver en situation de shutdown (fermeture) à l’américaine. Le constituant en écrivant l’article 47 a donc prévu des délais et, en cas d’échec, une application temporaire par ordonnance ; lorsque les PLFSS ont été créés par la loi organique de 1996, une réforme constitutionnelle a amendé le texte pour copier pour ce nouveau véhicule législative, les dispositions prévues pour un projet de loi de finances (à la différence qu’un PLF bénéficie de 70 jours d’examen et non de 50). Or, ici, pas de limite du 1er janvier, pas d’urgence, sauf à considérer que si la réforme n’avait pas été votée en mars, le régime des retraites serait en faillite… ce que personne n’a dit (même si certains membres du gouvernement ou de la minorité présidentielle ont parfois tenté cette exagération rhétorique).

Première remarque : si dans une décision de 1983, le Conseil Constitutionnel a reconnu que le recours à l’article 47 était autant valable pour les projets de loi de finances rectificative (PLFR) que pour un PLF initial, aucune formulation de ce type n’a jamais été édictée pour un PLFRSS.

Deuxième remarque : la vocation d’un PLFR est de voter des crédits de façon limitative ; l’objectif d’un PLFRSS serait d’adapter en profondeur le texte initial pour assurer l’équilibre financier de la sécurité sociale. Ces adaptations sont en général réalisées lors du PLFSS suivant et il est important de rappeler qu’en deux années de crise sanitaire, aucun PLFRSS n’a été mise en discussion, alors que les équilibres ont été sérieusement bousculés et qu’il y a eu a contrario de nombreux PLFR.

Or il existe une jurisprudence du Conseil Constitutionnel qui pourrait s’appliquer à la situation présente et qui date de 1985 (bien que les PLFSS n’existassent point à l’époque) : dans sa décision n°85-190 DC du 24 juillet 19851, sur la loi de règlement du budget de 1983 (texte financier), le juge a considéré que « les mesures d’ordre financier commandées par la continuité de la vie nationale […] ne se retrouvent pas pour les lois de règlement » ; le recours à l’article 47 était donc invalide, l’ensemble de la loi fut censurée.

L’analogie est ici très forte avec le PLFRSS mis en cause : une réforme des retraites envisagée depuis 2017 par Emmanuel Macron (quelle que soit la forme qu’elle prend) n’a pas besoin d’un examen en urgence, elle ne causera pas plus de difficultés de fonctionnement à la Sécurité Sociale que son examen ait pris 50 jours ou plusieurs mois, pas plus que les délais pour l’examen d’une loi de règlement n’empêcheraient un exécutif de faire exécuter le budget du pays. Les contraintes en matière de délai d’examen du PLFRSS sont d’autant moins fondées que les mesures qu’il contient n’ont pas vocation à être appliquées au lendemain de la promulgation de la loi, mais au plus tôt au 1er septembre 2023, et encore uniquement pour une partie infime d’entre elles, n’ayant donc aucun impact sérieux sur l’équilibre financier de la sécurité sociale en 2023 (voire même pour les années suivantes).

Ainsi, plus largement, c’est le recours au PLFRSS pour porter une réforme des retraites qui pose problème.

Peut-on réformer notre système des retraites au détour d’un PLFSS ou d’un PLFRSS ?

Nous l’avons indiqué plus haut, selon l’alinéa 19 de l’article 34 de la constitution, un PLFSS (et a fortiori un PLFRSS) « déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ».

Il s’agissait ici de permettre au Parlement de mieux exercer ses missions de législation et de contrôle, quand l’emploi de cette méthode législative pour réformer les retraites en 2023 ne vise qu’à accélérer la procédure parlementaire ce qui limitent les capacités des parlementaires à exercer leur mission.

Les décisions du Conseil Constitutionnel de 2008, 2019 et 2022 ont précisé, après la réforme constitutionnelle de 1996, que les dispositions d’une loi de financement de la sécurité sociale devaient avoir un effet ou ne pas être dépourvues d’effet indirect sur les recettes et les dépenses. C’est sur cette qu’une censure partielle avait été appliquée au PLFSS pour 2020, concernant l’application du « bonus malus » pour les cotisations d’assurance-chômage2, le juge considérant que les effets sur les recettes de la sécurité étaient trop indirects et que son impact financier était évalué comme nul pour 2021, 2022 et 2023.

Nous l’avons dit plus haut si le recours à des PLFR est fréquent, celui à des PLFRSS est rare car inadapté en réalité à la situation de la sécurité sociale et à l’exercice des droits des assurés. Un PLFRSS ne doit agir que sur les recettes et les dépenses de l’année concernée, or les conditions d’usage des droits sociaux ne peuvent pas être gérées à court terme. C’est pourquoi les adaptations sont généralement réalisées l’année suivante et non en cours d’exercice.

On est donc face à un détournement complet du texte constitutionnel par le gouvernement à la seule fin d’empêcher un examen serein d’une réforme des retraites qui aurait des effets non immédiats et à moyen et long terme ; les effets sur l’année 2023 de ce PLFRSS sont quasiment inexistant et plus de la moitié des articles du texte soumis au débat parlementaire n’apportaient aucune modification au budget des différentes branches de la sécurité sociale.

Le choix d’un PLFRSS ne vise donc qu’à des objectifs dilatoires : justifier de recourir à l’article 47.1 de la constitution pour limiter le temps des débats ; permettre au gouvernement de trouver un accord en Commission Mixte Paritaire (CMP) pour contourner son absence de majorité à l’Assemblée nationale ; en l’absence de CMP, justifier de légiférer par ordonnance (sachant que le Conseil Constitutionnel a pris en décembre 2020 une décision dangereuse qui rend inutile le vote d’une loi de ratification pour rendre définitives les dispositions contenues dans une ordonnance).

Une validation du PLFRSS « portant réforme des retraites » par le Conseil Constitutionnel serait donc à l’origine d’une nouvelle jurisprudence, permettant à l’avenir de réformer à nouveau les retraites de la sorte, voire d’étendre l’usage du PLFRSS à d’autres réformes sociales d’ampleur en contraignant le parlement sans que la contrainte ne se justifie.

Le principe de clarté et de sincérité des débats parlementaire a-t-il été respecté ?

Le Conseil Constitutionnel a établi en 2009 qu’au regard de l’article 6 de la Déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire ont une valeur constitutionnelle3. Exigences qui conduisent régulièrement le Conseil à émettre des réserves plus ou moins fortes sur la constitutionnalité des textes soumis à son examen.

Or si le gouvernement puis la majorité sénatoriale ont eu recours à des procédures parfaitement constitutionnelles ou réglementaires, qui prises séparément n’entraîneraient peut-être pas la censure du texte, leur accumulation aboutit à une mise en cause de la clarté des débats, ceux-ci ne pouvant se tenir dans des conditions de sérénité suffisante, les règles du débat parlementaire étant modifiées à plusieurs reprises en cours d’examen.

Ainsi outre le recours à l’article 47.1 de la constitution, dont nous avons détaillé plus haut les effets, le gouvernement a eu recours à l’article 44.2 de la constitution – pour refuser l’examen d’amendements en séance qui n’avaient pu être examinés en commission des affaires sociales et pour lesquels la présidente de la commission refusait une nouvelle réunion – puis l’article 44.3 pour obliger le Sénat à se prononcer par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le Gouvernement (procédure dite du « vote bloqué »), avant d’avoir recours au fameux 49.3.

La majorité sénatoriale a de son côté eu recours à de nombreuses procédures réglementaires visant à empêcher l’opposition de défendre ses amendements. L’article 38 du règlement du Sénat pour clore les débats sur les explications de vote relatives à des amendements a été invoqué 6 fois. Le bureau du Sénat a également eu recours à l’article 42 du règlement du Sénat pour limiter à un orateur par groupe les prises de parole sur article et les explications de vote ; il a déclaré irrecevables des centaines d’amendements et de sous amendements sur la base d’interprétations abusives en invoquant l’article 44 bis du règlement du Sénat : la présidente de la commission a notamment prétexté que les centaines de sous amendements présentés à l’article 7 n’avaient pas de lien avec le texte, après une réunion expresse de la commission pendant une interruption de séance de 50 mn pendant laquelle il était matériellement impossible de tous les examiner.

Surtout, il a été fait usage à quatre reprises de l’article 44.6 du règlement du Sénat pour permettre l’examen en priorité d’amendements de la majorité sénatoriale, rédigés à la seule fin de réécrire certains articles afin de faire tomber plus d’un millier d’amendement issus des rangs de l’opposition : ainsi les amendements de la majorité sénatoriale ont pu être débattus sans que les amendements de l’opposition puissent l’être.

L’usage fait ici des article 44.6 et 44 bis du règlement constituent donc une violation manifeste du droit d’amendement des parlementaires, pourtant garanti par l’article 44.1 de la constitution. Tout ceci accumulé dans un contexte où le temps du parlement était déjà contraint, alors que l’opposition sénatoriale n’a pas tenté d’empêcher l’adoption du texte, marque une défaillance majeure de la clarté et de la sincérité des débats. Pour compléter, en août 2021, le Conseil Constitutionnel avait considéré que si seulement 5 amendements parmi les centaines considérés irrecevables lors d’un examen en commission cela ne portait pas atteinte à la clarté et à la sincérité des débats : là on parle de plusieurs milliers déclarés irrecevables dans des conditions pour le moins rocambolesques.

Bien que cela ne soit évoqué que dans la saisine du groupe du Rassemblement National, en matière de clarté et de sincérité des débats, on peut aussi rappeler que sur la question des 1 200 euros, la « vérité » et les informations données par le gouvernement ont énormément évolué au fil du débat parlementaire, en l’absence de véritable étude d’impact – Olivier Dussopt refusant au demeurant de transmettre à plusieurs reprises la note du Conseil d’État et d’autres documents pourtant de nature publique : on peut donc là-aussi considérer que les exigences de valeur constitutionnelle n’ont pas été respectées, le gouvernement donnant aux parlementaires des informations contredites ensuite par sa propre expression et lui en dissimulant d’autres.

Il est d’autre part assez déroutant de constater les conséquences baroques du 47.1 en matière de procédure parlementaire. Après le vote en première lecture par le Sénat, la CMP a été réunie. Une CMP vise à trouver un compromis entre les deux chambres lorsque celles-ci ont adopté des versions différentes du même texte ; or l’Assemblée nationale n’ayant pas adopté de texte à l’issue des 20 jours qui lui étaient impartis, il n’y avait sur la table qu’un seul texte issu d’une des deux assemblées !? Sur quelle base s’est donc déroulée la négociation pour trouver un texte de compromis en CMP ? Sur la confrontation du texte que le gouvernement avait transmis au Sénat, sans qu’il soit voté par l’Assemblée nationale, et du texte adopté par le Sénat : la CMP a donc discuté du texte du gouvernement et du texte du Sénat, elle a été un lieu d’une négociation entre le gouvernement et les sénateurs, alors qu’elle doit être le lieu d’une négociation entre les députés et les sénateurs.

Cela ne s’arrête pas là : au sortir de la CMP, le texte de compromis a été soumis au Sénat jeudi 16 mars au matin ; le texte n’a été rendu public que 35 mn avant le début de la séance. D’aucuns pourraient considérer que le texte de la CMP était connu – au moins dans les grandes lignes – depuis la fin de l’après-midi du jour précédent… pas de quoi chipoter… Sauf que entre le texte issu de la CMP la veille et celui qui sort du Sénat le 16 mars à 10h42, le gouvernement y a fait ajouter un substantiel amendement financier. Le texte qui est donc arrivé devant l’Assemblée nationale à 15h le même jour n’était plus celui de la CMP et c’est sur ce texte qui n’était plus celui de la CMP que le gouvernement a eu recours au 49.3. Jusqu’au bout, l’examen du projet de réforme des retraites aura été l’objet de chausse-trappes de la part de l’exécutif et de la majorité sénatoriale qui mette en cause la transparence, la clarté et la sincérité du débat parlementaire.

Les « cavaliers sociaux » de la réforme des retraites

Un “cavalier social” est une disposition dont la présence dans une loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) est proscrite par l’article 34 alinéa 20 de la Constitution et l’article 1er de la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale, car ne relevant ni du domaine exclusif des LFSS ni de leurs domaines facultatifs. À défaut, les “cavaliers sociaux” inclus dans un projet de loi de finances font systématiquement l’objet d’une censure par le Conseil constitutionnel4.

En choisissant donc le véhicule législatif du PLFSS afin de prétendre recourir à l’article 47.1 de la constitution, l’exécutif s’est en réalité pris lui-même les pieds dans le tapis. En effet, plusieurs dispositions de son projet de réforme qui auraient pu être jugées conformes à la constitution dans un projet de loi ad hoc risquent d’être censurées car elles n’ont pas leur place dans un PLFSS.

C’est le cas de l’index senior (article 2 du PLFRSS) qui n’a en réalité aucun effet sur les recettes et les dépenses de la sécurité sociale, se contentant d’une obligation de publication d’indicateurs. Le « CDI senior » introduit par la droite sénatoriale (nouvel article 3) souffre de la même faiblesse.

Enfin, plusieurs alinéa d’articles (10 et 17) du PLFRSS n’affecteront pas les dépenses et les recettes de la sécurité sociale en 2023… or justement, c’est l’objet d’un tel véhicule législatif.

Conclusion

On le voit les raisons de censurer le projet de réforme des retraites ne manquent pas ; le gouvernement a accumulé les fautes stratégiques graves, pensant qu’il se donnait les moyens d’imposer son texte qu’il dispose ou non d’une majorité parlementaire. Son allié politique – la majorité sénatoriale LR – en a ajouté plusieurs couches.

Une saisine du conseil constitutionnel n’interroge évidemment pas ici le sujet de fond ; nous nous sommes opposés à la réforme des retraites exigées par Emmanuel Macron parce qu’elle était injuste, cruelle et inutile, vous retrouverez ici nos arguments à ce propos5. De ce qui aurait dû être un débat politique et social majeur, toujours susceptible de créer des oppositions farouches et un fort mouvement social, nous sommes passés au bord de la crise de régime car, au-delà du caractère injuste du projet, les méthodes auxquelles l’exécutif a choisi d’avoir recours mettent en réalité gravement en cause la démocratie parlementaire.

Le « parlementarisme rationalisé » de la Vème République est ainsi fait : ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement use de procédures pour établir un rapport de force avec les parlementaires, surtout quand il ne dispose pas de majorité absolue. Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement fait adopter un projet de loi avec le 49.3 – qu’il y ait ou non un mouvement social. Ce n’est pas la première fois que le 47.1 est utilisé (il l’est tous les ans pour l’examen du PLFSS)… on pourrait faire l’énumération ainsi sur plusieurs lignes encore. Par contre, c’est la première fois qu’on tente de transformer profondément un des piliers de notre modèle social au détour d’un aménagement de texte budgétaire, là où un débat de société et un débat parlementaire éclairé et patient devrait être nécessaire. Et c’est également la première fois qu’à peu près toutes les procédures de contraintes contre le parlement ont été utilisées pour le même texte – « sauf peut-être l’article 16 » s’est permis d’ironiser le sémiologue Clément Viktorovitch devant Aurore Bergé, le 20 mars dernier sur TF1.

Ce qui est en cause aujourd’hui n’est donc plus seulement la dégradation brutale d’une partie de notre modèle social, mais le fait que les conditions d’examen de cette réforme créent un précédent grave mettant à mal notre conception de la démocratie et de la souveraineté populaire. Si le Conseil Constitutionnel validait (même partiellement) ce texte là, car la majorité de ses membres serait acquise au fond de la réforme, il porterait la grave responsabilité de donner à l’avenir à l’exécutif un blanc seing pour passer n’importe quel texte de loi sans réel débat parlementaire.

Cette pente est dangereuse ; il doit donc absolument déclarer inconstitutionnel l’ensemble du texte.

1 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1985/85190DC.htm

2 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019795DC.htm

3 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2009/2009582DC.htm

4 Par exemple : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2022/2022845DC.htm

5 https://g-r-s.fr/campagne-retraites/

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26 octobre 2022 3 26 /10 /octobre /2022 19:18

La Gauche Républicaine et Socialiste a décidé de s’engager en 2020 comme membre observateur du Parti de la gauche européenne (PGE). Cet engagement était cohérent avec notre participation au travers d’Emmanuel Maurel au groupe de La Gauche au parlement européen et nos convictions internationalistes. La coopération avec le PGE a été fructueuse à bien des égards et nous avons pu compter sur son soutien lors des événements que nous avons organisés ces dernières années, que ce soit pour les Universités de la Gauche Républicaine ou pour notre présence à la Fête de l’Humanité. Évidemment, la pandémie de COVID19 et les restrictions sanitaires qui ont pesé sur les échanges ont empêché une implication que nous aurions souhaité plus intense. La participation active de la GRS, par mon intervention le samedi 22 octobre 2022 midi dans la table ronde sur le logement et la spéculation au Forum de la gauche européenne à Athènes les 21-22-23 octobre 2022, a cependant confirmé l’intérêt que nous avions à participer à un parti européen. Ce forum a confirmé nos convergences avec les partis et organisations membres ou associées au PGE sur les questions économiques et sociales. Des contacts fructueux ont été noués directement avec divers partis et organisations, dont die Linke, Syriza et Izquierda Unida (d’autres doivent venir avec le Sinn Féin, les partis scandinaves).

Vous trouverez ci-dessous le texte de mon intervention du 22 octobre 2022.

Frédéric Faravel
Conseiller municipal et communautaire de Bezons
Membre de la direction nationale de la Gauche Républicaine et Socialiste
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes & républicains"

samedi 22 octobre 2022 aux côtés de Ian Brossat, adjoint au Maire de Paris (PCF) en charge du logement, et de Theano Fotiou (Ancienne ministre de la solidarité sociale, députée SYRIZA, responsable de la politique du logement, Grèce) Jon Rodriguez (Responsable International d’Izquierda Unida, Espagne) et Konstantinos Arvanitis (Député Européen, Syriza-PA, La Gauche au Parlement Européen)

samedi 22 octobre 2022 aux côtés de Ian Brossat, adjoint au Maire de Paris (PCF) en charge du logement, et de Theano Fotiou (Ancienne ministre de la solidarité sociale, députée SYRIZA, responsable de la politique du logement, Grèce) Jon Rodriguez (Responsable International d’Izquierda Unida, Espagne) et Konstantinos Arvanitis (Député Européen, Syriza-PA, La Gauche au Parlement Européen)

Le 27ème rapport de la Fondation Abbé-Pierre sur le mal logement rappelle qu’en France près de 15 millions de nos concitoyens sont menacés par la crise du logement et 4 millions en souffrent directement. Le logement est trop cher et plombe le pouvoir d’achat des Français. L’explosion des prix de l’immobilier entretient une rente intolérable peu productive, anti-économique qui accroît considérablement les inégalités.

Cette crise, déjà paroxystique, se conjugue aujourd'hui avec d'autres facteurs comme la hausse généralisée des prix et les conséquences d'un contexte sanitaire qui a conduit à la précarisation de nombre de nos concitoyens. Si l'inflation est galopante puisqu'elle est estimée à hauteur de 6% en France en septembre 2022 et 10 % à l’échelle de l’Union Européenne (avec des disparités très fortes d’un État membre à l’autre), les salaires et les aides sociales (hors dispositifs particuliers et ponctuels liés à la crise COVID) stagnent, conduisant à une forte réduction du pouvoir d'achat de nos concitoyens.

La France manque de logements, surtout de logements sociaux et à prix abordables… Les logements produits ne correspondent pas aux besoins prioritaires de nos concitoyens, en locatif comme en accession à la propriété. Une partie importante du parc est vétuste avec beaucoup d’habitat indigne, indécent ou de faible confort et 4,8 millions de passoires thermiques. La concentration des difficultés, les ségrégations dans certains quartiers n’ont pas été conjurées, au contraire elle s’accroissent dans certains cas. La politique du logement ne joue plus son rôle d’aménagement du territoire. L’hyper-métropolisation vide une partie du territoire tandis que sont concentrés richesses, services et logements chers dans les centres ou secteurs favorisés, reléguant les autres en périphérie et de plus en plus loin.

Le logement est le premier poste de dépense des ménages, et plus particulièrement de leurs dépenses pré-engagées ; il participe à cet étranglement financier des plus fragiles. France Stratégie, dans une note d’août 2021, a démontré une hausse de 5 points de ces dépenses « pré-engagées » entre 2001 et 2017, passant de 27 à 32% et le poids toujours plus important des dépenses de logement qui en représentent 68 %. Au-delà de ces chiffres, l'étude met en évidence l'inégalité croissante entre ménages pauvres et aisés et entre ménages selon qu'ils sont locataires ou déjà propriétaires dégagés d'emprunts.

Dans le même esprit, la Fondation Abbé-Pierre pointe une croissance des prix des logements de 154% depuis 20 ans. Selon une étude de l'ordre des notaires d'avril 2020, le prix des terrains a triplé sur la même période, avec une hausse de 200%. Il est ainsi de plus en plus difficile de se loger en France : 12,8 années de revenu disponible sont nécessaires pour acquérir un logement de 100 mètres carrés pour 7,8 années en 2000.

Cette tendance lourde du marché s'exprime notamment au travers de l'augmentation des loyers et des charges notamment celles dues aux fluides, l'augmentation des coûts de construction mais encore celle de la charge foncière dans les prix de l'immobilier.

La France manque de logements, surtout de logements sociaux et à prix abordables…

Emmanuel Macron a aggravé la crise, fragilisé les plus modestes, attaqué le logement social, promu une politique libérale qui a fait faillite dans les pays qui l’ont mis en œuvre il y a quelques années et reviennent en arrière actuellement (Grande Bretagne/Berlin). Sa politique s’est avérée inefficace, injuste et dangereuse pour l’avenir.

Il a refusé toute forme de régulation pour stopper les dérapages de prix. Il a accru nos retards dans la réhabilitation thermique. Les territoires en dehors des métropoles et zones tendues ont été délaissés. Le droit au logement pour tous, pourtant constitutionnellement reconnu, apparaît comme une bien triste illusion qui pâtit toujours plus d'un arbitrage défavorable par rapport au droit à la propriété également garanti par la constitution.

Les politiques macronistes mises en œuvre ont été des logiques de rabot budgétaire au travers de la réduction drastique des aides à la personne avec une économie de 15 milliards d'euros sur les aides aux logements dont 4 milliards sur la seule année 2022. Selon l'Institut des politiques publiques, les mesures prises au cours du quinquennat ont ainsi abouti à diminuer le niveau de vie des 5% les plus pauvres de 39 euros par an : voilà le résultat réel de la « théorie du ruissellement ».

Dans les débats sur les enjeux sanitaires en Europe, le vendredi 21 octobre 2022

Dans les débats sur les enjeux sanitaires en Europe, le vendredi 21 octobre 2022

Cette baisse des aides à la personne s'est accompagnée d'une quasi-suppression des aides à la pierre avec la suppression du financement par l'État du Fonds National des Aides à la Pierre (FNAP), établissement public chargé de contribuer, sur le territoire métropolitain, au financement des opérations de développement, d’amélioration et de démolition du parc de logements locatifs sociaux. Ainsi, les aides publiques au secteur du logement, exprimées en pourcentage de PIB, diminuent depuis 10 ans et n'ont jamais été aussi basses (1,6 % du PIB en 2020, soit 38,5 milliards d'euros) alors que les recettes fiscales que rapporte le logement à l'État ont plus que doublé en 20 ans (79 milliards d'euros).

Tout cela conduit à une réduction de la production de logements sociaux passant sous la barre des 100 000 logements annuellement mis en chantier depuis 2017. La baisse des constructions a été constatée dès 2018. Pour l'année 2021, en prenant les logements réellement livrés, les chiffres dépassent à peine les 80 000 logements, alors même que la ministre du Logement d’alors avait fixé début 2021 un objectif de 250.000 logements sociaux construits dans les deux ans.

Le choc de l'offre promis par les néolibéraux ne s'est donc pas produit. À l'inverse, la liste des demandeurs de logements sociaux s'est allongée et concerne aujourd'hui 2,2 millions de personnes.

L'investissement dans la pierre a toujours été considéré comme le plus rentable. La forte attractivité des investissements dans ce secteur conduit pourtant à une pression toujours plus forte sur les loyers ainsi que sur les prix de l'immobilier. La rareté du foncier disponible en zone tendue a renforcé ces phénomènes spéculatifs qui conduisent, en outre, à éloigner toujours plus loin du centre les personnes les plus modestes et les plus fragiles.

Par ailleurs, la sociologie des bailleurs et des propriétaires est intéressante à étudier pour voir à qui profite cette rente. Dans son étude « France portrait social », publiée en novembre 2021, l'Institut national français de la statistique pointait la forte concentration du patrimoine immobilier dans notre pays. En France, en 2017, 24 % des multipropriétaires détenaient 68 % des logements possédés par des particuliers. Les ménages propriétaires de trois logements ou plus (11 % des ménages) possédaient quant à eux près de la moitié du parc (46 %). Ces chiffres traduisent le creusement des inégalités de patrimoine. Selon Alain Trannoy, directeur d'étude à l'École des hautes études en sciences sociales de Marseille, « ces chiffres prouvent que la richesse immobilière est très concentrée en France. Et que la hausse des prix de l'immobilier depuis trente ans a bénéficié aux ménages déjà propriétaires, qui ont pu continuer à investir, alors que la primo-accession est de plus en plus difficile ». Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole d’une association de défense citoyenne « Droit au logement » (DAL) conclut ainsi que « le mythe du petit propriétaire se lézarde ».

Hors investisseurs institutionnels et bailleurs sociaux, un million de ménages, soit 3,5 % des foyers français, détiennent chacun au moins cinq logements. Le phénomène est prégnant dans le cœur de Paris et celui des grandes villes comme Lyon ou Marseille, et concerne aussi bien des héritiers que des investisseurs.

Cette concentration, jusqu’ici jamais repérée, de la propriété locative ressort de l’exploitation fine des données du cadastre par l’institut national de la statistique, qui recense non seulement les propriétaires de biens en direct, mais permet aussi d’identifier les porteurs de parts de sociétés civiles immobilières, comme c’est le cas de 31 % des multipropriétaires de plus de cinq logements et de 66 % de plus de vingt logements.

L’emprise des multipropriétaires se révèle massive dans les centres-villes : 58 % du parc locatif privé parisien leur appartient, plus encore dans les arrondissements centraux. Même phénomène à Lyon, où elle atteint 50 % des logements, et plus de 60 % dans les quartiers centraux de la presqu’île, des pentes de la Croix-Rousse ou de Fourvière. A Marseille, leur part s’élève à 56 % des logements privés loués, à Lille, à 62 % et à Toulouse, à 51 %. Ces multipropriétaires appartiennent aux catégories « aisées » et « plutôt aisées » (les 40 % les plus riches) et sont, en général, plutôt âgés (70 % ont plus de 50 ans).

Hors investisseurs institutionnels et bailleurs sociaux, un million de ménages, soit 3,5 % des foyers français, détiennent chacun au moins cinq logements.

Depuis dix ans, beaucoup de jeunes investisseurs s’intéressent à l’immobilier, commencent par acheter un appartement à crédit, et, quand ils voient que ça marche, se prennent au jeu et enchaînent les opérations. Le mouvement s’est accéléré depuis 2017 et les réseaux sociaux bruissent de ces fortunes vite faites, parfois surfaites, étalées et vantées par des influenceurs qui se targuent d’avoir réussi et de pouvoir prodiguer des conseils… payants. Ils surfent sur le rêve, de plus en plus partagé, de devenir rentier avant ses 40 ans, de s’affranchir du salariat et d’accéder à ce qu’ils appellent la « liberté financière », comme si vivre d’un travail était une idée dépassée…

Les règles fiscales assujettissent les revenus fonciers au barème de l’impôt ordinaire, sauf lorsque des intérêts d’emprunt et des travaux les grignotent et créent donc un déficit… lui-même partiellement répercutable sur les autres revenus, jusqu’à 10 700 euros l’an. Un tel dispositif encourage à se relancer sans arrêt dans de nouvelles opérations, où l’investisseur fait donc en sorte que ses frais soient remboursés par le fisc.

La logique d’accumulation par des multipropriétaires bailleurs crée une rude concurrence pour les acheteurs de leur propre logement et contribue sans doute au ralentissement de l’accession à la propriété. La part des propriétaires de leur résidence principale est, depuis 2010, bloquée à 58 %.

Ainsi aujourd’hui, la spéculation foncière n’est plus seulement entretenue par de grandes sociétés privées ou des investisseurs étrangers (en provenance du golfe arabo-persique par exemple) qui décident de faire des investissements juteux et rapidement rentables dans les beaux quartiers de la capitale ; on peut même se demander s’ils ne sont pas devenus minoritaires dans le phénomène. Une catégorie entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie se développe qui joue avec l’immobilier et participe à un emballement des prix, où chacun pense qu’il va rapidement faire la culbute en achetant puis revendant un ou plusieurs biens : cela suppose que les prix de l’immobilier soient toujours à la hausse et donc repose sur un pari un peu fou sur l’avenir qui pourrait bien s’effondrer un jour ou l’autre comme une pyramide de Ponzi. La contraction des facilités bancaires va peut-être freiner le phénomène, mais elle ne permettra pas de revenir sur un niveau de prix aujourd’hui trop élevé qui limite la capacité des familles qui pourraient prétendre à acheter leur résidence à le faire et qui limite aussi la capacité à produire du logement social.

Par ailleurs, attention aux effets corrélatifs des politiques écologiques qui n’en sont pas moins nécessaires : La lutte contre l'étalement urbain doit ainsi s'articuler avec le respect du droit au logement. L'objectif «zéro artificialisation nette» que s’est fixé la France au travers de la loi Climat Résilience de 2021 va augmenter les prix du foncier, ce qui risque de renforcer les logiques de relégation du logement social là où les terrains sont moins chers, de complexifier et diminuer les capacités à construire du logement social. Cela affectera nécessairement la répartition géographique et renforcera les inégalités territoriales.

Enfin, il existe un lien intrinsèque entre hausse des prix et insécurité juridique relative des locataires. Pour réguler les prix de l'immobilier, il convient donc prioritairement d'octroyer de nouveaux droits aux locataires. Quand on réalise que la valeur de marché d'un bien « libre d'occupation » s'établit, en Île-de-France et dans les grandes métropoles, très généralement au double de sa « valeur locative de long terme » (valeur d'acquisition évaluée par un bailleur institutionnel, capitalisant les loyers sur trente ans ou plus ), on comprend que des acteurs privés indélicats soient tentés par des actions d'évictions spéculatives « systématisées » comme les opérations de « vente à la découpe », ou des actions ciblées de rétorsion dès que les locataires s'expriment pour faire valoir leurs droits contre des bailleurs fautifs d'abandon d'entretien ou d'inaction pour rénover les passoires thermiques ou résorber l'insalubrité ou l'indignité de groupes de logements.

Une catégorie entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie se développe qui joue avec l’immobilier et participe à un emballement des prix, où chacun pense qu’il va rapidement faire la culbute

"Macron a volontairement choisi la spéculation et aggravé la crise du logement" - mon intervention à Athènes le 22 octobre 2022

La volonté du bailleur de maximiser son profit (ou sa rente) repose en effet sur sa facilité à changer de locataires et donc sur la précarité des droits notamment dans le cadre du congé vente ou du congé reprise, devenant des congés « représailles » contre les locataires réclamant leurs droits, ou même de congés pour « travaux lourds » comme mesure de rétorsion contre la demande de sortie du logement de l'insalubrité.

Le mouvement inconsidéré de hausse des prix immobiliers et fonciers, depuis plus de 30 ans, aurait dû conduire à des politiques de régulation, mais l’euphorie libérale les jugeait hérétiques et dangereuses. Il faut revenir à des évolutions de prix comparables à l’inflation ou à celles des revenus. Croire que le seul accroissement de l’offre dans ces secteurs le permettra est un leurre. La régulation des prix du foncier et de l’immobilier s’impose pour stopper ces dérives, défavorables à l’économie productive du pays. La garantie universelle des loyers doit lever les obstacles à la mise en location, prévenir les expulsions, permettre d’intervenir rapidement avant des situations inextricables. Il s’agit de mutualiser le risque locatif et de lutter contre la précarité du logement.

Il faut moduler la fiscalité en fonction de la valeur des biens qui provient souvent d’aménagements publics voisins qui rendent sa localisation attractive. Pour une large part, les territoires tendus sont ceux qui concentrent le plus de richesses. Il serait juste que soit prélevée une part des richesses qui y sont accumulées. La régulation des coûts du foncier va de pair avec celle de l’immobilier mais il faut en plus restaurer une maîtrise publique du foncier plus large pour éviter que des terrains constructibles ne soient pas utilisés alors que les besoins de logements sont considérables. Laisser faire le marché fait dériver les prix. Il nous faut enfin une grande loi foncière qui doit en particulier restaurer du foncier public, développer du foncier collectif non spéculatif comme les Offices Fonciers Solidaires et élargir les possibilités de préemption. Cela fait des années que l’on annonce que l’État vendra des terrains publics pour faire du logement, sans jamais l’accomplir : donnons-en nous les moyens.

Croire que le seul accroissement de l’offre dans ces secteurs le permettra est un leurre. La régulation des prix du foncier et de l’immobilier s’impose pour stopper ces dérives, défavorables à l’économie productive du pays.

Il faut établir quelques principes clairs et s’y tenir : garantir à tous le droit au logement, un logement digne, abordable, adapté aux besoins du foyer ; veiller à ce que la politique du logement procède de l’intérêt général qui ne peut être simplement laissé aux mains du marché ; la puissance publique doit réguler, planifier, intervenir directement ; la mixité sociale est la condition de la fraternité et de la cohésion nationale ; assurer un parcours résidentiel constitue un outil de promotion sociale.

Il existe des solutions qui ont été inscrites pour une grande part dans une proposition de loi déposée en juin dernier au Sénat français par le groupe Communiste, Républicain, Citoyen et Écologiste. Je me contenterai d’évoquer celles (présentes ou non dans la proposition de loi) qui contribuent directement ou indirectement à répondre à cette logique folle de la spéculation foncière et immobilière :

➡️ bien entendu, il y a d’abord des mesures à prendre pour soutenir les locataires qui ont été durement affectés par les politiques antisociales des dernières années, en rattrapant le retard accumulé des aides aux logements et en revoyant leur mode de calcul, sans oublier la question des charges des locataires qui avaient déjà tendance à augmenter de manière déraisonnable et qui sont boostées aujourd’hui par l’explosion des prix de l’énergie ;

➡️ le dispositif existant d’encadrement des loyers doit être non seulement généralisé à l’ensemble du territoire mais également d'être plus efficient par l'instauration de sanctions. Par ailleurs, ce dispositif ne saurait se contenter d'accompagner la hausse des loyers mais doit également engager un encadrement à la baisse puisqu'aujourd'hui les loyers sont bloqués à un niveau excessif qui ne permet pas de garantir le droit au logement dans des conditions économiquement acceptables. Je vous passerai les détails techniques des solutions préconisées en ce sens.

"Macron a volontairement choisi la spéculation et aggravé la crise du logement" - mon intervention à Athènes le 22 octobre 2022

Il existe des solutions qui ont été inscrites pour une grande part dans une proposition de loi déposée en juin dernier au Sénat français et inspirée par la Gauche Républicaine et Socialiste

➡️ Il faut créer un observatoire des prix et des marges dans le secteur de l'immobilier, qui assuré la transparence des prix des matériaux, des coûts et marges sur l'ensemble de la chaîne du secteur du bâtiment afin de garantir un juste effort et d'éviter les éventuels excès dans la formation des prix des travaux.

➡️ Il faut instaurer un prix plafond pour les transactions foncières et immobilières. Il prévoit ainsi que pour chacune des zones d'urbanisation continue de plus de 50 000 habitants où il existe un déséquilibre marqué entre l'offre et la demande de logements, entraînant des difficultés sérieuses d'accès au logement sur l'ensemble du parc résidentiel existant qui se caractérisent notamment par le niveau élevé des loyers, le niveau élevé des prix d'acquisition des logements anciens ou le nombre élevé de demandes de logement par rapport au nombre d'emménagements annuels dans le parc locatif social.

➡️ Il faut élargir les possibilités de recours au Droit de Préemption Urbain des communes à la lutte contre la spéculation foncière et immobilière, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, mais aussi pour lutter contre les « marchands de sommeil » et la prolifération des passoires thermiques.

➡️ Il faut créer une contribution de solidarité urbaine en prélevant une ressource assise sur les survalorisations immobilières des quartiers ségrégués en régions parisienne, lyonnaise, marseillaise notamment, de conforter les ressources de l'État affectées à la production d'une offre de logements socialement accessibles au plus grand nombre. Cette fiscalité consiste à utiliser la ségrégation par les prix pour mieux la combattre, à taxer les mécanismes de ségrégation.

➡️ Il faut renforcer la surtaxe sur les plus-values (+2 % à partir de 150 000 euros de plus-value).

➡️ Il convient de faciliter la réquisition des logements vides et d'inciter plus fortement leurs propriétaires à les occuper, les vendre ou les louer. Les taux de la taxe sur les logements vacants doit être portée à 50 % la première année d'imposition et à 100% de la valeur locative des logements la deuxième année.

➡️ Il faut engager un contrôle systématique des aides fiscales à l'investissement locatif ce qui constituerait un premier pas pour justifier l'abandon partiel de ces aides qui ne représentent qu'un intérêt économique limité et qui constituent par ailleurs un effet d'aubaine certain.

➡️ Il est également proposé des mécanismes pour s'assurer que le foncier public ou qui a bénéficié de soutien public soit socialement utile en répondant à des objectifs d'intérêt général et que ces terrains soient mobilisés pour permettre d'atteindre des objectifs de construction de logements abordables.

➡️ La proposition de loi assoit à nouveau le projet de Garantie universel des loyers qui soit protecteur à la fois des bailleurs mais également des locataires en permettant, dans certains cas, des effacements de dettes locatives.

➡️ Plusieurs mesures reviennent également sur les nouveaux droits à garantir aux locataires au regard du phénomène de pression des propriétaires qui accroît la course folle à la spéculation immobilière.

➡️ Je vous passe les détails de toutes les mesures que nous préconisons pour que les organismes de logements sociaux récupèrent au plus vite l’argent que les gouvernements néolibéraux leur ont tout simplement piqué.

Enfin il faudra engager une grande loi foncière

✅ Bloquer les prix du foncier dans les secteurs voisins au moment du lancement d’opérations d’aménagement ou d’infrastructures qui donneront de la valeur aux terrains alentours ;

✅ Revoir le fonctionnement des établissements publics fonciers pour baisser le coût du portage du foncier et rendre plus facile et rapide les opérations sur leurs terrains ;

✅ Favoriser le développement des Offices Fonciers Solidaires ;

✅ Obliger les métropoles et les grosses agglomérations urbaines à consacrer une part des droits de mutation a l’acquisition de réserves foncières.

✅ Établir une liste des terrains et propriétés à vendre par les différentes administrations et structures publiques dans les 5 ans, validée dans une loi de finances ;

✅ Créer un dispositif national pour acheter au prix des domaines ces terrains aux différents propriétaires publics et les revendre aux opérateurs avec une décote ;

✅ Confier aux organismes de logements sociaux tout foncier public, ou bénéficiant de financement public, s’il est utilisé pour réaliser des logements (même partiellement) sociaux et libres.

Frédéric Faravel
Conseiller municipal et communautaire de Bezons
Membre de la direction nationale de la Gauche Républicaine et Socialiste
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes & républicains"

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