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Avant sa récente reculade, le leader chrétien-démocrate flamand semblait vouloir démontrer qu'il était capable d'endosser le costume de premier ministre fédéral. Il avait enfin proposé une discussion plus sereine, débarrassée des exigences de calendrier et de contenu. Il s'était rendu compte qu'il n'aboutirait à rien si la Flandre continuait à user, à l'égard des francophones, de menaces comme celles qui, il y a quelques mois, se traduisirent par un vote "bloc contre bloc", Flandre unanime - extrême droite incluse - contre minorité francophone. Cette dernière fut contrainte d'accepter la loi du nombre lors d'un vote sur le thème, hautement symbolique, de la scission du dernier arrondissement bilingue de Belgique, le désormais célèbre Bruxelles-Hal-Vilvorde.
Agissant (enfin) en arbitre, M. Leterme paraissait donc en mesure d'apaiser Bruxellois et Wallons. Mais finalement, il a quand même fait le choix de son parti chrétien-démocrate, le CD&V, et du "cartel" que ce dernier a formé avec les indépendantistes de la Nouvelle Alliance flamande (NVA), au détriment de son portefeuille et de l'intérêt du pays. "Je ne laisserai pas tomber le parti", aurait-il confié. Vraie ou fausse, la formule résume en tout cas l'état d'esprit d'un homme pétri d'ambition mais peu désireux, en tout cas, d'égaler ses prédécesseurs qui, de Wilfried Martens à Guy Verhofstadt en passant par Jean-Luc Dehaene, surent si bien jouer les équilibristes entre leurs origines et leur intérêt politique personnel d'un côté, les exigences et les lourdes contraintes de leur pays de l'autre. Ce faisant, ils devinrent des dirigeants de premier plan, dont l'Europe a vanté les qualités.
Yves Leterme incarne plutôt cette "nouvelle Belgique" qu'esquisse, avancée après avancée, son parti et, au-delà, un courant dominant en Flandre. Héritier du vieux combat, justifié, pour la reconnaissance de la langue et de la culture flamandes, ce mouvement a embrayé sur des revendications politiques, synthétisées dans le "modèle fédéral" mis en place depuis 1970. Alors que toutes ses demandes ont été satisfaites et que sa domination de l'Etat fédéral est solidement ancrée, la Flandre continue d'invoquer des raisons d'ordre historique pour justifier désormais des requêtes d'un autre type. Territoriales, parce que la présence - parfois massive - de francophones sur le territoire de la région reste perçue comme un risque, celui d'une nouvelle domination culturelle. Economique, parce que la Flandre, prospère et bien gérée, ne pourrait plus supporter des transferts d'argent "injustifiés" vers l'Etat fédéral. Comprenez vers une Wallonie qui se complairait dans le "hamac de la sécurité sociale", selon une formule qui fit florès.
"LA FLANDRE QUI GAGNE"
Cette Flandre-là - qui ne résume cependant pas la diversité d'une région multiple - cache aussi sous des alibis de "bonne gouvernance" un programme non exempt d'égoïsme et qui entend mettre fin aux "transferts d'argent injustifiés". Acceptables jusqu'à un certain point par les plus réalistes des francophones - ceux qui ne s'accommodent pas de la façon, hasardeuse ou scandaleuse, dont la Wallonie a été longtemps gérée -, ces arguments ne sont toutefois plus audibles lorsqu'on les confronte aux vraies exigences d'une majorité flamande. Exigences d'une scission, partielle ou complète, des politiques de la santé, de la fiscalité, voire de la justice.
Relayées par des médias, des leaders d'opinion et de nombreux responsables, ces idées ont irrigué en profondeur un parti comme le CD&V. Cadres et militants de cette formation, abreuvés d'un discours quotidien sur "la Flandre qui gagne" - à l'opposé d'une Wallonie qui perdrait volontairement -, se persuadent désormais que la Belgique fédérale n'est qu'un boulet qu'il ne faut plus traîner.
Que M. Leterme brise un dernier tabou et s'allie à un petit parti ouvertement partisan de la disparition du pays, et voilà ladite base en route pour une autre étape. Celle où l'éclatement de l'Etat paraît inéluctable et prend, dans un premier temps, la forme "douce" du confédéralisme. Histoire de ne pas sacrifier Bruxelles à un credo indépendantiste, certes mobilisateur, mais suffisamment réaliste pour ne pas laisser la région-capitale aux mains des francophones, qui y sont majoritaires.
Emporté par ce courant qu'il a lui-même conforté, amplifié, M. Leterme a récemment accusé les francophones de rendre "inconciliables" les positions au sein de l'Etat fédéral. Le propos est lourd de sens. Il reste donc à savoir pendant combien de temps encore le "modèle" belge, multilingue, multiculturel et riche de ses diversités, résistera à de tels coups de boutoir. S'il finit par être taillé en pièces ce système du consensus, du compromis et du débat, ce prétendu "laboratoire" d'une Europe plurielle finira par offrir à celle-ci la parfaite antithèse de ses valeurs. Une autre mauvaise leçon pour l'Union.
Correspondant au Benelux - Courriel : stroobants@lemonde.fr
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Philippe Moreau-Defarges : Le roi fait ce qu'il peut pour sauver l'unité de la Belgique, avec des pouvoirs extrêmement limités. Il a certainement le sentiment d'avoir affaire à une classe politique qui, dans sa majorité, se résigne sinon à l'éclatement de la Belgique, du moins à une formule confédérale très souple. Le diable est dans les détails : on voit bien que la crise se focalise de plus en plus sur des questions de partage de circonscriptions, sur des détails. Le pacte social et le lien Wallons-Flamands est tellement abîmé qu'on essaie de le rebricoler sans cesse, mais à force de le rebricoler, le résultat est de plus en plus précaire, compliqué et fragile.
La Belgique va-t-elle s'orienter vers un système confédéral ?
Il y a 3 hypothèses. La 1ère, c'est le statu quo ; au vu de la profondeur de la crise, il est exclu. La 2ème, c'est la confédération, c'est-à-dire une Belgique qui n'aura plus qu'un seul lien, le roi, et de très faibles éléments communs dont la politique étrangère et, sans doute, un statut particulier pour Bruxelles. C'est probablement la solution vers laquelle s'orientent les esprits les plus raisonnables. L'idée étant une séparation totale des dépenses sociales entre Wallons et Flamands.
La 3ème hypothèse, c'est l'éclatement pur et simple de la Belgique. Rien n'est impossible en histoire, mais une éventuelle partition devra passer par un référendum. Or la Belgique ne peut pas prendre aujourd'hui le risque d'organiser un référendum qui déchaînerait les passions. Les indépendantistes demanderont un référendum chez les Flamands et un chez les Wallons ; les Wallons un référendum entre tous les Belges. D'un côté, cette question insoluble du référendum constitue une grande chance pour l'unité de la Belgique.
En février, le Kosovo a proclamé son indépendance, reconnue par de nombreux pays européens. Des revendications indépendantistes existent aussi en Ecosse, au Pays basque, en Corse, en Belgique... S'agit-il d'une tendance de fond ?
Il y a en effet une tension croissante entre la stabilité des Etats et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. La 1ère cause, c'est la paix, qui favorise la fragmentation des Etats et la remise en cause des acquis. Mais la question de fond, c'est la transformation radicale du pacte étatique, qui est devenu un instrument entre des groupes aux intérêts divergents. Si un jour les Flamands, les Ecossais, les Bretons, les Catalans ou les Québéquois disent démocratiquement par un vote qu'ils ne veulent plus faire partie de tel Etat, au nom de quoi peut-on les en empêcher ?
Lorsque certains Etats reconnaissent l'indépendance du Kosovo, ils reconnaissent le droit d'un peuple à se séparer d'un Etat parce qu'il ne s'y sent plus à l'aise. Les indépendantistes flamands ne demandent pas autre chose. Il y a un véritable problème lié à la démocratisation très profonde du pacte étatique et au fait que les acteurs de ce pacte disent : "Moi, je ne fais partie de ce pacte que dans la mesure où il me convient. Si ce pacte ne me convient pas, j'ai le droit de m'en aller." La démocratie est beaucoup plus qu'un régime politique, c'est une grande idée selon laquelle chacun a le droit d'être lui-même, à l'égal de l'autre. Ce qui implique que chaque peuple a droit à son propre Etat. On peut faire un parallèle extrêmement intéressant entre le divorce entre les individus et le divorce entre les peuples. La grande question est : qu'est-ce qu'un peuple ? Il y a donc un vrai problème entre la stabilité territoriale des Etats, dont le monde a besoin, et cette dynamique très forte de fragmentation.
L'intégration européenne accélère-t-elle cette désintégration des Etats que vous évoquez ?
Oui. L'intégration européenne a un effet désintégrateur sur les Etats membres. Les Etats perdent beaucoup de compétences qui sont transférées vers l'UE, et certains groupes estiment qu'ils n'ont plus besoin des Etats existants puisqu'il y a l'Europe. La construction européenne, qui reste en principe contrôlée par les Etats, doit donner la voix aux peuples, faire exister ces peuples, et contribuer par là même à la légitimation de ces mouvements.
L'UE n'a-t-elle pas au contraire intérêt à empêcher l'éclatement de la Belgique pour refermer cette boîte de Pandore ?
C'est tout à fait vrai, mais en histoire, la raison ne l'emporte pas toujours, et même rarement. Les Etats de l'UE ont tout intérêt à empêcher l'éclatement de la Belgique, qui est au cœur de l'UE. Mais comment des Etats démocratiques pourront-ils s'opposer à une Flandre demandant démocratiquement à constituer son propre Etat ?
Quel pourrait être l'attitude de l'UE vis-à-vis de ces nouveaux Etats ?
C'est l'un des grands débats à venir. Si la Flandre devient indépendante, comme l'Ecosse peut-être un jour, sera-t-elle membre de droit de l'UE ou devra-t-elle poser sa candidature ? Supposons que demain, la Flandre devienne indépendante, pose sa candidature d'adhésion à l'UE, et que la Wallonie soit considérée comme l'Etat belge. Que va faire la Belgique wallonne ? Evidemment, elle dira non à l'entrée de la Flandre dans l'UE. On est au début de bras de fer extrêmement difficile entre les Etats tels qu'ils existent, la construction européenne et certains mouvements qui vont jouer la carte de l'indépendance.