Débat à la salle Gavroche samedi 26 novembre 2016
Qu'en reste-t-il ?
Soirée débat organisée par Le Lab' de Bezons – samedi 26 novembre 2016 19h00 - Maison de Quartier Gavroche - 35 rue des Barentins
J'intervenais aux côtés de Frédérick Genevée, Président du Musée d'Histoire Vivante à Montreuil et directeur des archives nationales du Parti Communiste Français.
Avant-propos :
Je suis membre du Conseil National du Parti Socialiste. J'y siège au titre de la motion B « à gauche pour gagner ! » qui réunit les « frondeurs » et l'aile gauche du PS et qui a rassemblé 30% des suffrages à son dernier congrès ; je suis le mandataire départemental de cette motion qui a reçu le soutien de 25% des adhérents valdoisiens du PS.
Mon intervention sera forcément partielle au regard du temps imparti ; elle sera également évidemment partiale, car j'assume parfaitement d'avoir sur le sujet un point de vue politique orienté.
Nous nous attacherons ici à traiter des conditions politiques qui ont permis la création du Front populaire, les conditions politiques dans lesquelles s'est accomplie sa victoire électorale, « l'exercice du pouvoir » et enfin celle qui ont présidé à son délitement (rapide).
en fin d'article vous trouverez tableaux électoraux et panoramas des Chambres de 1924 à 1936
Introduction :
L'historiographie traditionnelle veut que le Front Populaire soit né le 12 février 1934 lorsque les manifestants socialistes et communistes ont fait converger à la stupeur des organisateurs leurs cortèges respectifs, appelant à l'unité contre le fascisme, après la manifestation des Ligues d'extrême droite du 6 février 1934 contre le gouvernement Daladier empêtré dans l'affaire politico-financière Stavisky.
S'il est vrai que des comités contre la menace fasciste se créent spontanément dès le lendemain de la manifestation d'extrême-droite, il faut introduire quelques éléments de relativisme :
l'appareil du PC ne souhaite pas à ce moment l'unité et dénonce de la même manière un régime corrompu. Les cadres du PC envoyés dans la manifestation avaient consigne de se poster devant le cortège socialiste pour convaincre les militants de rejoindre leur parti ;
il n'y a à ce moment pas réelle menace d'extrême-droite pour la IIIème République, le gros des manifestants – c'est-à-dire les Croix-de-Feu du Colonel de La Rocque – du 6 février 1934 n'ont pas traversé la Seine, contrairement à quelques centaines de militants des Camelots du Roi et de l'Action Française ;
sans minimiser l'événement et le nombre des morts, il faut comprendre cette manifestation et ses conséquences comme une instrumentalisation de la droite parlementaire pour obtenir la chute du gouvernement Daladier – ce qu'elle obtiendra...
Les facteurs de la création du Front Populaire dépassent donc largement la spontanéité militante du 12 février 1934. Ils découlent tout à la fois d'une prise de conscience des menaces fascistes à l'échelle internationale et d'une volonté de répondre à la crise économique qui frappe durement le pays après avoir mis un certain temps avant de traverser l'Atlantique.
On peut étudier donc les conditions politiques en plusieurs étapes :
le changement de stratégie du Komintern et une coalition de type nouveau au service de la mobilisation anti-fasciste ;
une coalition qui ne peut masquer de profondes divisions ;
la question du pouvoir et la dynamique du mouvement social ;
On verra ensuite quel bilan en tirer...
I- le changement de stratégie du Komintern et une coalition d'un type nouveau au service de la mobilisation anti-fasciste
C'est le PCF qui permet la création du Front Populaire. Sans changement de stratégie politique des Communistes, cette construction politique eut été impossible.
Après le ralliement des deux-tiers des adhérents socialistes à la IIIème Internationale en décembre 1920, la SFIC puis le PC a connu plusieurs phases :
une lutte entre fractions pour construire l'identité communiste française, une organisation politique d'un type nouveau, où se dénoue les quiproquos entre les nouveaux militants révolutionnaires et certains chez les plus anciens qui pensaient que les 21 conditions d'adhésion à la 3ème étaient une vaste blague... Dans la bascule instable entre les différents groupes, les scissions et les exclusions se multiplient ;
une lutte entre Trotskystes et ceux qui défendent la ligne portée par le Kremlin pour le contrôle de l'organisation ;
une reprise en main complète à partir de 1927-1928 par le Komintern lui-même dans la main de Staline depuis qu'il a définitivement écarté tous ses concurrents du Kremlin (Trotsky, puis Boukharine, puis Kamenev et Zinoviev). À partir de cette date, le PC qui va s'incarner à partir de 1930 (qui s'est repenti de ses supposées sympathies trotskystes) dans la personne de Maurice Thorez, va être un élève appliqué des consignes du Komintern.
Or, durant toute la période et plus encore à partir de la dernière phase, l'ennemi politique principal désigné est la social-démocratie et son équivalent en France : la SFIO et sa principale figure, Léon Blum. En 1929, le PC maintiendra son candidat au 2nd tour à Paris dans la circonscription de Blum dans le but avoué de le faire perdre... C'est pourquoi Blum atterrira dans l'Aude quelques mois plus tard à la demande des socialistes locaux pour revenir à la Chambre des Députés.
La stratégie du Komintern se traduit en Allemagne par l'aveuglement complet du KPD, qui conduit des grèves dans le métro de Berlin avec les syndicats nazis et refuse l'alliance avec le SPD en 1932 et 1933 pour empêcher l'arrivée d'Hitler au pouvoir : il sera le premier à en faire les frais.
Pourtant, la situation ne change pas tout de suite : la coopération militaire entre l'URSS et l'Allemagne – établie sous la République de Weimar – se poursuit jusque début 1934.
Le pacte germano-polonais du 26 janvier 1934 est la première alerte pour Staline, rendant tangible dans son esprit qu'Hitler a bel et bien pour stratégie politique d'étendre « l'espace vital » de la race aryenne vers la Russie en réduisant les « sous-hommes slaves » en esclavage. La mort d'Hindenberg et la purge des SA sont des éléments supplémentaires démontrant qu'Hitler en concentrant tous les pouvoirs devient une menace réelle.
La priorité désormais pour l'URSS et Staline sera de conclure des alliances de revers avec les Démocraties occidentales : Staline a besoin de budgets militaires croissants à l'ouest et les partis communistes qui le peuvent doivent être mis au service de cette stratégie.
Donc lorsque Maurice Thorez appelle le 26 juin 1934 les socialistes à l'unité avec le PCF se conjuguent plusieurs éléments :
une aspiration unitaire à la base face à la menace fasciste et aussi aux échecs politiques de la stratégie précédente (le PCF a perdu de nombreux électeurs entre 1928 et 1932, contrairement aux périodes précédentes) ;
une validation politique du Komintern dont la priorité géopolitique change et qui tire les enseignements de la tragédie allemande.
À Compter de ce moment et jusqu'à la fin de 1937 (si tant est qu'on puisse considérer que le Front Populaire dura jusque là), le PCF peut être considéré comme l'un des meilleurs élèves de la stratégie d'unité.
Ainsi la Victoire d'une coalition de gauche, où serait partie prenante le PC, est perçue par le Komintern et par l'URSS comme une garantie supplémentaire et un renforcement des engagements du pacte franco-soviétique conclu par le cabinet Laval le 2 mai 1935.
Le « Front Populaire », l'expression est trouvée par Eugen Fried, représentant du Komintern en France, est d'abord formé le 27 juillet 1934 par le Pacte d'unité d'action entre deux partis marxistes, la SFIO et le parti communiste, qui devient officiellement PCF à cette époque.
Le Front Populaire rassemble donc des partis politiques : SFIO et PCF, d'une part, mais aussi le Parti d'unité prolétarienne (issu de deux scissions du PC), le Parti frontiste (scission de gauche du Parti Radical), mais également la CGT (socialisante) et la CGT-U (communisante) – qui vont se réunifier en mars 1936 au congrès de Toulouse après 15 ans de scission –, le Comité de Vigilance des Intellectuels Anti-fascistes (Paul Rivet, Paul Langevin et le philosophe Alain), la Ligue des Droits de l'Homme mais également de nombreuses associations de jeunesse, paysannes et d'anciens combattants.Au-delà de la presse nationale et locale des partis socialiste et communiste le Front Populaire bénéficie également du soutien d'un journal de gauche indépendant : Le Canard Enchaîné.
Edouard Herriot, président du Part Républicain Radical et Radical-Socialiste - Paul Faure, secrétaire général de la SFIO - Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français
II- Une coalition qui ne peut masquer de profondes divisions
Malgré cette mobilisation sociale et politique sans précédent, cette coalition ne peut à elle seule créer une dynamique majoritaire. Maurice Thorez prend donc l'initiative de déborder la SFIO par la droite en appelant le 10 octobre 1934 à Nantes à « l'alliance des classes moyennes avec la classe ouvrière » et à la constitution d'un rassemblement non seulement ouvrier mais « populaire » ; clairement il appelle le Parti Radical d’Édouard Herriot à rejoindre le Front Populaire, ce qu'il refuse d'abord mais qu'il finira par accepter à l'été 1935 pour trois raisons :
la pression des « Jeunes Turcs » du Parti Radical – c'est-à-dire son aile gauche (Pierre Cot, Jean Zay, Pierre Mendès France, Jean Moulin) – qui sont en désaccord avec les alliances de droite et la politique de déflation, mais aussi d’Édouard Daladier qui veut récupérer l'espace politique qu'il a perdu au lendemain du 6 février 1934 ;
la conclusion du pacte franco-soviétique de Mai 1935, qui fait de l'URSS l'alliée de la France, permet au PCF de voter les budgets militaires (Maurice Thorez n'aura de cesse d'ailleurs de rassurer le parti radical en s'adressant à son électorat : c'est le sens de la main tendue aux artisans, aux commerçant, aux anciens combattants et même... aux catholiques) ;
le parti radical n'a plus le luxe de refuser l'alliance avec la SFIO, comme il l'a fait en 1932, les élections municipales de mai 1935 ont sanctionné un nouveau recul du parti radical sauf là où il était allié aux socialistes.
Le Part Radical adhère donc à la dynamique unitaire antifasciste, mais la nécessité de sa présence va limiter fortement la portée du programme du Front Populaire qui sera donc défensif, modéré et ambigu :
défense de la démocratie :
désarmement et dissolution des Ligues ;
publication des bilans financiers des organes de presse pour permettre au public de connaître leurs commanditaires ;
promotion des droits syndicaux et de l'école laïque ;
défense de la paix :
désarmement relatif ;
promotion de la sécurité collective ;
négociation dans le cadre de la SDN ;
nationalisation des industries d'armement ;
programme économique :
réformer la Banque de France ;
réduction de la semaine de travail sans réduction de salaire ;
plan de grands travaux d'utilité publique ;
création d'un fonds national de chômage et d'un régime de retraite pour les vieux travailleurs ;
création d'un office national des céréales.
La modération de programme s'explique par les profondes divisions du Front populaire entre ces membres, la volonté du PCF de ne surtout pas froisser le Parti Radical, et des divisions au sein même des deux piliers de la coalition [sans compter que plusieurs partis rejoignant peu à peu le Front Populaire et sa dynamique politique sont des scissions du Parti Radical (Parti frontiste ou PRS Camille-Pelletan), de la SFIO (PSdF-UJJ) ou du PCF (PUP)]...
Une lutte à mort oppose en fait Parti Radical et la SFIO. Dans les votes populaires, la SFIO dépasse depuis plusieurs scrutins le parti radical en voix.
Les socialistes ont été très déçus par le soutien au gouvernement de « Cartel des Gauches » en 1924-1925 (listes communes et soutien sans participation). Le Canard Enchaîné tire la conclusion de cette expérience à sa chute en avril 1925 : « Quelle que soit l'opinion que l'on porte sur le gouvernement de M. Herriot force est bien de reconnaître que les questions essentielles de son programme, il les a respectées... Respectées au point de ne pas vouloir même y toucher. » (toute ressemblance avec des situations politiques actuelles n'est pas purement fortuite).
La SFIO avait publié en 1932 un programme minimal baptisé « Cahiers de Huyghens » pour négocier avec le Parti Radical après coup, ce dernier avait rejeté tout ce qui est surligné en jaune :
réduction des crédits militaires ;
Nationalisation des fabrications d'armement ;
Équilibre des budgets sans réduction des crédits sociaux ;
Protection de l'épargne par un contrôle des banques ;
Contre la spéculation, création d'offices publics du blé et des engrais ;
Déchéance des compagnies de chemins de fer et création d'un réseau unique d'intérêt général ;
Création de l'assurance-chômage et de l'assurance contre les calamités agricoles, avec nationalisation des assurances privées ;
semaine de 40 heures sans réduction du salaire hebdomadaire ;
Amnistie...
Léon Blum en avait conclu une opposition de vue complète.
L'échec des négociations post-électorales de 1932 va d'ailleurs créer une crise grave dans la SFIO. Le 14 juillet 1933, le congrès de la Mutualité est le théâtre de l'offensive des « Néos », conduite par l'aile droite parlementaire (Pierre Renaudel, Barthélemy Montagnon, Adrien Marquet) et certains jeunes loups eux-mêmes parlementaires (Marcel Déat). La crise naît des frustrations gouvernementales et de la dénonciation de la pusillanimité de Blum. Mais au-delà des débats sur la politique économique – qui auraient pu être fructueux –, la violence des propos, l'appel au modèle mussolinien « Ordre-Autorité-Nation » (Marquet) pour séduire les classes moyennes et les détourner du fascisme, tend évidemment le congrès.
La scission aura lieu plus tard : en novembre 1933, le conseil national de la SFIO constate que 7 députés ont rompu la discipline en soutenant un cabinet radical/droite et les exclut. 28 députés, 7 sénateurs et 20 000 adhérents partiront en dissidence en fondant le Parti Socialiste de France – Union Jean-Jaurès.
Les élections vont mal se passer car le Parti Radical est lui-même divisé : son aile droite accepte difficilement ou pas du tout le Front Populaire. Aucun candidat radical ou presque ne fera campagne sur le « programme commun ». Très souvent, les fédérations départementales du Parti Radical susciteront des candidats radicaux indépendants, ce qui aboutira à l'absence de député de gauche dans le Doubs, le Parti Radical faisant élire contre la SFIO en accord avec la droite plusieurs candidats comme François Peugeot dans la circonscription de Montbéliard. Dans le Puy-de-Dôme, les Radicaux en feront les frais au profit de la SFIO. Dans l'Aude les radicaux tentent de faire battre Léon Blum... On pourrait prendre des exemples nombreux département par département.
Le PCF fait campagne sur le programme du Front Populaire, la SFIO fait campagne sur son programme et celui du Front Populaire...
Les résultats sont « étonnants » : la Gauche n'augmente pas en suffrages, ceux-ci ont été redistribués, avec un gain de 6 points pour le PCF, une stagnation de la SFIO, un chute pour le Parti Radical et une bonne tenue de tous les petits partis de gauche liés au Front Populaire.Les règles de désistement de 2nd tour ayant joué correctement la majorité est acquise et la SFIO devance largement le Parti Radical pour la première fois de l'histoire.
III- La question du pouvoir et la dynamique d'un mouvement social inattendu
Léon Blum a longtemps fait son possible pour écarter son parti du pouvoir, jugeant que l'unité de la SFIO n'y résisterait pas.
Il a théorisé un distinguo entre conquête et exercice du pouvoir :
conquête du pouvoir : les partis ouvriers disposent de la majorité absolue – ou le prenne à l'issue d'un épisode révolutionnaire – et de tous les leviers, ils engagent la transformation sociale et le changement du régime de la propriété ;
exercice du pouvoir : les partis ouvriers sont dans une coalition qu'ils ne dominent pas, mais en position de force, ils engagent des réformes profondes mais pas la transformation sociale.
La menace fasciste – et la crise interne à la SFIO de 1933 (éviter le pouvoir n'a pas préservé l'unité du parti) – l'amène à concevoir l'idée d'une occupation défensive du pouvoir, à laquelle la SFIO ne saurait se dérober. Dans le cadre d'une occupation défensive, on fait des compromis et on est un gestionnaire loyal du système capitaliste, on n'engage pas la transformation de la société par surprise.
Le « pari » des responsables socialistes, c'était qu'une fois de plus le Parti Radical arriverait en tête en nombre de sièges (malgré son retard de suffrages) et que la SFIO n'éviterait pas cette fois-ci la participation au gouvernement mais comme junior partner. Ce qui explique que la SFIO n'ait pas choisi de demander un programme plus offensif à partir du moment où le PCF n'y poussait pas non plus pour rassurer le parti radical. Or le discrédit du Parti Radical explique le transfert d'une partie de son électorat vers la SFIO, une partie des électeurs de la SFIO votant pour la première fois communiste rassurés par la dynamique unitaire.
Le programme de la SFIO est beaucoup clivant : nationalisations massives, congés payés, délégations ouvrières, conventions collectives, etc. plus tout ce qu'il y a dans les « Cahiers Huyghens » ; certains pensent qu'une partie des parlementaires modérés de la SFIO ont lâché la bride à l'aile gauche, convaincus que ce programme n'avait aucune chance d'être appliqué.
C'est donc totalement surpris que Léon Blum constate les résultats : 72 PCF (+62), 6 PUP (-3), 149 SFIO (+17), 110 Parti Radical (-50), 40 divers gauche (dont 29 apparentés socialistes). Il se voit contraint d'accepter le pouvoir dans des conditions très particulières. C'est ainsi qu'il faut comprendre que le soir de la victoire Bracke ait dit « Les difficultés commencent » ce qu'il retraduira de manière plus positive le 10 mai 1936 devant le conseil national de la SFIO « enfin, les difficultés commencent pour nous ».
Blum se conçoit donc dans la posture de l'occupation défensive du pouvoir. C'est ainsi qu'il faut comprendre le légalisme de Léon Blum, celui-ci refusant d'anticiper la prise de fonction du nouveau cabinet, bien que le patronat le lui ait demandé. Tout juste a-t-il accepté de recevoir pendant ce délai constitutionnel le délégué général du Comité des Forges, Lambert-Ribot, par l’intermédiaire de Paul Grunebaum-Ballin. En effet, la pratique institutionnelle de l'époque impliquait que la nouvelle Chambre et le nouveau cabinet ne se réunissent pas avant début juin alors que le 2nd tour avait lieu le 3 mai 1936.
Or le mouvement social débute le 11 mai et prend une ampleur inédite, qui rendra enfin sa dignité à la classe ouvrière aux yeux du monde.Au regard du programme de Front Populaire, le mouvement social donne à Léon Blum une force inattendue et donc une voie de passage entre l'occupation et l'exercice du pouvoir : les acquis sociaux et économiques sont donc d'abord une victoire des travailleurs en lutte et une rencontre avec un programme politique qui n'aurait jamais dû être mise en œuvre.
Front Populaire : grèves et gouvernement
IV- Quel bilan ?
Le Front Populaire n'a pas résisté à ses contradictions internes et aux soubresauts internationaux.
La priorité du Komintern est de sécuriser l'alliance française, pas les progrès sociaux. Donc le PCF va devoir tenir les deux bouts en terme de stratégie :
soutenir et amplifier la mobilisation sociale, mais sans pouvoir agir directement sur le pouvoir car Staline refuse que le PCF entre au gouvernement ce que souhaitait Maurice Thorez ;
profiter de cette situation de « ministère des foules » pour demander la fin des grèves, car il est temps notamment que les usines d'armement (nationalisées) recommencent à tourner.
La SFIO, comme s'en doutait Léon Blum, n'était pas prête à gouverner (il y aura d'ailleurs une nouvelle scission avec les amis de Marceau Pivert qui partiront créer le Parti Socialiste Ouvrier & Paysan avec le renfort d'une partie de trostkystes qui avaient rejoint la SFIO). Non pas qu'elle et ses ministres n'en aient pas les compétences ou des idées sur la forme et la conduite d'un gouvernement (Blum avait largement théorisé la question après son expérience de chef de cabinet de Marcel Sembat durant la guerre et il a initié des innovations majeures dans la machine gouvernementale), mais :
Blum n'avait pas les moyens d'aller au bout de la politique qu'il aurait sans doute voulu mener car les partis « prolétariens » n'étaient pas majoritaires, et donc Blum n'a de fait pas voulu renverser le système. Encore une fois, il y du vrai et du faux dans ce qu'on lui reproche mais Le Canard Enchaîné résume bien l'affaire :
« Léon Blum, vous êtes trop chic. Vous jouez le fair-play avec les tricheurs. Vous leur prêtez une honnêteté, une franchise, un courage dont ils sont dépourvus. Or, vous avez charge d'âmes.
Si vous ne renoncez pas à votre charmante gentillesse, si vous n'enfermez pas à double tour les 200 familles dans leur caveau, les 200 familles vous grignoteront et la vieille France deviendra quelque chose comme une nouvelle Espagne. Qui commande ? Vous avez la parole. »
Henri Jeanson, Le Canard Enchaîné – 5 août 1936Les socialistes n'étaient pas armés en terme de théorie économique pratique. Les théories de Keynes ont plus facilement franchi l'Atlantique que la Manche. Elles commencent tout juste à être mises en œuvre par Roosevelt. Il n'y a pas encore de retour d'expérience. Dans cette logique et pour satisfaire le Parti Radical, les membres du Front Populaire se sont engagés à ne pas dévaluer le Franc : c'était idiot et il fallut le faire dans le pire moment alors qu'on eut pu le faire dès juin 1936. Enfin, dégât collatéral de la crise des « Néos », la question du planisme (théorisé par le socialiste belge Henri de Man) et donc la planification démocratique n'a pas été débattue et intégrée, faisant prendre plus de 10 ans de retard aux outils disponibles pour une politique de gauche.
La première conséquence des soubresauts internationaux impliquent une rupture avec la vulgate socialiste de l'époque : la SFIO, traumatisée par la Guerre, sa participation à l'Union Sacrée et la scission de 1920 qui en découle, est pacifiste jusqu'à l'irrationnel. Elle prône le désarmement unilatéral la baisse des crédits militaires. Or Blum découvre une armée française dans un tel état de dénuement et de désorganisation (conséquences des conceptions de Pétain comme ministre de la défense) qu'il doit engager un plan quinquennal de réarmement, une relance de l'industrie militaire, une réorganisation de l'armée... il auditionnera avec intérêt le Colonel De Gaulle sur sa théorie de la guerre de mouvement. Mais par contre un de ses proches qui a le tort d'être « belliciste anti-fasciste » se verra interdire d'être ministre de la défense pour rassurer les socialistes et les radicaux ; il s'agit de Léo Lagrange dont vous connaissez le bilan comme secrétaire d’État à la jeunesse et aux sports chargé de gérer les premiers congés payés. Le pacifisme de la gauche explique également le manque de réaction face au réarmement de la Ruhr par Hitler qui est intervenu en février 1936.
Sur le terrain du pacte franco-soviétique, il faut noter un changement de posture de l'état-major français qui ne tarissait pas d'éloges sur l'Armée Rouge avant le Front Populaire et commence à contester la pertinence de cette stratégie dès l'installation du cabinet Blum : les purges staliniennes n'ont pourtant pas commencé et n'ont pas encore affecté l'état-major soviétique, ce n'est donc pas la raison de ce changement de pied. Il faut croire que l'idée d'un cabinet socialiste soutenu par les communistes refroidit les généraux et, sur le moyen terme, les conceptions militaires de Pétain vont peu à peu reprendre le dessus. Ce manque de confiance entre Occidentaux et Soviétiques explique en partie le revirement du Pacte Germano-Soviétique d'août 1939.
Au pacifisme profond de la gauche française s'additionnent l'hostilité affirmée des Radicaux et des Britanniques au soutien à la République Espagnole. Blum se sachant incapable de soutenir la République proposera la démission de son gouvernement, celui du Frente Popular lui demandera de rester malgré tout en poste, préférant un gouvernement neutre mais bienveillant à Paris que des Radicaux hostiles. Avec Vincent Auriol (ministre des finances et des douanes) et Jean-Pierre Cot (ministre de l'air, dont le directeur de cabinet est Jean Moulin), Blum organisera le passage en contrebande d'un maximum de matériel. La « non intervention » faisait un pari (insensé ?) sur le fait que Britanniques et Radicaux constateraient la perfidie de l'Allemagne et de l'Italie et comprendraient qu'il fallait agir. Malheureusement, il aura quitté le pouvoir entre temps et le soutien ouvert des fascismes à Franco n'aura jamais fait bouger Britanniques et Radicaux.
La somme de ces contradictions a conduit à la chute du gouvernement Blum. Il essuie un vote de défiance du Sénat, dominé par les Radicaux, sur les questions financières ; en soi, cela n'obligeait pas à la démission du cabinet, mais Léon Blum ne pouvait que constater qu'il n'avait plus de marges de manœuvre avec un Parti Radical redevenu ouvertement hostile et dont les principaux responsables jugeaient déjà que les concessions faites étaient excessives. Le Radical Sarraut reprend la présidence du conseil, refuse la participation des communistes que Thorez avait été autorisé à lui proposer. Les Radicaux vont gérer majoritairement les affaires courantes avec des ministres socialistes.
Dès le début 1938, après l'Anschluss, et l'échec de la formation d'un deuxième gouvernement Blum – qui voulait se donner les moyens financiers et militaires que la situation exigeaient –, les Radicaux et Daladier en tête vont retrouver leurs alliances à droite, déconstruire les acquis du Front Populaire, signer les accords de Münich...
Il est peu pertinent de dire que le Front Populaire existait encore fin 1937...
Tableau de l'évolution électorale des élections législatives de 1924 à 1936
Panoramas des Chambres des Députés de 1924 à 1936
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