20 octobre 2006
5
20
/10
/octobre
/2006
08:58
Clichy et maintenant
/http%3A%2F%2Fwww.liberation.fr%2Factualite%2Fsociete%2F_files%2Ffile_211927_48230.png)
Le «601», c'est la clef des champs. «La chose qui va vous emmener hors de chez vous», explique Djamel, comédien, grandi à la cité du Bois-du-Temple. C'est le travail de l'aube, la sortie du samedi soir. Un fourgon bondé dès six heures du matin. «Tous les jours, il y a des bagarres pour monter dedans», raconte un usager. Un tortillard qui met parfois quarante minutes pour parcourir 4 kilomètres. Certains matins, il laisse ses passagers à des centaines de mètres de la gare pour cause d'embouteillage.
Il traverse Livry-Gargan et Le Raincy presque sans ouvrir ses portes. Plus qu'un bus, c'est une navette qui dessert la gare RER. Un cordon ombilical entre Clichy-sous-Bois et le reste du monde. A l'approche du terminus, les enseignes se multiplient de part et d'autre du boulevard. Espace bronzage, assurance automobile incendie, restaurant japonais... Des immeubles haussmanniens, des pavillons coquets succèdent aux barres. L'opulence après le dénuement. Deux univers réunis par une ligne RATP.
«Quand on est dans le 601, les gens au Raincy nous regardent comme si on était des animaux», déclare Nicolas, qui il y a encore quelques mois travaillait sur les Champs-Elysées dans la restauration rapide. «Il fallait compter trois heures de transports aller et retour. Et on est à vingt bornes de Paris !»
Pas de RER, pas de Francilienne
Clichy-sous-Bois ou l'histoire d'un enclavement. «On est une banlieue proche et laissée de côté», résume Olivier Klein, premier maire adjoint (PCF). La ville, conçue dans les années 60, devait hériter d'une autoroute, la Francilienne. «Comme on était à l'époque du tout-bagnole, on n'a pas eu de transport en commun.» Pas de RER, pas de train, pas de Francilienne non plus. Sur son tracé initial reposent aujourd'hui des pelouses. «Quand une famille commence à s'en sortir, elle n'a qu'une idée, c'est quitter Clichy. Si on n'améliore pas les transports, les gens continueront à partir car c'est insupportable pour bosser», insiste cet élu.
Depuis le début de l'année, le 601, qui arrêtait son service à 21 heures, fonctionne jusqu'à 1 heure du matin. Plus besoin de marcher depuis Le Raincy ou de tenter de convaincre un taxi de s'aventurer dans une banlieue associée aux émeutes. «C'est minimum 30 euros, et quand tu dis Clichy-Montfermeil ils te répondent non», explique un jeune de la cité des Bosquets. «On s'est battus pour le 601, on a fait signer des pétitions», raconte Michel Niassy, 21 ans, militant à la JOC (la Jeunesse ouvrière chrétienne), qui prépare une licence à l'université de Villetaneuse (deux heures de trajet et 20 km de distance).
A part cette permission de minuit, rien n'a vraiment changé depuis les émeutes de l'automne 2005, déclenchées après la mort de deux adolescents de la ville électrocutés, la police à leurs trousses. «Nous, la jeunesse, on est mis en valeur. On est invité à plein de choses. Mais concrètement je ne vois pas beaucoup de choses qui ont bougé», lâche Michel Niassy. Clichy ne possède toujours pas d'agence ANPE, pas de commissariat, pas de caisse d'allocation familiale. «Pas de piscine, pas de patinoire, pas de cinéma. On avait un gymnase super beau. Il a été brûlé.»
Pas d'ANPE, pas de CAF
Michel quitte la route, franchit des grilles neuves, «cofinancées par l'Union européenne», pour rejoindre son immeuble de la fin des années 50, du béton brut hérissé de paraboles et drapé de linge propre. Ses parents, agents d'entretien originaires du Sénégal, se sont installés à «la Pama» en 1988. Comme ailleurs à Clichy, la cité s'appelle une «résidence». Elle n'en possède pas les fastes. Juste un statut, devenu un problème insoluble. «Propriété privée», peut-on lire partout dans la ville à l'entrée des grands ensembles.
«Ils parlent de rénovation. Pour l'instant, ils ont juste coupé tous les arbres et changé les clôtures», déclare Michel. Bouna Traoré, l'un des deux jeunes électrocutés, était son voisin. Un ami. «Boun repose, la Pama t'aime», dit un graffiti. Les violences ont éclaté sur l'artère principale dès l'annonce de son décès. «À la Pama, il n'y a rien eu de cassé. Les gens se connaissent bien», insiste André Vivier, du conseil syndical.
Les trois «résidences», la Pama, Stamu II et Chêne-Pointu, ont été bâties par Luigi Dante (dit Louis) Grampa. «Un Italien qui avait fait fortune dans les pâtes, selon André Vivier. Propriétaire du château près de la mairie. C'était Monsieur Clichy-sous-Bois. Après sa mort, la décrépitude de la ville a commencé.» André Vivier, ex-cadre infirmier, a acheté son appartement en 1968. «C'était la campagne. Deux pas, et on était dans les champs.» Il reconnaît qu'aujourd'hui «la Pama n'est pas très beau à regarder». Des parties communes délaissées. Des faux F3, salon-séjour, une chambre, «surpeuplés», souvent «loués jusqu'à 800 euros par des marchands de sommeil». Des bailleurs qui ne payent pas leurs charges et qu'il «faut forcer à changer les fenêtres pourries».
Hormis quelques villas, poussées sur ses marges, Clichy c'est de l'habitat collectif, sans être social. «La ville a été conçue avec l'idée de permettre une accession à la propriété pour les classes moyennes. D'où ces grandes copropriétés de 500 à 600 logements», raconte Olivier Klein. Ses parents, rapatriés d'Algérie, ont ainsi acquis un trois pièces en 1966 qu'ils ont revendu pour emménager dans un pavillon : «Cette population a été remplacée par des gens plus pauvres qui ne pouvaient pas payer à la fois le crédit et les charges.»
Assis sur une borne, cité des Bosquets, Ladj Ly, 26 ans, montre son livre de photos, 28 Millimètres, portrait d'une génération (1). Devant la caméra, des jeunes, si souvent caricaturés, contorsionnent leurs visages et disent leur point de vue sur les émeutes. «Comme on était un peu le cauchemar des Parisiens, on a organisé un concours de grimaces.» Des chimères, comme les promesses faites à l'automne dernier. «Une fois de plus, ils se sont foutus de notre gueule ! Regardez où est-ce qu'on vit. Tout est délabré. On attendait quoi ? Un petit coup de peinture, un minimum, pour dire on va faire quelque chose.»
«L'ascenseur, deux ans en panne»
Autour, ce sont des murs tagués, deux cabines téléphoniques réduites à l'état de squelettes. L'allée a été baptisée «Champs-Elysées». Des jeunes s'échangent des «alekoum salam» en se tapant dans la main. «La plupart des propriétaires se sont fait prendre leur appartement, mon père le premier», déclare Ladj Ly. Pour loger ses treize enfants, son père, un éboueur à la ville de Paris, aujourd'hui retraité, originaire du Mali, avait acheté en 1987 un F5 aux Bosquets. «Du grand standing», lui avait dit un cousin. «Avec les dettes et les 6 000 francs de charges trimestrielles, il payait deux loyers chaque mois.» Il a dû revendre dix ans plus tard. «Pour une misère, 10 000 euros. Il est maintenant locataire du même appart.»
Dans les locaux de la Mous (2), Pais Mendes Estevao étale ses quittances, les lettres de la banque, les impayés. Né en Guinée-Bissau, 56 ans, ancien tapissier, en arrêt de travail, il ne peut plus rembourser son F3 à la Forestière. «On pense toujours que la pierre est un bon investissement.» Il évoque les charges : «200 euros par mois, c'est énorme.» Et le cadre qui se dégrade. «Lorsque je suis arrivé ici, il y avait une minuterie. Maintenant, c'est allumé nuit et jour. Des squatteurs laissent l'eau couler tout le temps et il n'y a pas de compteur individuel. L'ascenseur est resté en panne pendant plus de deux ans. Une tour de 14 étages.»
«La bête dort»»
La cité a changé trois fois de syndic. Elle accuse dix millions d'euros de dettes. Les tags recouvrent les piliers des tours et les cages d'escalier. «Rapks, blazor, ekla, faro, amor Koke». Un «brigup» qui revient souvent. «Avant c'était le seizième du 93. Nickel !» se souvient Catherine Dupont, l'unique gardienne pour 500 logements. Une jeune fille vient lui signaler une fuite d'eau. «On ne sait pas d'où ça vient. Ça coule tout le temps depuis trois jours.» Les fuites ? «C'est régulier, explique la gardienne. Côté plomberie, ça fait longtemps qu'il n'y a eu aucun entretien. On répare uniquement quand ça casse.»
La Forestière doit être démolie et reconstruite dans le cadre du PRU, le projet de réhabilitation urbain. En attendant, la Mous a réinstallé des boîtes aux lettres neuves. Les enfants du quartier ont peint des fresques bigarrées dans les halls. «Une surface blanche, c'est place aux tags. A "nique ta mère", "nique mes genoux". Là, on a des traces de ballons, mais pas de mauvaises écritures», dit Catherine Dupont. Un employé dans un Formule 1, l'unique hôtel de la commune, explique qu'il ne voulait pas venir travailler ici, parce que «Clichy, ça crame».
En ces journées d'automne, aucun incident signalé à part une voiture de France 3 incendiée. Sur le «plateau», des familles se dépêchent de faire les courses avant la rupture du jeûne. «En ce moment la bête dort, il ne faut pas la réveiller», prévient Bouhout Abdelrahman, président de l'association cultuelle des musulmans de Clichy-Montfermeil et leader local de l'UMP. L'an dernier, une grenade lacrymogène tirée par les policiers était rentrée dans sa mosquée. Depuis, l'imam a consacré plusieurs prêches à la lutte contre la violence. «Les têtes se sont améliorées.»
Il est 20 heures passées. Deux jeunes descendent du 601 à la gare RER du Raincy. Ils habitent la Forestière et travaillent à la RATP. Ils touchent le Smic. Ils portent des blousons à capuche. Pour les CRS, ce sont deux portraits-robots. Ouverture des sacs, fouille au corps, pièces d'identité, appels sur le talkie-walkie. La routine. «Ça fait partie de notre quotidien, explique Mataï. Quand ils sont là, on a une chance sur deux d'être contrôlé. Ils ont été cools. D'habitude, ils te rabaissent comme si tu étais un criminel.» Pas de colère pour les trente minutes perdues. Un regret : «J'ai raté un plan avec une meuf. Elle avait son train.»
(1) 28 Millimètres, portrait d'une génération de JR et Ladj Ly. Alternative, 2006.
(2) MOUS Adsea , Maîtrise d'oeuvre urbaine et sociale de l'Association départementale pour la sauvegarde de l'enfance.