La place de l'indépendance, siège des manifestations pro-européennes et anti-Poutine depuis 3 mois, est depuis cette nuit le théâtre d'intenses combats de rue déclenchés par l'intervention violente des forces spéciales auxquelles ont répondu avec détermination les manifestants.
Il ne s'agit pas d'être naïfs et de croire que tous les manifestants présents sur Maïdan seraient d'inoffensifs bisounours - oui, parmi eux, il y a quelques groupes paramilitaires fascistes et réactionaires - mais il faut reconnaître que l'immense majorité des Ukrainiens mobilisés depuis plusieurs mois sont des citoyens de base ulcérés par la dérive autoritaire et oligarchique du régime pro-russe du président Ianoukovitch et par la reprise en main du pays depuis Moscou. Si les manifestations ont tenus aussi longtemps à Kijev, c'est parce que l'aspiration indépendantiste et européenne à gagner sur des territoires qui étaient jusqu'ici essentiellement tournés vers la Russie. La division interne du pays reste profonde mais il serait caricatural de considérer aujourd'hui que seules les habitants des régions occidentales veulent porter avec fermeté leur exigence de démocratie et d'indépendance vis-à-vis d'une Russie qui a décidé de s'éloigner chaque jour des standards humanistes et démocratiques pour célébrer un nationalisme irrédentiste, autoritaire et nostalgique à la fois de Staline et des Romanov.
Ne nous faisons pas d'illusion, il y a peu de chances que la crise se dénoue rapidement et favorablement. Au soutien déterminé que la Russie apporte à Ianoukovitch et à "la Famille" s'oppose la pusillanimité de l'Union Européenne, si bien traduite par les communiqués de presse tellement tièdes du Parti Socialiste français. La Pologne et l'Allemagne sont évidemment favorables à soutenir le peuple ukrainien, mais trop de pays européens ont décidé de s'enterrer dans une tradition neutraliste, et par ailleurs l'Union Européenne n'aura sans doute pas les moyens pour assumer une stratégie de confrontation avec la fédération de Russie.
Quant à l'UMP, on a entendu ce matin que la solution résidait pour ce parti conservateur dans une condamnation de pure forme des dirigeants ukrainiens et surtout par la reconnaissance de l'asservissement de l'Ukraine à la Russie : ce qui implique aussi de fermer les yeux sur la dictature bélarusse, sur les occupations russes de provinces géorgiennes et moldaves et d'avaliser la transformation de la Moldavie en Etat tampon mafieux.
Les Occidentaux ont décidé d'aller regarder sans grande réaction Poutine célébrer sa Russie hors du temps à Sotchi. Ces Jeux Olympiques étaient déjà une honte avant de commencer, ils seront abondamment arrosés du sang des Ukrainiens avant la fin des festivités.
Il n'y a bien que Bernard Guetta à conserver quelque optimisme, mais comme c'est la seule possibilité rationnelle de trouver un débouché positif à cette crise, cette guerre civile européenne, j'ai reproduit sa chronique matinale ci-dessous.
Frédéric FARAVEL
Parce que son histoire est intimement liée à celle de l’Ukraine et parce qu’elle ne veut pas que la Russie se rapproche de ses frontières en remettant la main sur ce pays, la Pologne est de tous les Etats membres de l’Union européenne le plus ardent défenseur de l’opposition ukrainienne. Avec la Suède et les trois Pays baltes, c’est elle qui avait le plus poussé à la conclusion d’un accord d’association entre l’Ukraine et l’Union mais que disait, hier, son Premier ministre ?
« Nous allons continuer à œuvrer à un compromis en Ukraine, déclarait Donald Tusk alors qu’on n’en était qu’à 7 morts et non pas 25 dans les rues de Kiev, car une guerre civile à petite ou grande échelle ou un conflit rampant et permanent ne serait sûrement ni dans l’intérêt de l’Ukraine ni dans celui de la sécurité et de la stabilité de la région ». Pleinement solidaire de l’opposition pro-européenne, la Pologne n’en prêche pas moins les concessions réciproques et un grand compromis car ces violences ne se sont pas produites dans un lointain pays ou même aux marges de l’Europe mais en plein cœur du continent, dans un pays plus grand que la France et que bordent l’Union européenne à l’Ouest et la Fédération de Russie à l’Est.
La Pologne a raison. L’enjeu n’est pas seulement cette malheureuse Ukraine une fois de plus déchirée, comme toujours, entre les pôles d’attraction européens. L’enjeu, c’est l’Europe, le continent Europe et, au-delà de lui, le monde car si l’engrenage de la violence n’est pas au plus vite arrêté, si l’Ukraine s’installait dans la guerre civile et qu’une ligne de front en venait à la partager, ce serait l’Union européenne et la Fédération de Russie qui se trouveraient, de fait, de part et d’autre de cette ligne.
Ce ne serait pas la guerre mais la tension en deviendrait extrême sur tout le continent. L’Union et la Fédération se retrouveraient face-à-face et tous les si fragiles espoirs de coopération entre les puissances occidentales et la Russie sur les dossiers les plus chauds du monde s’envoleraient pour faire place à des vraies batailles d’influence, en Iran comme en Syrie.
La crise ukrainienne n’est pas nationale ni même régionale. Elle est internationale. Elle est extrêmement inquiétante et, face à cet incendie, l’urgence n’est pas de vainement sanctionner les dirigeants ukrainiens mais d’immédiatement exercer, sur eux comme sur l’opposition, toutes les pressions possibles une faveur du compromis si justement prôné par la Pologne. Il faut proposer une médiation, des rencontres en terrain neutre ou l’envoi d’une mission de bons offices et, parallèlement, ouvrir des discussions, secrètes au besoin, entre l’Union européenne et la Fédération de Russie visant à faire de l’Ukraine ce qu’elle ne peut rien être d’autre – un pays neutre et un pont entre les deux piliers du continent, le laboratoire d’une coopération continentale qui est aussi économiquement indispensable que politiquement.
Il n’est pas trop tard. Comme la Pologne, les grandes fortunes ukrainiennes plaident le compromis. Le pouvoir et l’opposition se parlaient encore cette nuit. Il n’est pas déjà trop tard mais l’alerte est rouge.
Bernard Guetta