Napoléon était trop grand pour Ridley Scott. C’est bien la réflexion que je me suis faite hier soir en sortant de la séance : plus de 2h30 de film pour me demander encore ce matin quelle pouvait bien avoir été le propos du cinéaste, qui nous a habitués à beaucoup mieux.
Je ne fais pas partie des Bonapartolâtres, mais je dois bien constater que le réalisateur du « dernier duel » (son précédent film, un chef d’œuvre celui-ci) a loupé son sujet à quelques rares exceptions près.
La réponse de Scott aux critiques françaises « les Français ne s’aiment pas eux-mêmes » ne peut avoir cours ici : son Napoléon manque cruellement d’épaisseur et les Français, comme peuple, tels qu’ils sont brossés dans le film ne représentent rien d’autre que des hordes hurlantes, bien peu aimables. Malheureusement la légende impériale (totalement mensongère) ayant laissé des traces tragiques dans notre mémoire, les Français aiment Napoléon en oubliant ce qu’il était vraiment et son projet politique : nous sommes donc bien devant la mauvaise foi vexée d’un réalisateur qui a raté son sujet pour une raison terrible : il n’a pas de culture historique et ne connaît de notre pays que les clichés que les Anglo-saxons colportent sur notre histoire et nous.
Que pouvait-on attendre de quelqu’un qui explique qu’il « aime les récits historiques car [il] adore l’histoire »…? On mesure le vide du propos
Toute la première partie du film, consacrée au rapport de Napoléon à la Révolution (et sa vie durant cette période), est affligeante. Passons sur les anachronismes grossiers : il n’était pas à l’exécution de Marie-Antoinette ; il n’était pas à proximité du coup d’État de Thermidor 1794… mais surtout ce qui ressort de cette phase, c’est d’abord la haine typiquement anglo-saxonne pour la Grande Révolution : la description ridicules des supposées motivations de la condamnation de la Reine de France, la description outrancière des crimes révolutionnaires. Cela transparaît, avec l’absence de culture historique, jusque dans la mise en scène même des moments clefs : le Robespierre de Scott ressemble comme un sosie à Danton (on passera sur les conditions de son arrestation), et la carmagnole en fond musical pour la libération des emprisonnés sous la Convention est évidemment un contresens. Mais ouvrir le film sur le « Ça ira ! » de Piaf montrait déjà le choix délibéré d’enfiler les clichés.
L’insurrection royaliste de 1795 ? Une foule d’énervés pour remplacer une initiative finement préparée qui aurait pu emporter le Directoire ? On se demande comment Barras pouvait avoir si peur de ces agités (c’était le cas) pour que Tahar Rahim s’en remette à Joaquin Phenix et que ce dernier doivent utiliser les canons contre une foule désarmée. Pas même un mot sur les hésitations de Bonaparte sur son choix soupesé de soutenir les Directeurs plutôt que les insurgés royalistes – question qu’il ne se serait pas posée s’il avait fait face à une simple foule en colère. Napoléon est présenté comme ambitieux (tout juste comprend-on que cela peut être motivé par son rapport à sa matriarche corse mais le ressort est finalement peu exploité) mais il ne fait jamais de politique. Il serait porté par les autres et #RidleyScott en fait d’abord un glaive ce dont le personnage se plaint par ailleurs.
Pas d’opportunisme pour faire croire qu’il est à l’origine des consolidations administratives et étatiques du Consulat, pas d’abolition de l’esclavage sous influence raciste (alors qu’on met en avant à l’image ses officiers supérieurs noirs), pas de Sanhédrin et de législation antisémite, pas de code civil misogyne… mais pas plus de conquête de l’Italie dont on apprend l’existence au détour d’une discussion en Égypte ; c’est pourtant bien cette campagne qui fit de Bonaparte la star politico-militaire du Directoire, le recours permanent des médiocres qui faisaient appel à lui pour botter les fesses des opposants de gauche et de droite au régime. Rien sur la stratégie délibérée dès cette date de Napoléon de construire son image politique – et la légende délibérément construite depuis Sainte-Hélène avec une poignée de fidèles, on en n’entendra pas parler non plus. Les raisons qui lui évitent la dégradation après l’abandon de ses troupes en Égypte sont à peine effleurées, et il partirait donc pour une femme, Joséphine de Beauharnais (non parce qu’il avait échoué et qu’il était à deux doigts de la déroute)…
Si Joséphine a tellement d’importance, il y a une hypothèse : Scott aurait centré son film sur la relation avec Joséphine, voire il aurait souhaité faire un film sur la Beauharnais sans aller au bout de son idée. Mais là encore le propos est confus… passé le rapport sexuel frustre de Bonaparte à sa compagne, les relations torturées du couple qui devraient tant influencer le « grand homme » restent coincées entre la chambre à coucher et le salon, avec quelques scènes burlesques telle la dispute autour du repas. Donc Joséphine n’a aucune influence politique non plus, pas même sur l’esclavage, elle pourtant qui était propriétaire aristocratique à la Martinique… Les deux personnages incarnés par deux grands acteurs – Vanessa Kirby aussi lumineuse que Phenix est couvert de la poussière du sculpteur – semblent comme statufiés et au-delà du jeu physique on cherche l’interprétation.
Il y a cependant des choses réussies : le siège de Toulon, les batailles rappellent la maestria du réalisateur. La justesse de la mise en scène du coup d’État du 18 Brumaire nous interroge par ailleurs sur la raison des impasses accumulées tout au long du film, que renforcent les sauts temporels improbables que le réalisateur nous impose et qui rendent impossible toute compréhension de la période historique.
Y aura-t-il un director’s cut auquel Ridley Scott nous a habitués pour démentir toutes les méchancetés que je viens d’écrire ? Peut-être … en regardant ce Napoléon on se dit parfois qu’il lui manque deux ou trois heures, alors même que les deux heures trente actuelles finissent par être pénibles. Je crains cependant que son absence de sens politique et de culture n’invalide totalement la tentative de Scott : il n’a pas compris que Napoléon et la Révolution (le premier étant l’interprétation protofasciste de la seconde) appartenait à l’histoire moderne, celle des mouvements de fond, celle où les peuples et les masses font l’histoire, celle où la politique est reine…
Frédéric FARAVEL