Au moment où disparaît Augusto Pinochet, une photo vient aussitôt à l'esprit : celle de Salvador Allende, mitraillette à la main au palais de la Moneda, à Santiago, quelques instants avant sa mort, lors du coup d'Etat militaire du 11 septembre 1973. La dignité et l'honneur face à l'abjection et l'horreur. C'est peu dire que depuis plus de quatre décennies, Pinochet incarne la figure du salaud. Le souvenir des internés du stade de Santiago, des disparus, des tortures de l'ère Pinochet ne disparaîtra pas avec lui. Sa mort naturelle ne nous rend pas plus indulgents, suscitant seulement le regret éternel que cet homme, qui n'a jamais exprimé le moindre regret pour les crimes commis en son nom, n'ait pas été jugé. Il n'est pas passé loin de la justice à l'occasion d'un séjour à Londres en 1998, lors d'une vaine tentative du juge espagnol Baltasar Garzón de lui faire rendre des comptes. Et il serait assurément un client idéal pour la toute nouvelle Cour pénale internationale si ses crimes venaient à être commis aujourd'hui. C'est en pensant à des hommes comme Pinochet que le concept de justice internationale a progressé dans les consciences et dans les textes. Et il est permis d'espérer que Augusto Pinochet, ce qu'il a représenté, ainsi que les soutiens et les encouragements internationaux dont il a bénéficié (Henry Kissinger, qui a joué un rôle clé, mais jamais élucidé, dans cette affaire, bouge encore...), appartiennent réellement au passé. Le fait que le Chili soit aujourd'hui dirigé par Michelle Bachelet, socialiste et fille d'une victime de Pinochet, constitue de ce point de vue un symbole optimiste, et une ultime revanche sur le dictateur.
Ce fut, aussi, une blessure française. A distance, dans ce pays où les armées ne sortaient plus de ses casernes, au cœur d'une Europe protégée, l'annonce du coup d'Etat fut entendue par tout un peuple engagé les larmes aux yeux. Plus de trente ans plus tard, et quel que soit le respect qu'on devrait éprouver devant la mort d'un vieillard, la mémoire de l'événement cet autre attentat du 11 septembre empêche la compassion. Allende s'est suicidé, Pinochet est mort dans son lit. L'Histoire, décidément, se rit de la morale.
Les souvenirs remontent en foule, qui ne touchent pas seulement ceux de cette époque-là, mais toutes les générations. Le regard des militants raflés, les stades emplis d'une foule fiévreuse, les doigts brisés du chanteur de la gauche chilienne, Victor Jara, le calme d'Allende avant l'assaut de la Moneda par les soldats rebelles. Allende, ce prudent, ce démocrate ultra-légaliste, ce politique enclin au compromis qui allait mourir sans peur, les armes à la main. Et dans les rues de Santiago, les bottes bien cirées de bataillons défilant au pas de l'oie. C'étaient celles dont parlait Orwell, celles qui «écrasent un visage humain», celui du socialisme de nos rêves.
Le Chili de ces années-là est devenu un mythe européen parce qu'on noyait dans le sang une expérience parfaitement démocratique. La lumière venue de l'autre côté du monde se reflétait dans nos parages politiques. L'Unité populaire venue au pouvoir en 1971 «el pueblo unido» incarnait une volonté de rupture dans la liberté, un espoir populaire sans coercition ni police politique. Des erreurs, des imprudences économiques ? Il y en eut. Mais surtout des réformes qui donnaient le sentiment aux plus modestes qu'enfin, ils comptaient. Allende, l'homme à la moustache de Maigret et aux lunettes de Buddy Holly, symbolisait une stratégie européenne, celle qui voulait qu'on exerce un pouvoir de gauche sans toucher aux principes républicains. On accusait à l'époque l'Amérique d'avoir décrété et exécuté son arrêt de mort. Réflexe de militant : réflexe juste.
On sait aujourd'hui que Kissinger, Nixon et d'autres ont bien conspiré contre la démocratie chilienne et que si un tribunal international s'était saisi du cas, ils auraient été mis en cause. On sait aussi que ces souvenirs ne sont pas vains. A défaut d'être cité et condamné, Pinochet fut empoisonné toute la fin de sa vie. Et surtout, le Chili et l'Amérique latine ont fini par entendre le message posthume d'Allende.
Michelle Bachelet et les autres démocrates du continent voués au progrès lui ont succédé. Ils gouvernent dans la difficulté, parfois dans la déception. Mais avec eux, l'espoir de l'Unité populaire, si longtemps nié dans la violence et la réaction, est ressuscité.